« Enseignement à distance » : le chant des sirènes

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La croyance en l’efficacité de l’e-learning relègue l’enseignant à la fonction de gentil organisateur de parcours d’apprentissage, c’est-à-dire, en réalité, à une fonction autre que celle d’enseignant. Le déplacement n’est pas anodin : il alimente, qu’il le veuille ou non, la politique de désocialisation nécessaire aux forces d’extension du marché.

En cette période de crise sanitaire fondée sur la crainte de la contagion — mais y a-t-il encore un sens au mot « crise » lorsque celle-ci désigne désormais, pour nos sociétés, un état permanent d’irrésolution en tous les domaines ? — les propositions de substitution au contact sensitif ont surgi quasi mécaniquement comme des évidences : télétravail, télémédecine, e-learning, vidéoconférence…

C’est que ces évidences répondent à un imaginaire dominant où le numérique figure mieux qu’un modèle de communication : la communication est maintenant synonyme de numérique. Aussi, il est fort à parier que les solutions dites « provisoires » de travail à distance apparaissent en réalité, çà et là, comme des expériences-tests assurant la possibilité de leur pérennisation. Dans les termes du surmoi néolibéral, il serait irresponsable de ne pas profiter de la « crise » pour gagner en flexibilité.

Ainsi, en matière d’enseignement, les zélateurs du bougisme, ceux pour lesquels les innovations technologiques génèrent spontanément des avancées pédagogiques, ne se privent pas de nous vendre, un peu plus fort que d’habitude, les bienfaits de l’e-learning.

L’offre du miracle technologique

La magie semble au rendez-vous.

Interactivité garantie : sur les écrans, alors que la « leçon » se déroule, chacun peut y aller librement de son commentaire par retranscription et échanger, de la sorte, silencieusement avec tous les autres. Les écrans, c’est également l’accès à des ressources infinies que l’« enseignant » est chargé de sélectionner : sites, blogs, tutoriels, archives, vidéos… Chacun peut, par ailleurs, disposer d’un espace d’apprentissage individualisé qui évolue en fonction des résultats obtenus. De son côté, l’ « enseignant » exerce un contrôle suivi sur chaque parcours d’apprentissage. Dans un territoire virtuel, l’« apprenant » qui commet des erreurs, et il doit en commettre pour s’améliorer, ne perd pas non plus la face. Offre parfaitement ajustée, donc, au besoin de différenciation.

Mais ce n’est pas tout. La diversité de l’offre en ligne comprend l’accès possible pour l’« apprenant » à des « leçons » dispensées par d’autres « enseignants » (que les siens), qui auraient souhaité partager leur méthode sur une plateforme numérique. Autrement dit, la bonne idée pédagogique ou didactique pouvant circuler à grande vitesse hors les murs, l’« enseignant,  traditionnellement confiné à un statut qui le prive de perspectives de carrière, se voit offrir, grâce aux outils numériques donc, l’opportunité d’évoluer en se construisant une e-réputation exponentielle.

L’envers du décor

La fiction de l’e-learning repose d’abord sur la dénégation des conditions socio-économiques. Elle suppose abstraitement que tout « apprenant » dispose personnellement de l’espace, du temps et de l’infrastructure suffisants. Elle exclut ainsi de facto les classes populaires.

Cette pseudo-utopie sert par ailleurs d’alibi aux politiques de désinvestissement des espaces publics — formulées en permanence dans les termes « vertueux » d’un « contrôle des dépenses » —, à la faveur d’espaces-temps privés, rimant avec le terme non moins vertueux de « responsabilisation » des acteurs.

La numérisation implique enfin une exacerbation du culte de la performance et des résultats, à travers une mise en concurrence généralisée des agents. Car le dispositif produit en soi une quantification des résultats, lesquels se livrent d’eux-mêmes aux classements et à la compétition. Aussi, la logique finit par se boucler sur elle-même : que ce soit du côté « enseignant » ou « apprenant », les résultats sont recherchés en fonction d’indicateurs de performance. On fait du chiffre pour faire plus de chiffre, en appliquant les protocoles retenus, c’est-à-dire les plus rentables. Sous pression, constamment évalués, les meilleurs performers se voient naturellement octroyer des bonus.

Le déni des conditions pédagogiques

La fiction inégalitariste et productiviste de l’e-learning ne peut produire, quand elle les produit réellement[1], que des résultats dénués de sens pédagogique.

On aura beau, en effet, imaginer tous les dispositifs que l’on veut, il est une condition essentielle à la situation d’enseignement : la présence de l’enseignant.

Avant toute motivation et intérêt, le moteur de la situation d’enseignement est l’attention. Or l’attention de l’élève ne peut être provoquée que par l’attention d’un enseignant qui la lui porte dans une certaine proximité, en l’occurrence, loin des écrans interposés. Un enseignant qui a de la présence comme on dit, est une personne présente en chair et en os et susceptible, de par cette sensibilité, de se sentir concerné par l’autre (l’élève) et de le toucher alors avec tact, en suscitant chez cet autre une attention réflexive.

L’éveil à l’attention est d’autant moins mécanique qu’il nécessite en permanence sa reprise vivante, face à une classe d’élèves qui n’est jamais une donnée, mais quelque chose à faire.

La mécanique néolibérale

En son temps, Pierre Bourdieu[2] avait insisté sur la nature imaginaire du néolibéralisme, aux effets pourtant bien réels.

Rêvant d’une extension indéfinie du marché, le souci de l’abstraction néolibérale reste l’espace terrestre, de fait, limité. La seule manière de multiplier les débouchés consiste par conséquent à fragmenter indéfiniment l’espace, en produisant de la sorte des segments de marché toujours nouveaux. Le fragment ou le segment, c’est l’assurance de sa captation et de son contrôle.

Or, avec l’appui des nouvelles technologies, capables de privatisation et de contrôle quasi illimités, le néolibéralisme se donne les moyens, à la fois d’une justification théorique et d’une pratique effective de son programme, « un programme de destruction méthodique des collectifs. »[3]

Autrement dit, nous qui œuvrons dans l’enseignement, l’un des derniers espaces de socialisation entamés par la fragmentation marchande, prenons garde au piège tendu : être tentés de substituer une pseudo-utopie technicienne au travail toujours incertain, parce que vivant ou incarné, de notre condition d’enseignants. Succomber à la tentation ne signifierait rien d’autre qu’une négation de ladite condition.

  1. Cf. Clémence BOYER, « Pourquoi les MOOC n’ont-ils pas tenu toutes leurs promesses ? », in Les Échos.fr, 18 mai 2018, Disponible sur : https://start.lesechos.fr/apprendre/mooc-formations/pourquoi-les-mooc-n-ont-ils-pas-tenu-toutes-leurs-promesses-11892.php
  2. Cf. Pierre BOURDIEU, « L’essence du néolibéralisme », in Le Monde Diplomatique, mars 1998.
  3. Ibid.