Deux tiers des enseignants considèrent que la forte concentration d’élèves en difficulté dans leur école est souvent (38%) ou parfois (29%) la cause de ces difficultés. Chez certains, cet avis traduit une véritable conscience de la ghettoïsation scolaire : « Tous les enfants ayant des besoins élevés sont un peu centralisés dans certaines écoles, où la situation devient dès lors très difficile ».
Cet article fait partie d’un dossier paru dans l’Ecole démocratique (n°96, décembre 2023, pp. 3-13) synthétisant les résultats de notre grande enquête sur le ressenti des enseignants quant au niveau des élèves.
Cette conscience de la ségrégation scolaire est évidemment particulièrement forte chez les professeurs travaillant en milieux sociaux très défavorisés, où 77% jugent que c’est « souvent » et 15% « parfois » la cause des difficultés scolaires, soit 92% en tout. Un record ! L’un d’entre eux explique : « Enseignant dans le professionnel, je pense que la ségrégation scolaire est le facteur le plus délétère. Je me suis toujours retrouvé dans des classes ghettos d’élèves cumulant de nombreux handicaps, des problèmes sociaux, familiaux, médicaux, psychologiques… »
Cette concentration des « cas difficiles » nuit finalement à tous : « Souvent, dit un enseignant, les élèves faibles trop nombreux « prennent » à l’ensemble de la classe plus que leur part de temps ; dans les milieux défavorisés, cela revient à priver tout le monde : les plus faibles parce qu’on n’a pas le temps de vraiment s’en occuper, les autres parce que le prof n’est pas assez disponible pour eux. » Un autre : « Le manque d’hétérogénéité de ma classe a une incidence certaine sur le niveau, à cause du manque d’émulation intellectuelle. » Un autre encore : « La concentration d’élèves en difficulté couplée au nombre élevé d’élèves par classe complique fortement l’aide individualisée [ou] en petits groupes. Il faudrait d’abord mettre fin à [cette] concentration, puis seulement réduire le nombre d’élèves par classe. »
Inclusion sans moyens
Il ne s’agit pas que de ghettoïsation sociale. Des répondants jugent également que l’ « école inclusive » manque de moyens : l’intégration des élèves présentant des troubles d’apprentissages (dys-) augmente la charge des enseignants, tenus de mettre en oeuvre des « aménagements raisonnables » sans appui digne de ce nom : « J’ai 24 élèves de 4ème primaire. Un élève a besoin d’un casque anti-bruit ; un autre ne peut pas copier tous ses devoirs, c’est trop pour lui. Un autre encore doit être assis côté gauche car c’est mieux pour son attention, un autre doit avoir des feuilles plus grandes, ou encore une galette de chaise ou un ballon. De plus en plus d’aménagements dans des classes trop importantes ».
Il en va de même pour l’accueil d’élèves fraichement arrivés de l’étranger (Ukraine, Afghanistan, Syrie…), avec des moyens dérisoires (FLE, etc.). « Nous accueillons de plus en plus d’élèves qui ne maîtrisent pas le français du tout, n’en parlent pas un mot, souvent en provenance directe d’Afrique de l’Ouest et parfois avec des problèmes d’alphabétisation (…) A part maximum 2 ou 3 heures de FLE par semaine, organisées par l’école avec les moyens du bord et au détriment d’autres choses, nous ne pouvons pas faire grand-chose d’autre. Le pire est que ces élèves débarquent à tout moment de l’année scolaire, et très souvent bien après les moments en septembre où on passe du temps en révisions, donc c’est la double peine pour eux. Jusqu’à présent, personne n’est capable nulle part de nous proposer de solutions pour aider ces gosses ; je ne voudrais pour rien au monde être à leur place, les pauvres! Je suis démuni, mes collègues aussi. »
Dé-sé-gré-guer !
Voici un résultat de la plus haute importance à nos yeux. Interrogés sur les moyens de faire « remonter le niveau » de l’enseignement, deux tiers des répondants estiment que la lutte contre la ségrégation sociale scolaire en est un levier important. Ce n’est certes pas étonnant dans le chef des professeurs actifs dans des milieux sociaux défavorisés, qui vivent la ghettoïsation du tissu scolaire au quotidien, et dont 76% estiment que c’est là (entre autres) qu’il faut agir. Cependant, même dans les milieux favorisés, on trouve 57% d’enseignants partageant cet avis et, surtout, seulement 13% craignant qu’une déségrégation s’accompagnerait d’un nivellement par le bas.
Le pourcentage de ceux qui formulent cette crainte s’élève un peu en Flandre (18%), mais il y reste faible par rapport à ceux qui estiment que la lutte contre les ghettos n’aurait pas d’impact (34%), voire un impact positif (48%) sur la qualité de l’enseignement.
Ces résultats sont encourageants. L’Aped se bat en effet pour faire introduire une politique d’inscriptions scolaires qui, en proposant d’emblée une école aux parents (sans obligation), permettrait aux pouvoirs publics d’intervenir de façon pro-active pour limiter la ségrégation sociale, surtout dans les zones urbaines. Cette proposition a fait récemment l’objet d’un colloque national et du lancement d’une « initiative citoyenne » soutenue par de nombreuses personnalités, dont plusieurs chercheurs en sciences de l’éducation. Il reste toutefois à trouver des forces politiques ayant le courage de mettre en oeuvre une telle mesure. Or, les résultats ci-dessus montrent que, du côté des enseignants, il y aurait clairement moyen d’obtenir une forte adhésion au principe de combattre les écoles-ghettos.