Compassion ou démocratisation ? Pour une école de l’exigence intellectuelle…

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Cet article est le compte rendu de la conférence qu’a tenue Jean-Pierre Terrail à l’occasion de nos « 6 heures pour une Ecole démocratique » le 18 novembre 2023. Jean-Pierre Terrail est un sociologue français, membre fondateur du Groupe de Recherche pour la Démocratisation scolaire (GRDS).

Le GRDS est une association qui existe depuis 2008. Elle poursuit un objectif assez semblable à celui que s’est fixé l’Appel pour un enseignement démocratique (APED) en Belgique, avec un intérêt plus marqué pour la question du langage et de son apprentissage.

Démocratisation ou massification de l’enseignement ?

Concernant la question de ce qu’on appelle généralement la démocratisation de l’enseignement, le réflexion de Jean-Pierre Terrail part des faits eux-mêmes. Or que nous disent ces faits ?  En France, la scolarité s’est prolongée de façon spectaculaire depuis la fin de la guerre : si en 1945 seuls 5 % des jeunes Français obtenaient leur bachelier, ils sont désormais 80 %. Mais dans le même temps les écarts mesurés entre les milieux sociaux concernant l’accès au savoir n’ont pas bougé d’un iota. On peut certes parler d’un début de démocratisation, dans le sens que les enfants d’ouvrier, autrefois exclus d’office des statistiques, ont aujourd’hui 20 % de chances d’obtenir leur bachelier. Mais dans l’ensemble le phénomène observé correspond davantage à une massification de l’enseignement qu’à une véritable démocratisation.

En France cette massification s’est faite en deux étapes :

  1. Au départ, la France connaissait deux systèmes éducatifs parfaitement étanches : d’un côté l’enseignement primaire, local, populaire, qui pouvait, le cas échéant, se poursuivre encore un temps dans les collèges populaires ; de l’autre le lycée, prolongé jusqu’au bachelier et réservé à une petite frange de la population. Dans les années 60, sous la présidence de Charles de Gaulle (réforme Fouchet en 1963…), et dans la décennie qui suit (la loi Haby instaurant le collège unique en 1975) , les pouvoirs publics cherchent à généraliser l’enseignement secondaire, sans toutefois parvenir à faire disparaître les disparités. Dans les années 2000, une enquête a même conclu qu’il s’agissait d’un échec patent puisque l’on a assisté à une inflation des diplômes en même temps qu’à une régression des apprentissages.
  2. Dans un deuxième temps, à partir de 1985 sous la présidence de François Mitterrand, le ministre de l’éducation Jean-Pierre Chevènement a voulu moderniser le système français. Il fit passer une loi sur l’éducation qui se fixait pour objectif que 80 % des Français arrivent en classe terminale. Pour y parvenir, convaincu par certaines études que le redoublement était inefficace, il a encouragé les directions à abandonner cette pratique sans pour autant repenser le modèle éducatif dans son ensemble. Il a également créé un bachelier pour les filières technologiques puis pour les filières professionnelles. D’un point de vue purement quantitatif, ce fut un succès : on passa en effet de 29 % de diplômés à 63 %. Mais cette augmentation ne tient évidemment pas compte de la différence qui existe entre les différents bacheliers accessibles : aujourd’hui, seuls 50 % des diplômés obtiennent le bachelier général, qui est le seul à ouvrir véritablement les portes de l’enseignement supérieur. D’autre part, on peut se questionner sur les apprentissages. Les statistiques nous montrent que le niveau n’a pas bougé entre 1965 et 1985 ; en revanche, à partir des années 90, on mesure une régression spectaculaire des apprentissages qui frappe tous les milieux sociaux. En mathématiques, pour la même épreuve, les résultats ont baissé de 25 % pour l’ensemble de l’échantillon, toutes origines confondues !

Alors comment expliquer cette régression ? Peut-être parce que l’objectif de Chevènement s’est surtout traduit par une diminution du redoublement au motif, légitime, que cette pratique était inefficace. Cependant, en « faisant passer » les élèves qui autrefois auraient dû redoubler, en particulier dans le primaire, sans pour autant apporter de nouveaux moyens pour combler leurs lacunes, on n’a fait qu’accumuler ces dernières jusqu’à aboutir à des situations catastrophiques en bout de parcours. On observe de même une inflation des mentions au bachelier : autrefois réservée à une infime minorité de copies, la mention TB est aujourd’hui accordée à 13 % des étudiants. On peut parler à cet égard de tolérance à l’ignorance. Jean-Pierre Terrail avoue d’ailleurs avoir contribué en son temps à cette atmosphère de laxisme, avec les meilleures intentions du monde. Or cette logique de compassion ne permet pas de corriger ces dysfonctionnements et risque même de les empirer : il arrive ainsi régulièrement que l’État recommande qu’on élève les notes des élèves de deux points afin de parvenir aux chiffres de diplomation qu’il s’est fixé.

De l’usage fataliste de la notion de « handicap socio-culturel »… 

Aujourd’hui il existe certaines données dramatiques qui alarment sur les difficultés rencontrées par les élèves à l’école primaire mais celles-ci sont souvent occultées. Il existe en effet une querelle entre les réseaux primaires et secondaires pour déterminer qui est à l’origine de la baisse du niveau observée. Les professeurs de secondaire accusent leurs collègues du primaire, qui les accusent à leur tour. Or les données montrent que, les savoirs étant cumulatifs, l’enseignement primaire joue bien un rôle primordial dans le parcours des étudiants. Des études ont ainsi montré que les destinées scolaires étaient davantage corrélées au niveau des études primaires qu’aux milieux sociaux. Ainsi un enfant de cadre qui rate le primaire rencontrera à peu près autant de difficultés par la suite qu’un enfant d’ouvrier dans la même situation. C’est ce qui explique que dans les Universités les professeurs sont aujourd’hui confrontés à des difficultés de maitrise de la langue qui auraient dû être réglés dès l’école primaire.

Alors comment expliquer ces disparités observées très tôt dans le parcours éducatif ? Et comment y remédier ? En 1945, le gouvernement français, avec l’appui du Parti Communiste, avait lancé un plan pour une école démocratique qui mentionnait l’idée du tronc commun comme un idéal utopique. Il est frappant de constater dans leurs rapports que ces politiciens progressistes parlaient d’aptitudes et de capacités comme les politiciens de droite. Il existait en effet à cette époque un large consensus qui transcendait la division droite-gauche et qui attribuait une large part des disparités scolaires aux différences d’aptitudes naturelles des élèves. Démocratiser l’école signifiait donc, dans leur chef, permettre à chaque élève d’aller au bout de ses capacités, sachant que ces aptitudes variaient d’un élève à l’autre.

C’est dans les années 60 que ce consensus a été remis en cause par trois mouvements différents :

  1. D’abord Bourdieu et Passeron, dans leur ouvrage Les Héritiers, ont montré que l’école était complice des inégalités et que l’échec était bien souvent lié à la scolarisation des parents. Cela s’explique par le fait que l’école évalue des choses qu’elle n’enseigne pas mais qu’elle considère comme naturellement acquises. Ce faisant, l’école se montre complice de l’ordre social en reproduisant ses inégalités (cf. l’article « L’école conservatrice » de Bourdieu).
  2. Ensuite le sociologue marxiste Lucien Sève, dans « Les dons n’existent pas », a montré que l’éducation est moins une affaire de don et d’aptitude que de transmission.
  3. Enfin, ce qui est moins connu et peut-être plus décisif pourtant, les biologistes sont parvenus à la conclusion que tous les cerveaux étaient extrêmement plastiques à la naissance et que, par conséquent, les enfants étaient tous de véritables machines à apprendre.

A partir de là, la notion de don et d’aptitude a cessé d’être politiquement correcte. Pour autant, de manière très perverse, cette idée a refait surface à la lumière d’une lecture superficielle de Bourdieu. Ce dernier avait en effet imputé les inégalités scolaires au capital éducatif des parents, en conceptualisant la notion d’héritage culturel. Or cette idée d’héritage a permis de recycler le vieux discours sur les aptitudes en remplaçant le couple don/handicap biologique par le couple héritage/handicap culturel. On réintroduisait ce faisant l’idée que tous les élèves ne sont pas capables, mais pour d’autres raisons. Or la sociologie de Bourdieu montre tout l’inverse et devrait logiquement aboutir à l’idée que, si l’éducation est une question d’héritage culturel, l’essentiel se passe donc après la naissance, dans le cercle familial, certes, mais aussi et surtout à l’école. C’est donc à l’école de transmettre cet héritage.

Le « paradigme déficitariste »: quand la compassion devient une entrave à l’ambition

Jusqu’aux années 60, l’école secondaire n’était accessible qu’aux milieux aisés. L’arrivée des milieux populaires a donc provoqué des interrogations chez les professeurs et les pédagogues sur la possibilité de véritablement enseigner à ces catégories jusque-là exclues de ce niveau d’enseignement. Ces professionnels ont donc raisonné à partir du modèle qu’ils connaissaient, les milieux aisés, les « héritiers » de Bourdieu, en se demandant ce qui manquait aux autres élèves pour réussir à l’école. Parmi ces manques supposés figuraient : l’appétit pour le savoir, les connaissances de base, les capacités d’abstraction.

Partant de ce constat, ils sont donc « logiquement » arrivés à l’idée qu’il fallait motiver les élèves par des jeux et leur proposer exclusivement des connaissances qui leur parlaient. En a résulté un apprentissage « soft », « ludique », qui prétendait « s’adapter » au niveau des élèves sans jamais leur permettre de développer les capacités d’abstraction qui précisément leur faisaient défaut. De la même manière, on a également cherché à rassembler les élèves en difficulté pour leur procurer un enseignement adapté, lequel creuse en fait les écarts qu’il est supposé combler.

Une contradiction entre les explications défendues par Pierre Bourdieu et Jean-Pierre Terrail ?

N’y a-t-il pas en fin de compte une contradiction entre la théorie de Bourdieu selon laquelle c’est le déterminisme social qui influence les résultats des élèves, et la théorie défendue par Jean-Pierre Terrail d’un déterminisme lié à l’école primaire (et à la pédagogie déficitariste qui s’y déploie) ?  Selon Jean-Pierre Terrail, Bourdieu n’était pas un spécialiste de l’enseignement et a surtout travaillé dans ce domaine à partir d’intuitions personnelles. Pour autant, si l’école crée parfois des transfuges de classe, échappant ainsi au déterminisme mis en lumière par Bourdieu, il s’agit d’un phénomène minoritaire. Mais ce qui est certain alors, comme l’a montré Jean-Pierre Terrail dans une étude de 1983 (« De quelques histoires de transfuges ») c’est que tous les transfuges ont en commun d’avoir eu une scolarité primaire heureuse et formative. Cela renforce donc l’idée énoncée plus tôt que les premiers degrés de l’apprentissage sont les plus déterminants pour établir la suite du parcours scolaire.

Mais alors que peut-on opposer à ce paradigme déficitariste ?

Selon Jean-Pierre Terrail, l’essentiel est de ne pas concevoir les élèves des classes populaires à partir de l’idée d’un manque qui serait inexorable et auquel il faudrait s’adapter. Il faut se dire au contraire que tous les enfants sont de véritables machines à apprendre comme nous l’ont montré les biologistes, et que l’éducabilité universelle est donc possible.

Jack Goody a montré que l’acquisition de l’écriture avait déterminé un progrès considérable de l’être humain dans tous les domaines et qu’elle était à l’origine de l’idée même d’école et d’enseignement. Néanmoins des études anthropologiques, et notamment des études que Jean-Pierre Terrail a menées sur des cultures traditionnelles sans écriture et ne disposant que de l’oral, ont montré que le fait d’être un animal parlant dotait de toute façon chaque homme de capacités cognitives et logiques extraordinaires. L’école doit donc mobiliser ces capacités universelles pour faire accéder l’enfant au monde de l’écriture, indispensable aux tâches intellectuelles les plus élaborées.

Il faut donc que les professeurs se montrent ambitieux avec leurs élèves, en particulier avec ceux des milieux les moins favorisés. Pour reprendre une formule de Marcel Gauchet, le professeur doit devenir « l’allié dans la place » : il doit conserver la même ambition pour tous ses élèves tout en donnant aux élèves en difficulté les clés de la réussite. Cela passe notamment par un dévoilement des mécanismes implicites des écoles, comme le fait de décortiquer en classe la signification des énoncés scolaires ou la participation des élèves à la préparation des examens qui serviront plus tard à les évaluer.

 

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