Le quasi-marché scolaire belge, facteur structurel d’iniquité scolaire

Facebooktwittermail

Une partie des causes de la ségrégation sociale scolaire réside dans la ségrégation sociale résidentielle. Cependant, de nombreux auteurs ont observé, en Belgique comme ailleurs, que le regroupement des élèves par origine sociale ne peut s’expliquer entièrement par les inégalités entre régions ou quartiers. La ségrégation scolaire est même parfois supérieure à la ségrégation résidentielle. Ainsi Bernard Delvaux et Eliz Serhadlioglu ont comparé les distributions résidentielles et scolaires des enfants domiciliés et scolarisés dans l’enseignement fondamental à Bruxelles. Ils observent qu’il y a bien « un lien entre les distributions résidentielle et scolaire », mais que « ce lien n’est pas aussi fort que ne le laisse supposer l’affirmation souvent énoncée d’un effet massif du résidentiel sur le scolaire ». (Delvaux et Serhadlioglu, 2014)

Il doit donc exister d’autres facteurs que les inégalités résidentielles pour expliquer la tendance à l’homogénéisation sociale des écoles belges. Ainsi que le fait remarquer Marc Demeuse, «alors que notre habitat est particulièrement dense et les moyens de transports accessibles, toute une série de mécanismes, liés à l’organisation même de la scolarité, facilitent la concentration de publics homogènes, au-delà de ce que la ségrégation résidentielle pourrait laisser prévoir » (Demeuse, 2012). Parmi ces mécanismes, la plupart découlent du libre marché scolaire. Selon Christian Maroy, « la majorité des études tendent à montrer que lorsque le libre choix des parents se combine à une autonomie plus grande des écoles, en matière de ”tri” à l’entrée des élèves ou en matière ”d’offre scolaire”, cela conduit à une ségrégation accrue et partant à des inégalités accrues » (Maroy, 2007).

Dans un «quasi-marché» scolaire, divers mécanismes peuvent concourir à engendrer ou à renforcer la ségrégation des élèves. En fonction de leurs relations familiales, professionnelles ou résidentielles, les parents (et les enfants) auront tendance à se regrouper par affinité sociale. Les attentes socialement différenciées des parents envers l’École et leur connaissance inégale du système scolaire tendent à renforcer les inégalités entre écoles et à accentuer leur caractère social. De tels mécanismes «d’auto-ségrégation», de «mise à distance» et de «recherche de l’entre soi» sont bien souvent plus puissants que les barrières formelles, financières ou académiques, élevées par certains établissements pour sélectionner leurs élèves.

La plupart des études nationales et des études comparatives internationales tendent ainsi à souligner une liaison positive entre le libre marché scolaire et les diverses formes de ségrégation scolaire. Deux pays nordiques, la Suède et la Finlande, pourtant réputés pour le haut niveau d’équité de leurs systèmes éducatifs, ont introduit des politiques de libre marché scolaire au cours des dernières décennies et différents auteurs soulignent que cela a conduit à une augmentation de la ségrégation et des inégalités (Hirvenoja 2000; Wiborg 2010; Böhlmark et al., 2015). L’OCDE a d’ailleurs noté qu’entre 2000 et 2009, ces deux pays avaient connu un fort recul en matière d’équité scolaire, au contraire de la Norvège qui a conservé un système contraignant d’affectation des élèves aux écoles (OECD 2013).
Les études comparatives basées sur l’enquête PISA montrent, elles aussi, une étroite liaison entre ségrégation et quasi-marché (Dupriez et Dumay, 2011; Demeuse et Baye, 2008a; Hirtt, 2003, 2007, 2014). Dans une analyse basée sur les résultats de PISA 2003 et portant sur les pays d’Europe occidentale, Nico Hirtt a calculé pour chaque pays un «indice de liberté de choix» tenant compte de trois critères: les modes d’affectation des élèves aux écoles publiques, la part d’enseignement privé et public et la densité géographique de l’offre scolaire. Il a comparé cet indice au degré de détermination sociale des performances en mathématiques (calculé au moyen d’un rapport de chances: probabilité qu’un élève d’ISE supérieur obtienne de meilleurs scores qu’un élève d’ISE inférieur, divisée par la probabilité inverse). Il est apparu que la corrélation entre les deux variables est importante (R2=0,47) (Hirtt, 2007).

Dans une autre étude, portant sur les résultats de PISA 2018, Nico Hirtt analyse, pour l’ensemble des pays européens, la corrélation entre les inégalités sociales scolaires et le degré de liberté du marché scolaire, mesuré par trois paramètres :

  • le degré de liberté du choix d’école pour les parents ;
  • l’importance de la polarisation en réseaux d’enseignement public et privé;
  • la liberté laissée aux chefs d’établissements d’accepter ou refuser des inscriptions;

Sur ce graphique, l’axe horizontal est la mesure du libre marché scolaire (résultat de la combinaison des variables). L’axe vertical est un indice d’inégalité sociale (qui mesure l’importance et la « force » de la relation entre origine sociale et performances scolaires des élèves). En observant ce graphique, on ne peut qu’être frappé par la nette division entre les pays, en bas à gauche, qui ont peu de marché scolaire et peu d’inégalité, et ceux, en haut à droite, qui ont un marché scolaire très libéral et affichent beaucoup d’inégalité sociale scolaire. Seule la France échappe un peu à la tendance générale ; mais il se pourrait que la mesure de la « liberté de choix » pour ce pays sous-estime l’impact du « détricotage » progressif de la « carte scolaire ».

 

Une régression linéaire permet de montrer que ces trois variables expliquent plus de 48% des différences entre pays européen sur le plan de l’équité. Ceci fait d’emblée du marché scolaire un élément crucial dans la compréhension de l’inégalité scolaire. (Hirtt, 2020)

Cet autre graphique, issu de la même étude et portant sur les mêmes pays, compare le degré de libre marché scolaire et l’importance (précocité et ampleur) de la filiarisation de l’enseignement.

Une image contenant graphique Description générée automatiquement

Sans surprise, on constate que les deux sont corrélés : les pays qui ont peu de marché scolaire sont souvent aussi ceux qui pratiquent un tronc commun de longue durée. La superficie des points est proportionnelle à l’inégalité sociale des performances PISA, de même que leur couleur (plus rouge = plus inégalitaire). Que voit-on ? Que les pays les plus égalitaires (les petits ronds bleus) sont ceux qui combinent peu de marché scolaire avec une filiarisation faible et tardive. Ceux qui ont de grandes inégalités ont généralement un marché scolaire libéral, mais pas forcément une filiarisation importante (Suisse, France, Roumanie sont les exceptions les plus notables).

Ce constat est logique. Une forte régulation du marché scolaire — consistant au minimum à proposer une école aux parents et, de préférence, à utiliser ce levier pour favoriser la mixité sociale — est une condition pour réduire les inégalités dès l’école maternelle. Et cette réduction des inégalités est elle-même la condition de faisabilité d’un tronc commun de longue durée qui, à son tour, évite de creuser les écarts vers l’âge de 12-15 ans. Ce n’est donc pas la filiarisation tardive seule, ni l’absence de marché seule, qui permettent de garantir davantage d’équité dans l’enseignement, il faut la conjonction des deux.

Signez pour soutenir l’initiative !

Retour vers la présentation détaillée de notre proposition

Références

Böhlmark, A., Holmlund, H., Lindahl, M. & al. (2015). School choice and segregation : Evidence from Sweden. Technical report.

Delvaux, B. & Serhadlioglu, E. (2014). La ségrégation scolaire, reflet déformé de la ségrégation urbaine: Différenciation des milieux de vie des enfants bruxellois. Les Cahiers du Girsef, 100.

Demeuse, M. & Baye, A. (2008b). Mesurer et comparer l’équité des systèmes éducatifs en Europe. Éducation et formations, 78 (novembre), 137–149.

Dumay, X., Dupriez, V. & Maroy, C. (2010). Ségrégation entre écoles, effets de la composition scolaire et inégalités de résultats. Revue française de sociologie, 51(3), 461– 480.

Maroy, C. (2007). Pourquoi et comment réguler le marché scolaire?’. Les Cahiers de Recherche en Education, 55.

Hirtt, N. (2003). Inégalités sociales, semi-marchés, sous-financement, filières… La catastrophe scolaire belge. Appel pour une école démocratique.

Hirtt, N. (2007). Impact de la liberté de choix sur l’équité des systèmes éducatifs ouest-européens. Appel pour une école démocratique.

Hirtt, N (2020). L’ inégalité scolaire, ultime vestige de la Belgique unitaire ?, Appel pour une école démocratique.

Hirvenoja, P. (2000). Families in the ’Public-markets’ : School choice in the comprehensive school, Edinburgh.

OECD (2013). Are Countries Moving Towards More Equitable Education Systems ?. PISA in Focus, n°25.

Wiborg, S. (2010). Swedish Free Schools : Do they work ?. Centre for Learning and Life Chances in Knowledge Economies and Societies, Research Paper (18).

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.