L’ « école du dehors », entre intentions louables et écueils petits-bourgeois

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Se proposant de « reconnecter les élèves avec la nature », l’ « école du dehors » entend tout à la fois contribuer au développement holistique des jeunes et les incliner à prendre soin de lenvironnement. Présentée par ses promoteurs comme « la révolution pédagogique du XXIème siècle » (Martel & Wagnon, 2022), acclamée par une petite-bourgeoisie « de gauche » — légitimement — préoccupée par les enjeux écologiques, cette proposition nous semble exiger un examen plus critique, tant du point de vue de ses modalités pédagogiques que du récit politique dans lequel elle sinscrit, plus ou moins consciemment.

Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°94, juin 2023 (pp. 11-17).

L’idée de « faire classe dehors » a le vent en poupe. En essor chez nous depuis une quinzaine d’années, soutenue par un nombre croissant d’enseignants et d’acteurs associatifs, elle s’est surtout fait connaitre du grand public à l’occasion de la pandémie de covid-19. Face aux confinements et autres restrictions sanitaires, elle est en effet apparue comme une mesure prophylactique bienvenue, et a à ce titre bénéficié d’une attention médiatique accrue, passant par des reportages télévisés et la parution de « cartes blanches » dans la presse. L’approbation ministérielle n’a pas tardé à suivre, en Fédération Wallonie-Bruxelles comme en France, que ce soit par conviction pédagogique ou par opportunisme sanitaire. Cet intérêt ministériel pour l’école du dehors n’a pas été sans lendemain en Belgique francophone, puisque ce mouvement jouit désormais d’un soutien intergouvernemental FWB-Wallonie, les Ministres Désir et Tellier[1] unissant leurs forces pour « permettre aux enseignants de sortir plus régulièrement avec leurs élèves pour se connecter à la nature » (Tellier, 2022). Parmi les concrétisations de cette collaboration, on peut par exemple citer un appel à projets lancé par le gouvernement wallon en mai 2022, destiné à renforcer la formation des enseignants en la matière.

Des influences plurielles

Si l’école du dehors est d’apparition récente chez nous, elle s’inspire néanmoins d’initiatives pédagogiques plus anciennes (Forrest Schools, Outdoor Education, Freiluftschulen, etc.) nées dans les pays anglo-saxons, scandinaves et germaniques. Dans le monde francophone, ce sont surtout les réseaux associatifs de l’ « éco-pédagogie »[2] qui ont diffusé cet héritage, en l’actualisant et en l’adaptant au contexte local. Certains partisans de l’école du dehors revendiquent par ailleurs une filiation avec les pionniers de l’éducation nouvelle (Montessori, Freinet, Decroly, Steiner…), quoique cette filiation paraisse souvent superficielle, peu consciente notamment des tensions fondamentales qui distinguent ces différents courants de l’éducation nouvelle[3].

Bien que marquée par des inspirations hétérogènes, l’école du dehors présente néanmoins quelques invariants :

  • l’invitation à des sorties régulières dans la nature (ou, à défaut, dans les espaces verts qu’offre la ville) ;
  • le recours aux « pédagogies alternatives » avec une insistance mise sur l’ « autonomie », la « créativité », « la libre exploration », l’ « éveil des sens », ou encore la nécessité d’ « apprentissages expérientiels » ;
  • une visée éducative centrée sur l’ « épanouissement », le « bien-être » et le « développement global » des élèves, donnant toute sa place au « corps », aux « sens », et aux « affects » ;
  • le postulat, parfois exprimé en des termes romantiques voire rousseauistes, que cette « reconnexion de l’enfant avec la nature » va nourrir un « sentiment d’interdépendance » avec la « communauté des êtres vivants » propre à développer une « empathie pour le vivant et la Terre ».

Le « dehors », oui… mais lequel ? Et avec quel temps ?

Il y a dans les propositions de l’école du dehors bon nombre de suggestions qui nous semblent tout à fait pertinentes. Les adeptes de l’école du dehors proposent principalement de sortir régulièrement dans la nature afin de construire un rapport positif avec celle-ci. Très bien ! Deux militants de l’Aped n’écrivaient d’ailleurs pas autre chose, il y a près de 15 ans :

Pendant leur temps libre, peu d’élèves trouvent encore de l’intérêt à la balade, préférant se connecter à leurs objets techniques. « La nature, c’est nul ! » , « Je déteste marcher dans les bois ! » sont des réflexions d’adolescents courantes. (…) Une bonne appréhension des problèmes écologiques ne passera pas exclusivement par la réflexion, mais par un lien émotionnel avec la nature et le monde en général.  Par exemple, l’intérêt pour l’écosystème « forêt » ne sera pleinement développé que si les élèves ont l’occasion de s’y déplacer : c’est là qu’ils pourront développer deux rapports à la nature : « faire attention à » et « prendre soin de ». (Legros & Delplanque, 2009, pp. 129-130).

Les partisans de l’école du dehors avancent en outre, études à l’appui — dont nous n’avons pas vérifié la robustesse, toutes sortes de bénéfices secondaires de ces sorties: baisse du stress et de l’anxiété, amélioration des relations interpersonnelles, meilleure capacité d’attention et de concentration, activité physique accrue, apaisement des symptômes de l’hyperactivité, prévention de l’obésité et d’autres problèmes de santé engendrés par la sédentarité, etc. (Martel & Wagnon, 2022). Eh bien là encore, tant mieux si ces retombées sont au rendez-vous…

Une autre suggestion faite aux acteurs scolaires consiste à « végétaliser » les enceintes scolaires, en ville particulièrement. Nous y souscrivons. L’Aped défend depuis des années l’idée selon laquelle l’école doit devenir un lieu de vie agréable, et la végétalisation pourrait y contribuer. Et c’est encore mieux si les élèves sont les chevilles ouvrières de cette végétalisation, s’initiant ainsi au travail productif, ce qui participerait de la « réconciliation de l’école et de l’outil » que nous appelons de nos vœux (cf. Hirtt & al., 2015, chapitre 6).

Le principe d’une école ouverte vers l’extérieur ? Là encore, nous sommes d’accord : l’école ne peut être isolée de la vie, sous peine de verser dans la « scolastique » que dénonçait à juste titre Célestin Freinet. Si l’école est ce lieu où il s’agit d’étudier le monde, il est à l’évidence nécessaire d’aller à sa rencontre régulièrement, sous peine de demeurer dans la théorie pure, sans assise prise sur le monde concret ni confrontation avec la pratique.

A ce stade, nous avons néanmoins deux premières réserves à formuler. En premier lieu, le « dehors » que l’on nous propose ici semble quelque peu étriqué. Réduire le dehors à la nature — ou à la « nature en ville » — c’est oublier qu’il existe bien d’autres espaces vers lesquels il serait tout aussi indispensable d’emmener les jeunes. A côté de « la nature », il y a tout un monde social, productif, technique à aller découvrir et à articuler avec les apprentissages de la salle de classe : exploitations agricoles, usines et autres lieux de production, associations, syndicats, espaces culturels ou politiques, hôpitaux… La maîtrise par les jeunes — et en particulier par les jeunes des milieux populaires — des enjeux que renferme ce monde social est tout aussi nécessaire, si du moins on fait de leur émancipation collective une cause inséparable de celle de la « préservation de la planète ». Se pose alors immédiatement une seconde difficulté, qui a trait au temps scolaire : à l’évidence, on ne va pas pouvoir « tout faire » à horaires scolaires inchangés. Si l’on veut véritablement ouvrir l’école sans en rabattre sur les apprentissages, si l’on veut s’éviter de devoir choisir entre l’ouverture vers « la nature » ou vers l’ouverture vers le monde social, il est alors incontournable de revoir à la hausse le temps scolaire, et de faire de l’école le principal lieu de vie des jeunes. C’est ce que soutient l’Aped dans le cadre de sa proposition d’une « école ouverte » (Mottint & al., 2021), une école qui accueillerait les élèves le soir mais aussi pendant les week-ends et les congés scolaires.

Des prescriptions pédagogiques défavorables aux élèves de milieux populaires ?

Loin de se borner à quelques « sorties nature », l’école du dehors entend, pour certains de ses auteurs du moins, « redéfinir la forme scolaire » (Martel & Wagnon, 2022, p. 14). Cette « redéfinition » semble certes emprunter des voies assez diverses d’un praticien à l’autre, mais il n’en demeure pas moins que certaines de ces « nouvelles formes scolaires » qu’on nous suggère ne laissent pas de nous inquiéter. La valorisation naïve du « libre choix », et d’une « autonomie de l’enfant » conçue comme étant « déjà-là » et non « à construire » interroge… Ainsi préconise-t-on une « grande liberté de choix des activités individuelles et collectives dans le chef des enfants » car « libres de choisir de faire ce qui les intéresse, ils montrent une grande motivation à poursuivre leur but ». (Acheroy & al., 2020, p. 15). « Lenfant sinscrit dans les apprentissages quil a envie de faire au moment où il en a envie (…), moi je ne décide de rien du tout », déclare une institutrice (Acheroy & al., 2020, p. 18). Tout ceci est censé développer « la créativité » et la « personnalité » de chacun et contribuer au « bien-être » et au « développement personnel » (Acheroy & al., 2020 ; Martel & Wagnon, 2022). Que des moments du temps scolaire soient réservés à la poursuite d’activités et de projets librement choisis, cela peut évidemment s’entendre, dans le cadre de l’« école ouverte » que nous préconisons par exemple. Que cette modalité pédagogique soit proposée comme forme scolaire centrale, c’est en revanche verser dans ce que Meirieu (2018) appelle ’hyperpédagogie. « Lhyperpédago, écrit Meirieu (2018, partie 1, chapitre 3), développe un discours particulièrement dogmatique fondé sur le respect absolu de lenfant, quil faut arracher à « l’école maltraitante » ; il exalte sa curiosité naturelle, avec selon les cas un zeste d’écologie ou de bouddhisme, de théosophie ou de développement personnel (…). Il invite bien sûr à prendre soin de son corps pour vivre en harmonie avec soi-même et avec la nature ». Nous n’en sommes pas loin… Il y a lieu de se méfier, poursuit Meirieu (2018, partie 1, chapitre 4), d’expériences scolaires « où les enfants sont totalement libres de choisir leurs activités (…) : on sait (…) que cette proposition ne fonctionne quavec des enfants très largement éduqués et grâce à des adultes qui récupèrent en séduction encore plus dautorité quils en ont abandonné en contrainte ». Le danger, avertit enfin Meirieu, est de « sacrifier la construction de la personne au profit du bonheur de lenfant ». On ne voit en effet pas comment, en suivant les chemins hasardeux du libre choix individuel, l’Ecole pourrait assurer à chacun l’acquisition de ces connaissances qui conditionnent la compréhension du monde et, partant, l’émancipation individuelle et collective. Certes, les enfants de la (petite-)bourgeoisie intellectuelle pourront trouver dans leur milieu familial le capital culturel voire économique leur permettant de « s’en tirer » malgré tout. Mais quid des enfants de milieux populaires qui ne peuvent compter que sur l’Ecole ? A ceux-là, on risque bien de n’offrir l’épanouissement qu’en sacrifiant l’émancipation, la bienveillance et le care qu’au mépris de la connaissance, le bien-être qu’en renonçant à l’égalité des acquis scolaires. Cette hyperpédagogie, par son ultra-individualisme, participe en outre d’un « culte de l’enfant » guère compatible avec la fonction démocratique de l’école (Dupont & al., 2022). Comme le déclarait Serge Dupont dans les pages du Soir (de Vogelaere, 2022), « une démocratie est (…) exigeante. Elle a besoin de citoyens éclairés, capables de privilégier lintérêt général et suffisamment matures. Mais le culte de lenfant va conduire à l’école à une diminution des exigences en termes de connaissances (…) Il faut rappeler que la priorité, cela reste le savoir ».

Dans le même ordre d’idée, les préconisations faites à l’enseignant de « changer de posture » pour devenir tour à tour «  éveilleur », « médiateur » ou « animateur », et faire place à « lexploration libre », à « linattendu », à « limprévu », ou encore à la primauté des « apprentissages informels » et à l’ « interdisciplinarité » ont sans nul doute des vertus pédagogiques à doses stratégiques. Mais faire du faible cadrage des activités scolaires la norme, c’est pratiquer une pédagogie invisible dont on sait qu’elle est défavorable aux élèves de milieux populaires. En effet, seuls les enfants de la (petite-)bourgeoise intellectuelle seront aptes à faire miel de ce magma d’expériences informelles et de découvertes spontanées. Eux seuls auront en effet acquis dans leur milieu familial ces structures cognitives qui permettent de donner sens, d’agencer, de mémoriser ces éléments diffus pour les cristalliser sous forme de connaissances. Pour les enfants des milieux populaires, ce cadrage faible risque bien de ne conduire qu’à des apprentissages aussi hasardeux qu’éphémères (Bautier, 2010 ; Bautier & Rayou, 2009).

L’ « anthropocène » comme curriculum caché

Notre ultime réserve vis-à-vis de l’école de dehors, peut-être la plus fondamentale, a trait au récit politique sur lequel elle s’appuie… et qu’elle risque bien de transmettre subrepticement aux élèves. Ce récit, qui apparait certes de façon plus ou moins explicite selon les sources, est celui de l’ « anthropocène ». Un discours qui fait porter la responsabilité du désastre environnemental à l’ « Homme » — toujours indistinctement considéré, à ses turpitudes, à sa déconnexion d’avec la « communauté biotique » (Acheroy & al. 2020, p. 67), à son oubli qu’il « nest pas sur Terre mais avec Terre ou Gaia » (Latour, 2021, p. 38). En dernière instance, les crises environnementales trouveraient leur origine dans la rupture du lien originel (et idéalisé…) entre l’Homme et la nature, lien qu’il s’agirait à présent de restaurer pour assurer notre salut. Bruno Latour, qui fait figure de guide spirituel dans cette mystique, nous presse dès lors de nous rappeler que nous sommes des « holobiontes », c’est-à-dire — si nous avons bien compris… — de simples fractions d’une totalité vivante continue qui nous englobe et nous dépasse. Dans certaines variantes de ce récit, on va même jusqu’à voir dans la domestication du feu une forme de péché originel ; ce à quoi on serait tenté de répondre, comme John Lewis Gaddis, qu’ « invoquer des causes extrêmement lointaines de ce genre revient à expliquer le succès des pilotes de chasse japonais par le fait que les premiers hommes ont développé une vision binoculaire et des pouces opposables » (cité par Malm, 2017, p. 10). Soit. Ce récit originel conduit les théoriciens de l’école du dehors (Martel & Wagnon, 2022, p. 22) à diagnostiquer que « l’Homo sapiens détruit une nature quil a pensée éternelle ». On se propose donc, par l’intermédiaire de l’école du dehors, de renouer les liens avec Gaïa, de passer de l’anthropocentrisme à l’ « écocentrisme relationnel » (Acheroy & al., 2020, p. 67). Un beau programme… Tout ceci est sans conteste de la philosophie de haut vol, annonciatrice d’heureuses transitions, qui donnera certes le vertige aux moins spirituels d’entre nous, mais qui présente l’avantage de ne contrarier ni l’ordre capitalistique, ni la classe à laquelle cet ordre profite; on ne s’étonnera guère dès lors que cette classe soit prompte à assurer de son mécenat toutes les initiatives anthropocénistes (Pieiller, 2021). Richard Branson, le patron multi-milliardaire de Virgin, doit applaudir des deux mains, lui qui n’a de cesse d’en appeler à un « Capitalisme Gaïa » (Morena, 2023).

Eprouvons la robustesse de cette grille d’analyse anthropocéniste en la confrontant au réel à travers une petite mise en pratique. Comme exercice d’application, prenons les atermoiements et autres valses-hésitations observées dès lors qu’il s’agit de mettre en oeuvre quelque action significative pour « sauver la planète ». Il y a quelques semaines par exemple, notre Premier Ministre défrayait la chronique en suggérant une « pause environnementale » qui fâcha beaucoup ses partenaires de coalition, tout surpris que le capitalisme vert leur revienne en plein visage… Pause sollicitée, soulignons-le, avant qu’un quelconque plan d’actions qui fût véritablement à la hauteur des enjeux n’ait été initié. Est-on vraiment certain que cette envie pressante d’une pause environnementale trouve sa principale origine dans le fait qu’Alexander De Croo n’ait pas suffisamment développé son « sentiment dappartenance à la communauté des vivants » ?  Le problème fondamental est-il vraiment qu’il n’ait pas suffisamment conscience de sa nature d’holobionte ? Suffira-t-il en conséquence de l’emmener, par exemple, à l’exposition « Nous les arbres » — financée par la Fondation Cartier (Pieillier, 2021) — ou de lui prescrire quelque pique-nique en forêt pour qu’il s’amende, redécouvrant, ému, sa profonde connexion à Gaia ? N’y a-t-il pas autre chose qui détermine plus directement cet empressement à décréter le holà en matière environnementale ? Les confidences de Gary Becker, prix Nobel d’économie et néolibéral fervent, suggèrent une autre causalité, plus prosaïque : « le droit du travail et la protection de lenvironnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel » (cité par Ruffin, 2016, p. 112).

Comme le montre Frédéric Lordon (2021a, 2021b, 2021c), le « charme » de l’idée d’anthropocène se situe dans le fait qu’elle permet de ne presque jamais parler de capitalisme, ou de le réduire à l’état de variable négligeable. « La posture anticapitaliste retarde laction climatique », nous avertit d’ailleurs François Gemenne (cité par Brunfaut, 2023), en bon apôtre de l’anthropocène. Bruno Latour renchérit, nous mettant en garde contre de vains procès : « il y a eu effectivement une association très forte entre l’écologie et lanticapitalisme, mais je crois que les questions très intéressantes et très compliquées de la décroissance, de morale de la consommation, dun nouveau mouvement ascétique, ne sont pas forcément liées à une critique du grand méchant capitalisme » (Latour, 2010, p. 89). L’extension toujours poussée plus loin de la valorisation du capital, l’instrumentalisation de toute ressource au service de la maximisation des profits, le dumping environnemental comme condition de la compétitivité ne seraient donc pas en cause, ou si peu. Marx avait pourtant constaté que dès ses prémices, le capitalisme épuisait tant la nature que les hommes. Avec le capitalisme, écrivait-il (Marx, 1980, p. 349) « la nature devient un pur objet pour lhomme, une pure affaire dutilité ; elle cesse d’être reconnue comme une puissance pour soi ; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes napparait elle-même que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production » L’enquête historique menée par Andreas Malm (2017) sur les origines du réchauffement climatique montre parfaitement le rôle déterminant joué par les rapports de production capitalistes dans l’essor de la vapeur puis des combustibles fossiles. Par conséquent, il propose de se débarrasser de la notion d’ « anthropocène » pour lui substituer celle de « capitalocène ». Quant à Hélène Tordjman (2021), elle dresse le catalogue effrayant des « solutions innovantes » proposées par le capitalisme contemporain pour faire face aux crises climatique et écologique, que ce soit dans le cadre de Green New Deal américain ou dans la perspective du Pacte Vert européen : ces « solutions » consistent conjointement à jouer les apprentis-sorciers par le biais du solutionnisme technologique (géo-ingénierie, bio-ingénierie, etc.) et à s’en remettre aux sacro-saints mécanismes du marché (redéfinition de la nature en un « capital naturel » à valoriser), afin que puisse persister le business-as-usual. Dans l’ordre capitalistique, la crise climatique est une opportunité de faire du profit avant d’être une question cruciale d’intérêt général: à Davos ou à l’entour des COP successives, les McKinsey, Bezos, Gates et autres Fondations, ONG et lobbys acquis au grand capital se bousculent pour livrer leurs solutions à la crise climatique, à grand renfort d’incantations lyriques et de discours affectés (Morena, 2023). S’il parait assez certain que ces solutions si généreusement suggérées ne manqueront pas de produire des dividendes, il est en revanche nettement moins probable qu’elles nous épargnent la grillade. Tordjman en tire la conclusion qu’il n’y a pas de solution raisonnable aux crises environnementales dans les structures du capitalisme. Pour le dire comme Lordon, demander au capitalisme de « transitionner » pour devenir écologiquement vertueux revient à « demander à un cercle de saménager des coins ». La thèse de l’imputabilité marginale de la crise environnementale au capitalisme ne tient décidément guère la route. Est-il raisonnable dès lors de la servir aux élèves sans autre forme de procès ?

L’autre « grande thèse » de l’anthropocène, celle de l’Homme indistinct, n’est pas plus solide. Celle-ci consiste à dire qu’ « une catégorie biologique, lespèce (…), plutôt que des groupes sociaux spécifiques (…) prenant des décisions socio-économiques et techniques particulières, est élevée au rang de catégorie causale explicative » (Bonneuil, cité par Malm, 2017, p. 44). Un autre anthropocéniste nous réprimande par avance, expliquant qu’ « opposer les riches aux pauvres nest pas une solution contre le réchauffement climatique » ; courageusement, il fustige « cette litanie des bons contre les méchants », et rappelle que « nous sommes tous, riches ou pauvres, sur le même bateau » (Madaule, 2022). Les hommes indistinctement responsables ? « En 2008, les pays capitalistes avancés du Nord constituaient 18,8 % de la population mondiale mais étaient responsables de 72,7 % des émissions de CO2 depuis 1850, sans tenir compte des inégalités à lintérieur de chaque nation » rappelle Malm (2017, p. 11). Et les choix qui ont mené à la crise climatique « ont tous été introduits suite à des décisions dinvestisseurs, (…) avec lapport essentiel de certains gouvernements, mais rarement suite à de délibérations démocratiques » (Malm, 2017, p. 11). Les hommes indistinctement exposés aux conséquences ? Pas plus convaincant. C’est même un truisme que de dire que le prix à payer n’est et ne sera pas du même ordre selon l’endroit où l’on vit et la classe sociale à laquelle on appartient: Philip Alston, le Rapporteur des Nations Unies sur l’extrême pauvreté, n’hésite pas à utiliser le terme d’ « apartheid climatique » pour qualifier la tendance actuelle. Sous les cieux capitalistes, l’hypothèse la plus plausible est celle qu’il n’y aura pas de « bateau commun pour toute lhumanité », mais bien « un canot de sauvetage armé » pour quelques-uns (Malm, 2017). En tenant le discours de l’Homme indistinct, en invisibilisant les inégalités en termes de responsabilités et de conséquences, l’Ecole (du dehors) mène les élèves en bateau.

Pour une éducation politique rigoureuse aux enjeux environnementaux

Est-il nécessaire de « sensibiliser » les élèves à la nature, et dès lors de s’adresser à leurs affects en les « reliant » à l’environnement ? Oui, nous le pensons, et dans cette perspective bon nombre des propositions pédagogiques de l’école du dehors nous semblent tout à fait dignes d’intérêt. Mais l’Ecole ne peut s’arrêter là. Elle ne peut en effet se contenter de former des « être sensibilisés », mais doit instituer des « citoyens critiques », capables d’une compréhension rationnelle des enjeux environnementaux, dans leurs dimensions historiques, géographiques, scientifiques, techniques, sociales, économiques… Ceci implique l’acquisition par tous les élèves d’un bagage très ambitieux de connaissances factuelles, condition sine qua non de leur participation à la conversation démocratique en citoyens éclairés. Aujourd’hui, nous sommes loin du compte : la dernière enquête de l’Aped (Hirtt, 2019) mettait en effet en exergue la faible maitrise par les jeunes des connaissances relatives aux enjeux climatiques. La transmission de ces connaissances réclame, outre une réforme structurelle du système scolaire, le recours à des pédagogies rigoureuses, exigeantes et structurées, aux antipodes de l’hyperpédagogie prônée par certains adeptes de l’école du dehors.

Dans ce bagage de connaissances à transmettre, on trouverait d’abord un ensemble structuré de faits et de catégories établis par les sciences « dures », l’histoire, la géographie, les sciences sociales, plutôt que les fables de l’anthropocène : une éducation sérieuse aux enjeux environnementaux ne peut laisser penser aux élèves qu’il suffira de « se reconnecter avec la nature » pour se tirer d’affaire, ni dissimuler les inégalités environnementales sous le discours frauduleux de l’Homme indistinct. Ce bagage devrait également comprendre les fondamentaux de la philosophie politique : on ne peut véritablement participer aux débats démocratiques sans maitriser les notions de capitalisme, libéralisme, socialisme, marxisme, d’économie de marché, d’économie planifiée…

Le défi éducatif est dès lors immense. Le relever est toutefois indispensable si l’on veut faire de la « citoyenneté critique » autre chose qu’un vague slogan. Si l’Ecole continue d’échouer en la matière, les élèves risquent bien de ne jamais devenir ces citoyens éclairés  capables d’appréhender les enjeux environnementaux en connaissance de cause. Peut-être même les fuiront-ils, jugeant que tout cela est décidément trop compliqué, ou choisiront-ils de se replier dans une « pensée colibri » qui fait des « petits gestes écolos du quotidien » l’unique et illusoire planche de salut.

Références

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Notes

  1. Ministre de l’Environnement, de la Nature, de la Forêt, de la Ruralité et du Bien-Être animal (Gouvernement Wallon)
  2. Associations actives dans l’éducation relative à l’environnement et au développement durable (ErEDD), militants de la « pédagogie par la nature » ou encore de l’ « éducation ancrée dans le lieu », « profs en transition », etc.
  3. Il semble saugrenu par exemple de se réclamer simultanément de Freinet d’une part, et de Montessori ou de Steiner d’autre part, l’horizon émancipateur et matérialiste du premier étant diamétralement opposé aux inclinations réactionnaires, religieuses ou ésotériques des seconds.