Le capitalisme fait-il monter le niveau ?

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Peut-on dire que le développement de la production capitaliste ait engendré une demande croissante de formation des travailleurs et des consommateurs, qui expliquerait à son tour une scolarisation de plus en plus poussée ? Si tel devait être le cas, la tendance « naturelle » de notre société irait dans le sens d’une élévation régulière du « niveau » de l’enseignement. Et une éventuelle baisse de ce niveau ne pourrait dès lors être qu’accidentelle et temporaire. Dans le cas contraire, quel est alors — et quel fut — l’impact des mutations technologiques et économiques sur l’enseignement ?

Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°92, décembre 2022, pp. 18-21

Sur la question de la baisse réelle ou présumée du « niveau » de l’enseignement, trois discours simplistes tendent généralement à s’affronter.

Le premier d’entre eux consiste à considérer qu’une baisse du niveau est inéluctable dès lors que l’accès aux études se « massifie » ou que l’on s’éloigne d’une « saine sélection » méritocratique. Ainsi Françoise Bonardel, professeure de philosophie à la Sorbonne, écrit-elle : « l’arrivée massive d’enfants en perte de repères culturels a conduit à maintenir la paix sociale en abaissant progressivement le niveau jusqu’alors exigible, au détriment des plus motivés et talentueux d’entre eux » (Causeur, 3 octobre 2019). Cette thèse-là n’est pas seulement simpliste, elle est franchement réactionnaire. En effet, étant donné que les écarts de résultats scolaires, tels que mesurés par la performance aux tests ou par l’orientation et le parcours scolaire, sont étroitement liés à l’origine sociale des élèves, ce discours revient à « naturaliser » l’inégalité sociale devant l’école. Il consiste in fine à affirmer qu’il est vain de vouloir instruire les pauvres puisqu’ils sont « naturellement » incapables de s’élever au niveau intellectuel des riches.

Le second discours prône au contraire que la progressive prolongation de la durée de la scolarité, l’accès de plus en plus large aux études secondaires puis supérieures, résultat de politiques émancipatrices délibérées, conduirait « naturellement » vers une élévation constante du niveau d’éducation de la population. Dans cette vision de l’histoire, le progrès de la pensée et le progrès démocratique des institutions seraient en quelque sorte « inscrits dans les étoiles ». Tout comme il y a des lois de la nature, il y aurait une sorte de « loi de l’éducation » faisant du développement constant de l’instruction et de la formation une trajectoire incontournable, qui ne nécessiterait pas d’autre cause qu’elle-même. Les tenants de cette thèse se plaisent à rappeler que le discours sur « la baisse du niveau » serait aussi vieux que l’école elle-même.

Idéalisme et matérialisme

Il s’agit là de deux conceptions du monde que l’on pourrait qualifier d’idéalistes. Elles se fondent sur des préjugés idéologiques — réactionnaire et pessimiste dans le premier cas, progressiste et optimiste dans le second cas — et non sur une analyse scientifique des causes et des mécanismes à l’oeuvre derrière les avancées ou les reflux des niveaux d’éducation. Leurs rapports respectifs à la pédagogie sont diamétralement opposés, mais simplistes : le premier discours affirme que toute tentative des pédagogues pour démocratiser l’enseignement ne peut conduire qu’à un nivellement par le bas ; le second avance au contraire qu’il suffit de mettre en oeuvre une pédagogie adéquate pour que la conviction « tous capables » se transforme en « excellence pour tous ».

Au contraire, une approche scientifique de la question du « niveau » doit, selon moi, être matérialiste, au sens philosophique, épistémologique du terme. Il ne s’agit évidemment pas seulement de prendre en compte les conditions matérielles d’organisation de l’enseignement (bâtiments, encadrement, instruments…), mais d’aller fouiller dans la réalité matérielle profonde de la société où s’inscrit l’École : la façon dont ses membres s’organisent pour produire et partager les biens et services qui leur permettent de survivre ou de jouir de la vie. En d’autres mots, pour comprendre l’évolution de l’école — ou de quelque autre aspect de nos sociétés, d’ailleurs — on ne peut faire l’économie d’étudier… l’économie.

Cependant, une vision matérialiste n’est pas forcément dénuée de simplisme. Il existe ainsi une version matérialiste de la croyance aveugle en l’inéluctable progrès de l’éducation. Elle affirme que l’évolution technique s’accompagnerait nécessairement d’une élévation constante des niveaux de formation et d’éducation requis dans le chef des travailleurs, des consommateurs et des citoyens. Ce discours est particulièrement en vogue, aujourd’hui, dans les milieux de l’économie dominante et chez ceux qui en défendent les intérêts : OCDE, Commission européenne, Banque mondiale… Son matérialisme apparent dans le domaine de l’enseignement cache en réalité un idéalisme radical dans le domaine socio-économique : la croyance aveugle dans le fait que le capitalisme et le libéralisme conduisent nécessairement vers le progrès. Ainsi l’OCDE souligne-t-elle régulièrement la corrélation entre niveau d’éducation et croissance, en soulignant que « la causalité joue dans les deux sens » (OCDE, Regards sur l’éducation 2006).

À ces visions simplistes, nous voulons opposer ici une analyse fondée sur l’approche du matérialisme historique cher à Marx. En gros, cette approche dit ceci :

ce sont fondamentalement, en dernière analyse, les mutations des rapports techniques et sociaux de production et d’échange, eux-mêmes inséparables de l’évolution des moyens de production, donc des sciences et des techniques, qui permettent de comprendre les changements au niveau des formes politiques, juridiques et étatiques des sociétés, en ce compris l’institution scolaire.

Voyons donc, à la lumière de cette approche, si les évolutions du capitalisme induisent nécessairement et automatiquement une élévation du niveau d’éducation de la population. À première vue on pourrait le penser. Dès le début du 19e siècle, le développement du machinisme et de la fabrique s’accompagnent d’une croissance de la scolarisation primaire chez les enfants du peuple. À la fin du 19e et au début du 20e siècle, l’extension de l’obligation scolaire dans les capitalismes avancés est contemporaine de l’émergence des grandes concentrations industrielles. Ensuite, tout au long du 20e siècle, le développement d’industries de plus en plus variées et ensuite la tertiarisation conduisent à une croissance rapide, puis à une généralisation de la participation à l’enseignement secondaire. Et depuis quelques décennies, les représentants du grand capital répètent ad nauseam leur plaidoyer en faveur d’une « élévation des compétences » pour favoriser une « économie de la connaissance ».

En apparence nous pourrions donc renvoyer dos à dos « pédagos » et « anti-pédagos » en leur disant : la pédagogie ne fait rien à l’affaire, laissez agir le Capital et l’enseignement fleurira ! Cependant, à y regarder de plus près, les choses apparaissent un peu plus compliquées.

Besoin d’ignorance

Revenons au début du 19e siècle, au moment où se répandent les techniques de production qui vont donner naissance à la Révolution industrielle. À vrai dire, le développement observé de l’instruction primaire semble pour le moins étrange dans ce contexte. En effet, le passage de l’atelier et de la manufacture à la fabrique et à la machine, loin de réclamer une main-d’oeuvre plus instruite ou plus formée, permet au contraire de remplacer l’ouvrier qualifié, formé lors d’un long apprentissage, par un ouvrier d’un type nouveau, qui n’a besoin d’aucune connaissance du processus de production, pas même d’une expérience pratique. Il lui faut juste la capacité de se soumettre, des heures durant, au rythme lancinant imposé par la machine. Il lui faut la capacité, non de réfléchir, mais au contraire de vider son cerveau, de se plonger dans l’état d’abrutissement intellectuel qu’exigent les nouveaux rapports techniques de production.

Mais alors, comment comprendre l’essor de la scolarisation primaire des classes populaires ?

Il se trouve que la Révolution industrielle a aussi pour effet de provoquer un exode rural. Celui-ci vient précisément alimenter la fabrique en main d’oeuvre non qualifiée, corvéable à souhait. Mais qu’on ne s’y trompe pas, avant de quitter leur campagne, ces travailleurs-là étaient loin d’être les ignorants qu’imaginent les bourgeois. Élevés dans de grandes familles rurales, où se côtoyaient souvent trois générations, leurs enfants ne savaient peut-être pas souvent lire. Mais ils savaient calculer assez pour vendre et acheter au marché, ils apprenaient à cuisiner, à aiguiser des outils, à réparer une toiture ou un muret, à tailler un sarment de vigne, à labourer et à semer, à soigner les bêtes, à élever les plus jeunes enfants et, enfin, ils étaient éduqués dans le soin et l’ardeur au travail, dans le respect des aînés et de valeurs ancestrales.

Dans les centres urbains, un autre lieu de formation et d’éducation périclite au même moment où disparaît la grande famille rurale : l’apprentissage, rendu obsolète par la déqualification du travail ouvrier. À quoi bon passer des années à apprendre encore le métier d’imprimeur — lire, écrire sans faute, maîtriser la typographie,… — quand la machine à imprimer réclame surtout de petites mains capables de remplacer rapidement une feuille papier par la feuille suivante, sans perdre le rythme ?

Mais en détruisant la grande famille rurale et l’apprentissage, le capitalisme industriel n’a pas seulement détruit des lieux de formation — il n‘en a cure — mais aussi des lieux d’éducation et de socialisation. Tout comme l’enfant de paysans, l’apprenti était élevé dans une famille qui lui inculquait des règles de vie, de discipline, de morale, d’obéissance… Et c’est là que le bât blesse. Si le patron de fabrique n’a pas besoin d’ouvriers instruits, il lui faut en revanche des ouvriers obéissants et disciplinés, des ouvriers qui arrivent à l’heure au travail et subissent sans broncher 12 ou 14 heures d’affilée d’un labeur abrutissant. « Education is the best branch of social police », estime l’écrivain britannique John Wade en 1835. Voilà pourquoi la bourgeoisie de la Révolution industrielle a eu besoin d’envoyer les enfants du peuple à l’école et voilà aussi pourquoi la première chose qu’on y apprenait c’était le respect du maître. Et ensuite : lire, écrire (un peu), calculer, connaître les poids et mesures, respecter la religion, il n’en faut guère plus pour vivre et travailler au bas de l’échelle sociale en ce début du 19e siècle.

Appareil idéologique

Pourtant, à la fin de ce même siècle, les pays capitalistes les plus avancés voient soudain leurs cursus scolaires primaires étoffés de deux disciplines nouvelles : la géographie et l’histoire. Le mouvement est quasi-simultané, en France et en Allemagne, après la guerre franco-prussienne de 1870, en Angleterre, au moment où elle atteint le sommet de sa puissance impériale, aux USA, au lendemain de la guerre civile, en Belgique, quand son roi se mue en puissance coloniale… Pourquoi ? La déqualification du travail ouvrier n’a jamais été aussi forte et l’on imagine mal en quoi la connaissance d’un peu d’histoire et de géographie augmenterait la productivité du travail ouvrier dans la sidérurgie ou la chimie.

C’est pourtant bien là, dans les nouveaux processus de fabrication de l’acier et des produits synthétiques, que réside une part importante de l’explication. Les procédés Bessemer en sidérurgie, Solvay dans l’industrie chimique, exigent des unités de production de très grande taille. Ces formidables conglomérats industriels entraînent une tout aussi formidable concentration de la classe ouvrière qui, à son tour, favorise son organisation en partis et syndicats et la diffusion de programmes de revendications sociales et politiques. Ces grands conglomérats industriels, il faut également en assurer l’approvisionnement en matières premières ainsi que les débouchés. La concurrence entre puissances impérialistes et donc les menaces de conflits s’en trouvent exacerbés, d’autant que parmi les principaux débouchés de la sidérurgie on trouve précisément l’armement et la construction navale.

Menaces de révolutions ouvrières en interne, menaces de guerres impérialistes à l’extérieur, tels sont les produits dérivés de la sidérurgie, de la chimie et de tous les nouveaux moyens de production qui favorisent la concentration industrielle et financière. Et c’est pour répondre à cette double menace, pour inculquer l’amour de la patrie et de ses institutions, que l’on encourage désormais l’enseignement de l’histoire et de la géographie. Pour Michel Bréal, l’un de sprincipaux inspirateurs de Jules Ferry, l’instruction devient «la principale condition de force et de sécurité pour un pays» (Bréal M., Quelques mots sur l’instruction publique en France, Hachette et Cie, 1872)

L’école du peuple devient ainsi un appareil idéologique d’État, bientôt obligatoire dans la plupart des pays, souvent organisé par les pouvoirs publics. Mais l’opération n’est pas sans danger pour le système. Aussi orientée idéologiquement que soit cette formation « humaine », elle apporte inévitablement aux classes exploitées des connaissances qui pourraient, potentiellement, alimenter leur conscience et leur compréhension du monde. Des voix s’élevèrent d’ailleurs, au sein de la bourgeoisie, pour demander qu’on n’en fasse pas trop et qu’on évite d’encourager, par une formation générale trop poussée, des attentes sociales ou politiques excessives.

Massification et sélection

Durant la première moitié du 20e siècle, il est indéniable que l’essor de technologies comme l’électricité et la mécanique de précision a un impact direct et indirect (via la tertiarisation) sur la demande main-d’oeuvre qualifiée. Mais cet impact a deux facettes. D’une part, la diffusion massive de ces technologies crée des emplois d’électriciens et de mécaniciens qualifiés. Mais d’un autre côté, leur incorporation dans la production industrielle permet d’aller encore plus loin dans la fabrication à la chaîne, ainsi qu’en témoigne l’essor du « fordisme ». Il va donc falloir effectuer un tri parmi les enfants des classes populaires afin de choisir ceux qui jouiront d’une modeste ascension sociale en accédant aux emplois qualifiés. L’école primaire devient ainsi un instrument de sélection méritocratique.

Plus tard, après la Deuxième guerre mondiale, dans un contexte de forte croissance de l’emploi, la demande en qualifications augmente et se diversifie. L’enseignement secondaire doit désormais s’ouvrir à tous. Mais dans le même temps il est invité à diversifier et à hiérarchiser son offre, avec des filières généralistes élitistes, où se concentrent les élites sociales, et des filières qualifiantes spécialisées, où sont relégués la majorité des enfants du peuple.

On peut donc dire que le capitalisme du 20e siècle a très clairement provoqué une scolarité plus longue pour tous ainsi qu’une massification de l’accès à l’enseignement secondaire. Mais dans le même temps il a engendré une école (et un enseignement supérieur) à plusieurs vitesses. Or, il s’agit assurément d’une diversification vers le bas. En 1950, un diplôme de fin d’enseignement secondaire avait une signification sociale et cognitive relativement claire et assez élevée. En 1990 ce diplôme recouvre une grande variété de certifications, très inégales en termes de promesses d’appartenance sociale comme en termes de niveaux de savoirs. Bref, s’il est vrai que le niveau de scolarisation s’est élevé pour tous, les niveaux d’ambition de cette école sont souvent moins hauts qu’ils ne l’étaient jadis.

L’École à l’ère numérique

Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment l’évolution actuelle des moyens de production influence-t-elle ou entre-t-elle en contradiction avec l’organisation et les missions que se donne le système éducatif ?

L’élément technologique majeur est assurément le développement des moyens numériques de collecte, de communication, de stockage et de traitement automatisé de l’information. Celui-ci a deux impacts majeurs sur les rapports de production et, par la suite, sur l’enseignement.

Premièrement, les emplois remplacés par des ordinateurs ou des machines commandées par ordinateurs sont ceux qui font appel à des connaissances ou des savoir-faire pouvant être formalisés dans des algorithmes. Il s’agit le plus souvent d’emplois à niveaux de qualification intermédiaire. Alors que les emplois très hautement qualifiés et les emplois de service à faible niveau de qualification (qui requièrent souvent une présence humaine) sont relativement moins touchés par la concurrence du numérique. Cela conduit à une polarisation des niveaux de formation attendus sur le marché du travail ainsi qu’à une sur-qualification croissante des travailleurs dans les emplois qui, normalement, ne nécessiteraient que peu de formation. Ceci n’est guère propice à la poursuite d’une politique, forcément coûteuse, de démocratisation de l’enseignement. Ainsi, pour l’OCDE, « les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin » (OCDE, 2001)

Deuxièmement, les rapides évolutions technologiques, notamment dans le domaine numérique, ont engendré une accélération des mutations dans les marchés porteurs et dans les techniques de production. Ajoutez cela à l’instabilité économique générale et vous comprendrez que la demande en qualifications est devenue particulièrement imprévisible. Dans ce contexte, les savoirs et savoir-faire mis en oeuvre dans la production capitaliste s’avèrent rapidement obsolètes.. Ce qui compte, davantage que la connaissance, c’est la flexibilité. Qui plus est, les technologies de la communication permettent désormais d’accéder instantanément à la connaissance. C’est tout cela qui explique l’émergence d’une sorte de mépris du savoir, en particulier de la connaissance factuelle. L’important, désormais, est d’être capable de rechercher et de mobiliser rapidement des connaissances nouvelles, face à des tâches nouvelles. Tel est le concept moderne de « compétence » : le savoir n’y importe plus par lui-même, ni par sa valeur explicative, ni par sa cohérence conceptuelle, mais uniquement par son efficacité instrumentale dans des situations inédites. Pour Andreas Schleicher, patron des études PISA à l’OCDE, « le rythme du changement dans la société moderne réclame (…) moins de faits et plus de compétences pour appliquer les connaissances dans des situations inédites ». Cette vision productiviste des connaissances a favorisé le développement d’une puissante idéologie anti-savoirs. Ainsi observe-t-on que des doctrines philosophiques « relativistes », qui nient la valeur de la connaissance, commencent à polluer le discours de certains pédagogues et psychologues.

Synthèse et conclusion

Les porte-voix des fractions les plus modernistes, les plus en pointe, du Capital, favorisent donc aujourd’hui une évolution de l’enseignement que l’on peut résumer comme suit :

  • abandon des rêves coûteux d’un accès universel à une formation générale de haut niveau, rêves qui avaient utilement accompagné la nécessaire massification scolaire du 20e siècle, au profit d’une vision plus pragmatique de la « démocratisation scolaire » : tous employables !
  • moins de connaissances factuelles, moins de théories compliquées, mais davantage d’attention à l’exercice des compétences, c’est-à-dire à la recherche et la mobilisation autonomes de connaissances nouvelles;
  • durant les années de « tronc commun », l’école doit s’atteler avant tout à développer les « compétences de base », c’est-à-dire celles dont tout le monde aura besoin, y compris ceux qui occuperont les emplois à faible demande en qualifications (afin de ne pas devoir recourir à une sur-qualification coûteuse);
  • l’école numérique, en particulier l’apprentissage à distance, répond fort bien aux objectifs précédents : réduire les coûts et les ambitions démocratiques ; centrer l’activité en classe sur l’usage d’un savoir que l’on aura « recherché » et « découvert » sur internet, à la maison ; exercer la compétence « numérique », l’une des plus importantes compétences de base réclamées de la part de tous les travailleurs ainsi que des consommateurs.

Quand une partie du corps enseignant s’arrache les cheveux en constatant la baisse du niveau de l’enseignement qu’ils sont amenés à prodiguer, quand une autre partie dénonce les inégalités croissantes entre élèves, entre écoles, entre filières, nous pouvons les mettre d’accord : le recul du savoir et la polarisation de l’école ne sont que les signes de la fort bonne adéquation de l’École avec les « besoins » du capitalisme moderne.

Ne reste-t-il donc qu’à se résigner en attendant le « grand soir » ? Non, mais il s’agit de prendre la pleine mesure du chantier. Assurément, les luttes des enseignants progressistes n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans un combat plus vaste et plus complexe, le combat contre la dictature du marché. Le droit à l’instruction pour tous, le droit d’accéder effectivement aux savoirs qui donnent force pour comprendre le monde et pour participer à sa transformation, ne pourra être pleinement réalisé sans mettre fin au système économique qui engendre, in fine, la polarisation sociale de l’enseignement.

Mais en attendant, la bataille pour une École démocratique, en arrachant des victoires partielles ou en freinant les réformes voulues par les milieux dirigeants, attise les contradictions de ce système et contribue ainsi de façon déterminante à en accélérer l’éclatement.

En d’autres mots, il ne faut ni se résigner, ni s’illusionner. Quelle qu’en soit l’issue à court terme, le combat contre l’Ecole dérégulée, dualisée, appauvrie et « marchandisée » est un moment nécessaire dans la lutte pour l’avènement d’une société plus juste et plus humaine, condition première d’une Ecole pour tous et d’un savoir réellement partagé.

 

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.