Dans les débats sur l’adéquation entre éducation et économie, un paramètre essentiel est l’anticipation de l’évolution des besoins en qualifications. Si l’on suppose que le niveau général de formation requis sur le marché du travail ne cesse de s’élever, si, comme d’aucuns nous le promettaient dans les années 1970, nous évoluons vers une société où tous seront intellectuels, vers une « économie de la connaissance » comme on l’affirme volontiers aujourd’hui, alors l’adéquation école-entreprise pourrait être in fine favorable à la démocratisation de l’enseignement. Mais est-ce bien le cas ? Que nous dit la recherche scientifique dans ce domaine ?
Cet article a été initialement publié dans L’École démocratique, n°90, juin 2022 (pp. 16-19).
A en croire le discours dominant en Europe, « la demande d’emplois peu qualifiés est en baisse; les industries de demain, fondées sur la connaissance, exigent des niveaux de qualification de plus en plus élevés. Selon de récentes prévisions, le nombre de postes hautement qualifiés devrait augmenter de près de 16 millions [en 10 ans]. À l’inverse, le nombre de postes demandant un faible niveau de qualification devrait chuter d’environ 12 millions ». (CE, 2012)
De telles déclarations, fréquentes dans la bouche de responsables politiques européens, font souvent référence aux travaux du Cedefop, le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle, qui analyse l’adéquation entre l’offre et la demande de qualifications. En 2010, il affirmait dans son rapport annuel que l’Europe est « en marche vers une économie où domineront les emplois de service et les emplois à haut niveau de connaissances et de compétences (qui) réclameront surtout des personnes moyennement et hautement qualifiées » (Cedefop, 2010).
En effet, selon les données collectées par l’agence, la part de l’emploi hautement qualifié serait passée de 28,4% à 34,6% entre 2011 et 2021 et elle devrait atteindre 40,4% en 2030. Inversement, la part de l’emploi faiblement qualifié a chuté de 23,1% à 18,3% et devrait descendre à 14,7% en 2030. (Cedefop 2018-b)
Pourtant, dans un autre document récent, le Cedefop évoque également le risque d’une « polarisation croissante des emplois » : « on prévoit (…) un nombre de plus en plus important de nouveaux postes s’ouvrant au sommet et à la base de l’échelle des compétences et un nombre d’emplois de niveau moyen qui s’amenuise peu à peu. (…) Pour la période s’étendant jusqu’à 2030, une forte croissance est prévue à la base de l’échelle dans plusieurs États membres de l’UE, en particulier en Espagne, en France et au Royaume-Uni. Les structures de polarisation les plus marquées s’observeront en Allemagne, en France et aux Pays-Bas et, dans une moindre mesure, en Roumanie et en Italie. ». (Cedefop 2018-a)
N’y aurait-il pas une contradiction entre ces deux constats de l’agence européenne ? D’un côté on nous montre que l’emploi faiblement qualifié est en chute. D’un autre côté on affirme qu’une « forte croissance est prévue à la base de l’échelle des compétences ». Il faut se plonger dans les longues annexes techniques des documents du Cedefop pour trouver la réponse au problème. La première statistique, qui divise les emplois selon trois niveaux de qualifications, est basée sur le diplôme des travailleurs occupés. En d’autres mots, quand le Cedefop annonce que 34,6% des emplois sont hautement qualifiés, il faut entendre que 34,6% des emplois sont occupés par des travailleurs hautement qualifiés. Cela ne signifie pourtant pas que cet emploi ne pourrait pas être attribué à un travailleur moins qualifié. En d’autres mots, il pourrait y avoir sur-qualification du travailleur qualifié par rapport à son emploi.
L’autre classification, celle qui met en évidence une polarisation de l’emploi, est basée sur les catégories professionnelles codifiées dans le système ISCO. Celles-ci dépendent étroitement de la nature du travail à effectuer et pourraient donc refléter plus exactement les besoins objectifs en formations. Le Cedefop distingue quatre grandes catégories :
- les occupations non-manuelles hautement qualifiées (hauts fonctionnaires, notables, cadres, ingénieurs…) = ISCO 1-3
- les occupations non manuelles moyennement qualifiées (comptables, services…) = ISCO 4-5
- les occupations manuelles moyennement qualifiées (ouvriers qualifiés, conducteurs d’engins, artisans, agriculteurs…) = ISCO 6-8
- les occupations élémentaires = ISCO 9
Cette dernière catégorie (ISCO 9) comporte notamment les vendeurs ambulants et autres travailleurs des petits métiers des rues et assimilés, les aides de ménage, les manœuvres des mines, du bâtiment et des travaux publics, des industries manufacturières et des transports, les manœuvres de l’agriculture, de la pêche et de la sylviculture, les éboueurs et autres travailleurs non qualifiés, les assistants de fabrication de l’alimentation.
Entre 2011 et 2021, le volume de ces emplois s’est accru de 10,7 %. Et le Cedefop prévoit une croissance totale de 19% sur la période 2011-2030. On observe des taux de croissance similaires dans certaines occupations des catégories ISCO 5 (vendeurs, caissiers, concierges, serveurs, agents d’accompagnement, gardiennage…) qui ne réclament guère de qualifications mais seulement une courte formation « sur le tas ». Comment expliquer cette croissance des « petits boulots », alors que l’embauche de travailleurs non qualifiés est en baisse ?
Le graphique 1, produit par le Cedefop, apporte une réponse à cette question. Il indique, pour la période 2000-2010, la variation de l’emploi en Europe dans les quatre grandes catégories de professions et selon les trois grands niveaux de qualification. Et on observe que dans les professions élémentaires, l’embauche de personnel faiblement qualifié chute de 1 million, alors que le recrutement de travailleurs semi-qualifiés grimpe de 2,3 millions d’unités et celui des hautement qualifiés de 0,8 million. Dans les autres catégories professionnelles aussi, on note un glissement vers l’embauche de travailleurs plus hautement qualifiés, au détriment des peu qualifiés.
Graphique 1. Evolution de l’emploi par catégorie et niveau de qualification, entre 2000 et 2010
Il est possible que, dans certaines professions, cette évolution résulte en partie de mutations dans la nature des tâches ou de glissements à l’intérieur de chaque catégorie. Mais cela ne peut guère être le cas pour les professions élémentaires. Il faut donc envisager une réponse plus simple : en raison de la forte concurrence à l’embauche, de plus en plus de travailleurs hautement ou moyennement qualifiés semblent accepter de se faire embaucher dans des emplois élémentaires ou des emplois de service qui, objectivement, ne réclament absolument pas leur qualification.
Le Cedefop reconnaît ce phénomène : « Les hausses observées peuvent exagérer l’augmentation de la demande pour certaines catégories de qualifications supérieures. Souvent, cela se produit non pas parce que l’emploi requiert strictement ce niveau de qualification, mais simplement parce que des personnes plus qualifiées postulent pour l’emploi. Les personnes qualifiées à un niveau supérieur peuvent obtenir des emplois de préférence à des personnes moins bien qualifiées, même si l’emploi ne requiert pas strictement ces qualifications supérieures. Cela peut donner une impression trompeuse de la pression de la demande. » (Cedefop 2018-b).
Dans un de ses derniers rapports l’agence européenne souligne non seulement que, dans les années à venir, « l’offre de compétences augmentera plus vite que la demande ». Elle note par ailleurs que cela pourrait bientôt constituer un sérieux problème : « L’emploi de travailleurs hautement qualifiés à des postes nécessitant des qualifications moyennes est susceptible d’augmenter la productivité globale à court terme, mais peut entraîner une déqualification et une obsolescence des compétences et, en conséquence, une réduction de la satisfaction au travail et une perte de productivité. » (Cedefop 2018-a)
On commence donc à percevoir la faiblesse des catégorisations utilisées pour mesurer la polarisation du marché du travail. L’utilisation du niveau de qualification des travailleurs embauchés camoufle le phénomène de sur-qualification et sous-estime donc la polarisation. Mais les catégories professionnelles du classement international ISCO sont des regroupements souvent hétéroclites : ainsi le code ISCO 51, qui fait partie des « professions non manuelles moyennement qualifiées », comprend aussi bien des serveurs, gardiens et concierges (qui ne requièrent souvent guère de qualification), des coiffeurs (que l’on préfère savoir qualifiés) et des « agents d’accompagnement » pour le transport et le tourisme (ce qui peut aller du type qui compte les passagers du bus au moment de quitter la Pyramide du Caire, jusqu’au professeur d’université qui éclaire les voyageurs sur le sens des hiéroglyphes…) ou encore des « cuisiniers » aussi disparates dans leurs formations que dans la qualité de ce qu’ils mijotent.
Pour tenter de mesurer plus objectivement l’évolution la polarisation du marché du travail, des chercheurs ont suivi une autre voie: ils utilisent le salaire moyen comme critère du niveau de qualification requis dans une profession donnée. Le premier avantage c’est qu’on évite le biais de la surqualification (un philosophe embauché comme serveur au bar d’un TGV sera payé comme les autres employés de Wagons Lits). Le deuxième avantage, c’est qu’on dispose alors d’une échelle numérique, qui peut plus facilement faire l’objet d’analyses statistiques que les catégories « discrètes » (qualification ou code ISCO) maniées par le Cedefop. Dans cette optique, on doit signaler en particulier les travaux de Maarten Goos, Alan Manning et Anna Salomons. (Goos et.al, 2014). Ceux-ci ont exploré les données de l’Enquête européenne sur les forces de travail pour 16 pays sur la période 1993-2010., ils distinguent trois catégories : les professions les moins payées, les professions intermédiaires et les professions les mieux payées. Le graphique 2 indique l’évolution de la part de chacun des trois groupes dans l’emploi total. Comme on le voit, on observe presque partout une forte augmentation des emplois dans la catégorie supérieure, une augmentation moins importante, mais très nette, dans la catégorie inférieure et une forte baisse dans la catégorie intermédiaire.
Graphique 2. Evolution de l’emploi par catégorie salariale, entre 1993 et 2010
En Belgique, par exemple, la part des emplois les mieux payés passe de 34 à 43%, soit une augmentation de 9 points. La part des emplois intermédiaires passe de 51,6 à 41,2%, soit une basse de plus de 10 points. Et les emplois à bas salaires passent de 17,5% à 20,5%, une augmentation de 3 points. En France, avec une chute de 8 points, l’emploi intermédiaire passe de 47 % à 39 % de l’emploi total entre 1993 et 2010, alors que les deux groupes extrêmes augmentent chacun d’environ 4 points.
Grâce aux travaux de David Autor, Frank Levy et Richard Murnane, on sait désormais que l’un des principaux facteurs explicatifs de cette polarisation de l’emploi réside dans l’informatisation (Autor et all., 2003). Dans un ouvrage récent, le chercheur français Grégory Verdugo (Verdugo 2017) résume leurs thèses. Je le citerai longuement :
« Les ordinateurs sont très efficaces pour traiter de manière habituelle l’information. Un ordinateur peut établir des feuilles de paie, stocker et retrouver des données relatives aux employés, suggérer des achats lorsque l’on navigue sur Internet ou encore distribuer de l’argent. Cela a permis aux ordinateurs de remplacer le travail humain élémentaire et répétitif qui caractérisait de nombreux emplois intermédiaires. Les employés de bureau, les opérateurs ou les employés de production, qui effectuaient de telles tâches auparavant, ont été les plus touchés par l’informatisation. »
Voilà pour la baisse de l’emploi intermédiaire. Quant à la hausse des emplois faiblement qualifiés :
« Les ordinateurs ne peuvent cependant pas tout faire (du moins pour l’instant). Ils ont des capacités limitées à mener à bien les tâches qu’il est difficile de décomposer en actions élémentaires. (…) Tout d’abord, celles dites « manuelles non routinières » qui consistent à répéter des actions manuelles, éventuellement simples, mais dans des contextes qui réclament de la flexibilité, des capacités de reconnaissance visuelle ou des interactions interpersonnelles que les ordinateurs sont encore impuissants à effectuer. De telles tâches sont fréquentes dans le secteur des services non qualifiés : c’est par exemple le cas d’un serveur dans la restauration, d’un employé d’une entreprise de nettoyage ou d’aides-soignants. Ces emplois manuels ne requièrent pas un niveau élevé d’études et ils sont faiblement rémunérés. »
Enfin pour les emplois les mieux rémunérés et hautement qualifiés :
« Les ordinateurs sont encore impuissants à accomplir un second type de tâches, celles qui mobilisent des capacités cognitives avancées et qui consistent à résoudre des problèmes complexes en faisant preuve de créativité. Ces tâches sont qualifiées d’« abstraites » (parfois aussi de « cognitives non routinières »). Les problèmes à traiter dans les tâches abstraites ne peuvent être anticipés ou décomposés en une série d’actes élémentaires. Ces tâches ne peuvent donc pas être facilement programmées sur des ordinateurs. Elles caractérisent les emplois qui requièrent de l’intuition, de la persuasion, de la capacité analytique et un haut niveau d’expertise. Ce sont, par exemple, les emplois d’analyste financier, de statisticien, de programmeur, de juriste, d’ingénieur, d’employé dans la recherche et le design par exemple. »
Etant donné cette polarisation de l’emploi, on pourrait se demander à quoi rime le discours récurrent des autorités, notamment européennes, affirmant qu’il faut « élever le niveau des compétences » de la main d’œuvre.
En fait tout dépend de ce qu’on entend par « élever le niveau ». Comme on l’a vu, la croissance des emplois les moins bien rémunérés se situe essentiellement dans le secteur tertiaire. Ces emplois, bien que réputés peu ou non qualifiés, font néanmoins appel à une kyrielle de « compétences de base » : des capacités de communication avec les clients, un peu de maîtrise d’une ou deux secondes langues en raison de la mondialisation, quelques compétences élémentaires en science, math et technologie, une bonne « alphabétisation numérique », etc. L’insistance de l’OCDE, de l’Union européenne et des grands « Think Tank » du capitalisme à placer ces « compétences de base » au cœur de la formation commune de 6 à 15 ans s’explique facilement : si tous les travailleurs disposent de ces compétences, il n’est pas nécessaire de les rémunérer. Ainsi ces emplois continueront d’être des emplois « peu qualifiés » donc peu payés.
Le discours insistant sur la nécessité d’élever le niveau de formation des travailleurs doit aussi assurer que l’offre en main-d’œuvre qualifiée reste toujours nettement supérieure à la demande, afin d’éviter une hausse des salaires dans les emplois hautement qualifiés puisque ceux-ci aussi vont voir leur nombre augmenter. Et c’est bien ce qui se passe puisque « les prévisions du Cedefop en matière de compétences suggèrent que cette tendance (à l’excédent de main-d’œuvre qualifiée) gagnera encore en dynamisme, augmentant le réservoir de travailleurs parmi lesquels puiser pour répondre aux besoins futurs. » (Cedefop 2018-a)
Au final, il semble bien que la persistance d’importantes inégalités dans nos systèmes éducatifs et une tendance à l’appauvrissement de la formation commune ne soient pas des dysfonctionnements de l’École, mais la forme même de son adéquation avec l’évolution du marché du travail telle qu’elle résulte de la mise en œuvre capitaliste des technologies de l’information et de la communication.
Références
Amossé, T., et Chardon, O. (2006). Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? Économie et Statistique – INSEE.
Autor, D.H., Levy, F., et Murnane, R.J. (2003). The Skill Content of Recent Technological Change: An Empirical Exploration. The Quarterly Journal of Economics 118, 1279–1333. https://doi.org/10.1162/003355303322552801.
Cedefop (2010). Skills supply and demand in Europe: medium-term forecast up to 2020.
Cedefop (2012). Skills supply and demand in Europe: methodological framework. (LU: Publications Office).
Cedefop. (2018-a). Moins dans les muscles, plus dans la tête pour les travailleurs de demain: les nouvelles prévisions du Cedefop en matière de compétences révèlent des tendances et des défis parallèles et contradictoires. (LU: Publications Office).
Cedefop (2018-b). Skills forecast: trends and challenges to 2030 (Luxembourg: Publications Office of the European Union).
Chardon, O (2011). Les transformations de l’emploi non qualifié depuis vingt ans. INSEE-Première.
Commission Européenne (2012). Rapport conjoint 2012 du Conseil et de la Commission sur la mise en œuvre du cadre stratégique pour la coopération européenne dans le domaine de l’éducation et de la formation («Éducation et formation 2020»).
Gadrey, J. (2008). L’évolution de l’emploi et des métiers. Alternatives Economiques Hors série.
Goos, M., Manning, A., et Salomons, A. (2014). Explaining Job Polarization: Routine-Biased Technological Change and Offshoring. American Economic Review 104, 2509–2526. https://doi.org/10.1257/aer.104.8.2509.
Jaimovich, N., et Siu, H.E. (2020). Job Polarization and Jobless Recoveries. The Review of Economics and Statistics 102, 129–147. https://doi.org/10.1162/rest_a_00875.
Marchand, O., et Thélot, C. (1991). Deux siècles de travail en France : population active et structure sociale, durée et productivité du travail.
Verdugo, G. (2017). Les nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l’emploi se polarise (Paris: Presses de Sciences Po).
Verdugo, G., et Allègre, G. (2020). Labour force participation and job polarization: Evidence from Europe during the Great Recession. Labour Economics 66, 101881. https://doi.org/10.1016/j.labeco.2020.101881.