La culture générale pour tous, une ambition scolaire dépassée ?

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Pour l’Aped, l’acquisition par tous les jeunes d’une « culture classique » constitue l’un des éléments constitutifs d’une Ecole véritablement démocratique. Pourtant bon nombre de discours, dont certains tenus par des voix se réclamant du progressisme, tendent à mettre en cause — ou du moins à relativiser — l’opportunité d’un tel objectif. La culture générale est ainsi suspectée d’être un simple instrument de reproduction, de domination ou de distinction sociale. Ou encore un encombrant bagage pour naviguer dans un « monde moderne en perpétuel changement », qui réclamerait bien davantage des « têtes bien faites » aptes à s’adapter plutôt que des têtes trop pleines de lourds savoirs invariablement présentés comme inertes… Alors, la démocratisation de la culture générale par l’École… une ambition surannée ?

La culture… Un élitisme excluant au service des « dominants » ?

Ardent défenseur de la culture populaire, Claude Duneton (1979) écrivait ces lignes, il y a un peu plus de 40 ans :

« C’est que nous croyons à la culture. A une certaine culture… Et la culture c’est quelque chose ! Ça intimide. On n’ose pas la gratter. Elle nous a été donnée, on lui fait des révérences… A force de vous entendre seriner dès l’enfance que tout ce que l’on vous propose est bel et bon, est l’Exemple même, la Beauté en tenue de gala, vous finissez par y croire. Pendant longtemps, lorsque j’entendais le mot culture, je pensais d’abord à un champ de pommes de terre… (…) Et puis naturellement je me rappelais bien vite que c’était pas ça : qu’il s’agissait de la Grande Culture, de l’unique, de la vaste, de la très belle, de la Culture aux grands pieds ! « L’ensemble des connaissances acquises qui permettent à l’esprit de développer son sens critique, son goût, son jugement », comme dit Robert. — Oui mais c’est très orienté tout ça, non ?… Le goût, le jugement… L’ensemble des connaissances acquises peut-être, mais ça dépend tout de même lesquelles ! On ne dit jamais de quelqu’un par exemple : « Cet homme est très cultivé, il connait Marx et Lénine sur le bout du doigt. » Hein ? C’est vrai, ça fait curieux comme remarque… A l’oreille, ça ne passe pas. Pas plus que : « Cultivé ? Vous pensez, il travaille sur les nouveaux ordinateurs Machin ! » Ce serait choquant à la limite… Non, un homme cultivé, ce n’est pas ça. Il connait d’abord ses classiques. Non pas pour en faire une critique historique circonstanciée, non, comme ça, pour l’ornement de ses pensées. Racine, il en cite deux ou trois vers… Mallarmé. Il sait reconnaitre un Breughel, un Beethoven. Il a lu Proust en entier, Balzac… Bref il est cultivé quoi ! On dit aussi que la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Ben oui. Ce qui reste, c’est un sentiment, une impression, une manière de voir les choses — une vision. Comme on a oublié d’où elle vient cette vision, elle nous parait naturelle, la seule qui soit. C’est comme celui qui porte des lunettes de soleil, il oublie ses verres teintés ; ça lui colore l’existence, il cherche pas à en savoir plus long ».

Duneton invitait ainsi ses lecteurs à observer une forme de méfiance à l’égard d’une certaine conception « bourgeoise » de la culture, de même qu’il dénonçait la déférence dont on pouvait faire preuve à son endroit. Comme d’autres à la même époque, il interrogeait l’arbitraire de l’élection des contenus culturels légitimes, qui détermine les connaissances, les goûts et les usages qui se trouvent inclus ou au contraire exclus de la « Grande Culture ». Il mettait en évidence le fait que cet arbitraire n’est pas neutre, et légitime un certain ordre des choses, favorable aux puissants.

C’est un questionnement qui conserve de sa pertinence aujourd’hui… Dans un plaidoyer en faveur de la culture générale, Normand Baillargeon (2011) met en évidence les biais classiste, sexiste, ethnocentriste voire raciste que l’on peut trouver à foison dans les productions culturelles du passé, qui véhiculent les partis-pris et les stéréotypes de leur temps, et dont on observe parfois la persistance dans des productions contemporaines,  jusque dans les manuels scolaires (CEMEA, 2012). Faut-il pour autant écarter Balzac et Flaubert au motif qu’on peut trouver sous leur plume, çà et là, un réel mépris des classes laborieuses ? Ou renoncer à Colette ou à Victor Hugo parce que certains de leurs textes se font l’écho de la condescendance occidentale qui prévalait en leur temps ? Ou encore faire l’impasse sur la mythologie grecque ou la philosophie de Proudhon du fait qu’on puisse y trouver les stigmates d’une évident sexisme ? Pour Baillargeon, ces critiques tout à fait fondées faites à la « culture classique » ne constituent évidemment pas des raisons suffisantes pour procéder à son oblitération ni pour disqualifier l’ambition de la faire partager au plus grand nombre. Plutôt que de jeter sans ménagement la culture classique par-dessus bord, le travail de l’enseignant consiste bien davantage à contextualiser ces œuvres culturelles, et à développer avec les élèves un rapport critique et circonstancié à leur égard. Loin de la pieuse déférence à l’égard des œuvres de la culture classique dénoncée à juste titre par Duneton, c’est ce regard critique qui peut permettre de discuter à la fois de leurs qualités et de leurs aspects les plus contestables, et de décrypter in fine la vision du monde qu’elles donnent à voir, pour éventuellement en débattre… En bref, il s’agit, comme le dit Meirieu (in Kübler, 2001), de « rencontrer les œuvres sans s’y soumettre ». Peut alors s’installer en classe un dialogue avec celles-ci, qui nourrit la pensée des élèves et contribue à élargir leurs horizons en ébranlant leurs certitudes, en leur donnant à voir d’autres vies et d’autres imaginaires, d’autres regards sur le monde et sur l’Homme. Tout en observant les précautions dues à l’âge des élèves et à leur maturité psychologique relative, il parait nettement plus formateur de les amener à construire leur pensée avec et contre les « œuvres » que sans elles.

Il semble tout aussi opportun de remédier aux biais d’une certaine culture classique en incluant dans la sphère de la « culture scolaire légitime » ces formes culturelles qui en ont été arbitrairement exclues. Il ne s’agit pas là de sombrer dans un relativisme qui consisterait à affirmer qu’il y a une équivalence entre les « grandes œuvres » et les marchandises culturelles les plus futiles pourvues par les médias de masse, qui participent parfois davantage du détournement de la pensée que de son développement (Postman, 1985)[1]. Il s’agit plutôt, notamment, d’octroyer tout l’espace qu’ils méritent à la culture populaire et à des genres culturels trop souvent dédaignés[2] — musique populaire, bande dessinée, science-fiction, théâtre populaire, folklore, etc. — qui recèlent pourtant de véritables joyaux, et/ou qui peuvent constituer, en tant que produits d’un contexte historique et géographique, des portes d’entrée pertinentes pour une lecture politique, idéologique, philosophique voire religieuse des sociétés (Mordillat, 2010). Dans la même perspective, ont immanquablement leur place en classe les œuvres qui portent la voix des classes exploitées et des personnes victimes du sexisme, du racisme, ou d’autres injustices. Les romans, BD, chansons, peintures, films, photographies, pièces de théâtre… peuvent ainsi faire ressentir le caractère inique et la dureté des situations éprouvées par ces personnes, et devenir, comme l’écrit Lordon (2016), des « machines affectantes » qui donnent l’envie de s’intéresser plus avant aux problématiques qu’elles soulèvent, suggèrent d’autres mondes possibles. Précisons aussitôt que pour dépasser le seul stade de l’émotion et de l’indignation, il est absolument nécessaire que ces « machines affectantes » que sont les arts et la littérature soient solidement arrimées à la transmission d’un vaste socle de connaissances, indispensables pour structurer les pensées et les potentielles luttes ultérieures. De même, toute œuvre, si progressiste soit-elle, exige en classe un examen critique rationnel[3] sans lequel l’enseignement verse dans l’endoctrinement, et l’objectif d’émancipation le cède à la manipulation et à la propagande. Le biais ethnocentriste peut quant à lui être « corrigé » en introduisant en classe des produits d’autres cultures, actuelles ou passées, et en procédant à une « épistémologie interculturelle » qui, en évitant soigneusement le piège relativiste, montre comment la raison, les connaissances et les techniques des Hommes se sont bâties à travers le temps via une interfécondation réciproque des différents groupes humains. Au cours d’Histoire, ce biais ethnocentriste peut être évité en croisant les regards sur un même événement (la colonisation, la guerre froide…), non pas, là encore, pour céder à une forme de relativisme selon lequel « chacun aurait sa vérité », mais pour construire au contraire, par une démarche dialectique, une représentation des faits qui soit la plus objective possible, c’est-à-dire la plus conforme aux réalités historiques. Avec les élèves en fin de scolarité obligatoire, on pourrait éventuellement procéder au même exercice de décentration à partir d’éléments de l’actualité : confronter par exemple la position des « démocraties occidentales » à celles du reste de la « communauté internationale » sur la « question tibétaine », les tensions au Venezuela, le nucléaire iranien, la guerre en Syrie, etc. Par cette démarche, les élèves apprendraient à confronter les sources d’informations, à juger de leur fiabilité, à se méfier de leurs propres biais cognitifs, à réserver leur jugement sur les faits quand les éléments tangibles sont trop faibles pour les établir.

Un pur instrument de distinction ?

Le fait que la bourgeoisie cherche à se distinguer, par la culture, des autres classes sociales était déjà formalisé en 1925 par Edmond Goblot, mais c’est généralement vers Bourdieu que les yeux se tournent sitôt que l’on évoque La Distinction et la volonté de la bourgeoisie d’user de sa maîtrise de la culture classique (notamment…) comme d’un procédé d’esbrouffe. On n’entrera pas ici dans une description de la thèse de Bourdieu, qui est plus complexe et nuancée que la caricature que l’on en fait parfois. Ce qui nous intéresse est plutôt cette vulgate qui en est issue, et qui tend à présenter la transmission de la culture classique comme un projet aux accents réactionnaires.

Cette vulgate, donc, part de la prémisse selon laquelle la bourgeoisie affiche son affinité et son aisance avec la culture classique pour faire montre de sa supériorité. Cet état de fait était peu contestable à l’époque où Bourdieu publiait La Distinction, mais il doit être fortement nuancé aujourd’hui. Coulangeon (2011), Glevarec (2013) et Lahire (2004) montrent ainsi, chacun à leur manière, que les goûts et les pratiques culturels de la bourgeoisie n’ont plus l’homogénéité d’antan, et ne se conforment plus strictement à la culture classique, tant s’en faut. On assiste en effet à un affadissement des hiérarchies culturelles, et la distinction opérerait maintenant davantage par la démonstration de son éclectisme culturel plutôt que par une affiliation étriquée à la culture classique (Donnat, 1994 ; Peterson, 1992), qui passerait plutôt pour de la ringardise.

Mais là n’est pas l’essentiel… A partir de cette prémisse quelque peu datée, d’aucuns en viennent ensuite à réduire la culture classique à un simple instrument de distinction, lui ôtant ainsi tout ou partie de sa valeur intrinsèque. Cette déduction parait pour le moins hasardeuse… Quand bien même la bourgeoisie ferait un usage ostentatoire de la culture classique pour affirmer sa superbe, cela ne signifierait pas pour autant que cette culture n’a pas de valeur en elle-même. Nul doute que certains pédants affichent leur goût feint ou réel pour Mozart ou les grands crus pour épater la galerie, mais cela n’enlève rien à leur authentique saveur respective…

Une autre idée souvent associée à ces arguments consiste à affirmer que la sélection scolaire s’exercerait principalement à partir de la maitrise de la culture classique, et que l’importance accordée à cette « culture élitiste » par l’Ecole concourrait donc à la Reproduction. Ce n’est évidemment pas totalement faux, mais cela mérite cependant d’être significativement relativisé, la « rentabilité scolaire » de la culture classique étant déclinante et dépassée par d’autres facteurs dans le processus de Reproduction (Draelants, 2018). Puis, surtout, cet état de fait ne devrait pas conduire au renoncement ! Par exemple, la maîtrise de la « langue cultivée », inégalement stimulée par les familles, est sans nul doute un avantage pour les enfants des classes supérieures… Faut-il dès lors en rabattre sur les ambitions en ce domaine au motif de ne pas « défavoriser » les élèves issus des classes populaires ? Ou plutôt se battre pour construire un système scolaire qui puisse faire accéder ces derniers à ce qui était auparavant la chasse gardée de la bourgeoisie ? La seconde option s’impose immanquablement aux partisans d’une école à la fois ambitieuse et égalitaire. C’est un projet difficile, puisqu’on fait le pari de résorber les inégalités socio-culturelles, et qu’on est même parfois confronté à la résistance des élèves les plus éloignés de cette culture qu’on souhaite leur transmettre. Une pseudo-bienveillance, prenant les traits de la compassion, consisterait alors à leur éviter de se confronter à cette « culture élitiste » exigeante qui les met en difficulté où à laquelle ils rechignent, et de s’en tenir en classe à « une culture plus proche d’eux »… Ce serait là une bienveillance de pacotille, fortement teintée de résignation, qui reviendrait à enfermer les élèves dans leur condition sociale initiale.[4]

Une culture humaniste, oui… mais pas seulement

Si la culture générale est bien autre chose qu’un instrument de domination et de distinction, quelles sont alors les fonctions essentielles qu’elle remplit et qui justifient qu’on fasse tant de cas de sa transmission à l’Ecole ? On n’a certainement pas la prétention, ici, de répondre à cette question de façon exhaustive… Quelques éléments de réponse sont déjà apparus en filigrane dans les paragraphes précédents, concernant notamment les cultures artistique et littéraire, qui permettent de confronter ses certitudes, ses déterminations sociales ou familiales, à d’autres propositions qui sont faites dans les livres, les œuvres. Qui permettent aussi d’étendre notre imaginaire, en nous faisant accéder aux situations que d’autres peuvent vivre, et aux émotions qu’ils peuvent ressentir. Ce faisant, ces œuvres contribuent « à l’extension de notre sympathie et à briser ces barrières qui nous interdisent de voir l’Autre comme un être humain » (Baillargeon, 2011, pp. 69-70). Nous avons par ailleurs évoqué ce dialogue critique avec les œuvres qui éclaire la pensée des élèves et les aide à se construire, « parce que le livre est le lieu où l’on peut entendre la tradition et projeter dans les interstices, dans les interlignes, ses propres préoccupations (…), parce que ces grandes œuvres-là restent des œuvres qui nous permettent de trouver du sens à notre propre vie, non pas le sens de ces œuvres, mais le sens de notre vie confrontée à de nouveaux problèmes, mais éclairée par la culture des Hommes » (Meirieu, in Kübler, 2001). Il y a encore, bien sûr, le plaisir que les arts et la littérature nous procurent, et qu’on aurait tort de considérer comme variable négligeable.

La culture générale a encore une fonction plus large, et fondamentale : son acquisition devrait permettre aux futurs citoyens que sont les élèves de se forger une pensée autonome qui les autorise à participer à la « conversation démocratique » en citoyens éclairés (Baillargeon, 2011). Loin d’être une coquetterie au service de « l’ornement des pensées », la culture générale constitue un instrument central de la compréhension du monde et de sa transformation ultérieure. Sitôt que l’on assigne cette fonction démocratique à la culture générale, il devient évident qu’on ne peut la limiter à son acception usuelle, qui tendrait à la circonscrire à ses dimensions littéraire et humaniste. Or pour comprendre le monde et y agir en citoyen critique, cette culture littéraire et humaniste est certes indispensable, mais en aucun cas suffisante. Traversant des enjeux socioéconomiques, sanitaires, environnementaux, éthiques, etc., les débats et luttes actuels et futurs exigent non seulement des citoyens qu’ils disposent d’une culture littéraire, artistique, historique, géographique et philosophique, mais aussi qu’ils puissent s’appuyer sur de larges connaissances scientifiques et mathématiques, ainsi que sur une véritable culture polytechnique (Hirtt, 2012).

Le territoire de ces connaissances indispensables à la compréhension du monde est immense. Et c’est d’ailleurs une tâche primordiale pour les progressistes de les identifier, discipline par discipline, avec les arbitrages que cela implique. Sacré défi… Hirtt, Kerckhofs & Schmetz (2015) et Baillargeon (2011) ont déjà proposé des grandes lignes de cet inventaire, tandis qu’aux Etats-Unis, Hirsch, Kett & Trefil (2002) en ont fait un répertoire de près de 700 pages. Avis aux amateurs…

Un objectif hors de portée ?

Face à l’ampleur des contenus qu’il s’agit dès lors de faire acquérir aux élèves, d’aucuns prônent… le renoncement. Devant l’inflation exponentielle des connaissances humaines, disent-ils, l’enjeu actuel n’est plus tant d’assurer leur illusoire transmission, mais plutôt de développer des méta-compétences[5] telles que la résolution de problèmes, l’esprit critique, la créativité ou encore la capacité d’apprentissage (elle-même déclinée en diverses formules : « apprendre à apprendre », « apprendre tout au long de sa vie », etc.). Ils n’écartent pas les savoirs, mais tendent à minorer leur importance et à les présenter comme inadaptés à « un monde en perpétuel changement » : « Le monde moderne se moque bien de ce que vous savez », déclare ainsi Andreas Schleicher (in Baumard, 2014), directeur de l’éducation de l’OCDE.

C’est un curieux raisonnement, après avoir constaté que la production des connaissances est en plein essor, d’en déduire qu’il faille en transmettre une quantité moindre… On voit bien sûr poindre, derrière cet argumentaire, l’opportunisme des milieux économiques, qui n’ont de cesse de réclamer la formation de travailleurs flexibles et « compétents » (Hirtt, 2009), et font peu de cas des connaissances qui conditionnent l’exercice d’une citoyenneté critique. Mais au-delà de cela, même à considérer sérieusement ces méta-compétences, on ne peut que constater qu’elles requièrent de très solides et de très vastes connaissances.

Comment en effet résoudre un problème de mécanique automobile par exemple, si l’on n’a aucune connaissance sur le sujet ? La résolution de problèmes, pour être efficace, exige toujours des connaissances disciplinaires ou techniques bien ancrées en mémoire. Certains diront qu’ « il suffit d’aller voir sur internet », pour autant qu’on ait « appris à apprendre »… A la limite, cette solution peut être envisagée pour des problèmes mineurs qui exigent très peu de prérequis. Mais sitôt que les problèmes se complexifient (comprendre un article sérieux sur la situation politique au Proche-Orient, le nucléaire et les énergies renouvelables, suivre un webinaire sur la physique quantique ou la programmation informatique…), plus il est nécessaire de disposer de solides connaissances, qui jouent le rôle de structures d’accueil des nouvelles informations, et en conditionnent la compréhension et l’appropriation. L’idée selon laquelle il existerait une capacité de résolution de problèmes et une capacité d’apprentissage transversales, indépendantes des savoirs et transférables à divers domaines relève ainsi largement de la mystification, comme le montrent diverses recherches (De Bruyckere, Kirschner & Hulshof, 2020 ; Ericsson & Pool, 2016 ; Roterham & Willingham, 2010).

Il en va de même pour la créativité : sauf à la confondre avec un vulgaire spontanéisme qui consisterait à produire du pas-grand-chose à partir du néant, on se rend vite compte qu’elle est tributaire de la disponibilité en mémoire de larges connaissances. Créer un vaccin, une œuvre artistique, une recette de cuisine, c’est réaliser une recomposition inédite à partir de connaissances que l’on a acquises précédemment ; et plus notre répertoire de connaissances est vaste, plus il donne de l’envergure à notre créativité.

L’esprit critique, enfin, n’est pas davantage une capacité qui se développerait et opérerait hors-sol. Pour faire preuve d’esprit critique, nous devons certes mettre en œuvre des attitudes prudentielles et une démarche sceptique (vérifier les sources, évaluer la validité des éléments de preuve, les confronter aux arguments adverses…), mais nous devons complémentairement disposer de connaissances propres au sujet traité. Nous ne sommes jamais aussi vulnérables face aux manipulations que lorsque nous sommes ignorants dans un domaine : dénués des connaissances qui nous permettent de mettre en perspective la nouvelle information qui nous est donnée, nous sommes incapables d’en évaluer la validité et sommes d’autant plus exposés aux sophismes. A l’inverse, si nous disposons déjà d’un certain bagage de connaissances solides à propos d’une thématique, nous sommes mieux armés pour déceler l’incongruité d’une nouvelle information, ce qui ne doit pas nous conduire à l’écarter hâtivement, mais simplement nous inciter à la passer à travers le tamis de l’examen critique avec d’autant plus d’attention.

Que ce soit en matière de résolution de problèmes, de créativité, d’esprit critique ou d’aptitude à apprendre, il n’est décidément pas de tête bien faite qui ne soit aussi bien pleine…

La nécessité d’indispensables réformes structurelles

Le monde complexe et incertain qui est le nôtre aujourd’hui et qui sera celui des élèves demain exige donc de chaque citoyen une culture générale plus riche que jamais. Pour tout mouvement progressiste, se départir de cet objectif ambitieux, fût-ce avec les meilleures intentions, procèderait du sabordage. Mais il ne suffira pas, bien entendu, de décréter cet objectif pour qu’il se réalise derechef… De même qu’il ne suffira pas non plus d’enjoindre les enseignants à innover en élaborant des « plans de pilotage » ; ce serait là leur faire porter l’entière responsabilité de compenser les ratés d’un système éducatif structurellement déficient. Si l’on veut que tous les élèves acquièrent une ambitieuse culture générale, il est indispensable d’agir aussi sur les conditions structurelles de notre enseignement. Un vrai tronc commun, qui donne le temps à tous les élèves de s’approprier la culture commune avant de se spécialiser, est une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faudra en outre en finir avec la ségrégation scolaire qui creuse les inégalités. Renforcer également l’encadrement en début de scolarité pour que tous partent sur de bonnes bases et construisent un rapport positif aux apprentissages scolaires. Peut-être même augmenter le temps scolaire, ou en tout cas mettre sur pied une école ouverte en dehors des heures de cours, où les élèves pourront s’adonner à une variété d’activités les aidant à construire cette culture que la compréhension et la transformation du monde réclament d’eux.

Références

Baillargeon, N. (2011). Liliane est au lycée. Est-il indispensable d’être cultivé ? Paris : Flammarion.

Baumard, M. (2014). « En France, l’enseignement n’est pas pertinent » [article de presse]. Consulté sur le site web du journal Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2014/08/29/andreas-schleicher-ocde-en-france-l-enseignement-n-est-pas-pertinent_4478859_3224.html

Bourdieu, P. (1979). La Distinction. Paris : Minuit.

CEMEA (2012). Manuels scolaires et stéréotypes sexués : éclairage sur la situation en 2012. Bruxelles : CEMEA.

Coulangeon, P. (2011). Les métamorphoses de la distinction. Paris : Grasset.

De Bruyckere, P., Kirschner, P.A. & Hulshof, C.D. (2020). If You Learn A, Will You Be Better Able to Learn B ? Understanding Transfer of Learning. American Educator, 44 (1), 30-34.

Donnat, O. (1994). Les Français face à la culture : de l’exclusion à l’éclectisme. Paris : La Découverte.

Draelants, H. (2018). Comment l’école reste inégalitaire : Comprendre pour mieux réformer. Louvain-la-Neuve : PUL.

Dubet, F. (2002). Le déclin de l’institution. Paris : Seuil.

Duneton, C. (1979). Je suis comme une truie qui doute. Paris : Seuil.

Ericsson, A. & Pool, R. (2016). Peak: Secrets from the New Science of Expertise. Boston: Houghton Mifflin Harcourt.

Goblot, E. (1925). La barrière et le niveau : Etude sociologique sur la bourgeoisie française moderne. Paris : Félix Alcan.

Glevarec, H. (2013). La culture à l’ère de la diversité : Essai critique, trente ans après La Distinction. La Tour-d’Aigues : Editions de l’Aube.

Hirsch, E.D., Kett, J.F. & Trefil, J. (2002). The New Dictionary of Cultural Literacy: What Every American Needs to Know. Boston and New York: Houghton Mifflin.

Hirtt, N. (2009). A qui profitent les compétences [article]. Consulté sur le site web de l’Aped : https://www.skolo.org/2009/10/01/a-qui-profitent-les-competences/

Hirtt, N. (2012). Pas d’école démocratique sans instruction polytechnique [article]. Consulté sur le site web de l’Aped : https://www.skolo.org/2012/03/19/pas-decole-democratique-sans-instruction-polytechnique/

Hirtt, N., Kerckhofs, J.-P. & Schmetz, P. (2015). Qu’as-tu appris à l’école ? Essai sur les conditions éducatives d’une citoyenneté critique. Bruxelles : Aden.

Kübler, T. (Réalisateur). (2001). L’éducation en questions, vol. 6 – Albert Thierry : faut-il encore étudier les grandes œuvres ? [DVD]. France : Mozaïques Films.

Lahire, B. (2004). La Culture des individus : Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : La Découverte.

Lasch, C. (1981). Mass Culture Reconsidered. Democracy, 1 (october 1981), 7-22.

Lordon, F. (2016). Les affects de la politique. Paris : Seuil.

Mordillat, G. (2010). Cultures, mauvais genres. Le Monde Diplomatique, 675, 2.

Nussbaum, M. (2011). Les émotions démocratiques: comment former le citoyen du XXIe siècle. Paris: Flammarion.

Peterson, R.A. (1992). Understanding audience segmentation: From elite and mass to omnivore and univore. Poetics, 21, 243-258.

Postman, N. (1985). Amusing Ourselves To Death: Public Discourse in the Age of Show Business. New York : Viking Penguin.

Roterham, A.J. & Willingham, D.T. (2010). « 21st-Century » Skills: Not New, but a Worthy Challenge. American Educator, 34 (1), 17-20.

  1. Postman (1985) oppose Le meilleur des mondes d’Huxley au 1984 d’Orwell, et prend le parti du premier cité en soutenant que dans les sociétés occidentales, la démocratie est davantage mise en danger par l’enfermement des masses dans le divertissement, l’insignifiance et la futilité que par l’emprise d’un Big Brother autoritaire assurant une surveillance et une manipulation constantes. Notons que cet enfermement dans le divertissement futile ne procède pas forcément d’une stratégie insidieuse d’un pouvoir centralisé, mais peut simplement être l’aboutissement « naturel » d’un marché médiatique qui finit par sélectionner les programmes et marchandises qui se vendent le mieux. Lasch (1981) ne dit pas autre chose. Critiquant, à travers la figure d’Herbert Gans, les positions d’une certaine Gauche prompte à voir dans la « culture de masse » une « libération » vis-à-vis de la « culture traditionnelle », il écrit : « en réalité, le marketing de masse — dans la vie culturelle comme dans tout autre domaine — réduit l’éventail même des choix proposés aux consommateurs. Des produits prétendument concurrents deviennent en fait de plus en plus indifférenciés ; d’où la nécessité de donner l’illusion de la variété en les présentant comme des innovations révolutionnaires, des avancées sidérantes de la science et de la technologie modernes, ou, dans le cas des productions de l’esprit, comme des découvertes intellectuelles dont la consommation apportera la perspicacité, le succès, ou encore la sérénité. Dans les débats sur la culture de masse, les effets habituels du marketing — consolidation du pouvoir financier, standardisation des produits, déclin du savoir-faire et de la qualité — disparaissent sous un nuage de rhétorique démagogique. Le trait le plus remarquable de ce débat sur la culture de masse est le fait que beaucoup de partisans de la Gauche, par souci de se disculper du moindre soupçon d’élitisme, ont fini — pour défendre la culture de masse — par recourir à une variante de cette idéologie de la libre entreprise, qu’ils rejetteraient sur le champ si d’autres l’utilisaient comme un argument destiné à soustraire le monde industriel aux interventions gouvernementales. » (Lasch, 1981, p. 11) 
  2. Bon nombre d’enseignants procèdent bien sûr déjà à cette intégration, et l’école n’a évidemment plus son imperméabilité d’antan vis-à-vis de ces formes culturelles. Voir par exemple : Dubet, F. (2002). Le déclin de l’institution. Paris : Seuil.
  3. En tant que « machines affectantes », les œuvres littéraires et artistiques peuvent tout à la fois servir les plus nobles causes et les plus sombres desseins (le cinéma nazi en est un exemple patent…). C’est une raison supplémentaire d’apprendre à l’école à se distancier des œuvres, notamment en questionnant l’idéologie qu’elles véhiculent, et les procédés affectifs qu’elles emploient.
  4. Lasch pointait déjà bien cette forme de « résignation bienveillante » dans les écoles américaines au début des années ’80: « Sous le prétexte de respecter le droit des minorités à « posséder leur culture propre » et sous celui, plus généralement, de respecter les droits des jeunes, les écoles ont abandonné tout effort réel de transmettre « ce que l’on sait et que l’on pense de mieux dans le monde ». Elles travaillent sur la base du postulat qui veut qu’une culture de haut niveau soit intrinsèquement élitiste, que personne ne devrait être obligé d’apprendre quoi que ce soit de difficile, et que les valeurs de la classe moyenne ne devraient pas être « imposées » aux pauvres. (…) Les enseignants américains invoquent des slogans démocratiques pour justifier en pratique des programmes qui condamnent la plupart de nos citoyens à un quasi-illettrisme. » (Lasch, 1981, pp. 13-14).
  5. Parfois pompeusement nommées « compétences du XXIe siècle »…