En démocratie, l’éducation n’est pas (seulement) un droit. C’est un devoir.

En démocratie, l’éducation n’est pas (seulement) un droit. C’est un devoir.
(photo www.pdg.be)
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Le 5 octobre dernier, à l’invitation du Parlement de la Communauté germanophone de Belgique, Nico Hirtt a pris la parole devant quelque 200 enseignants et étudiants réunis à Eupen dans le cadre d’une réflexion sur le thème «école et citoyenneté». Nous reproduisons ici son discours (avec quelques citations en langue allemande et leur traduction en français, ou vice-versa).

Lorsqu’on évoque la relation entre éducation et démocratie, il est une figure incontournable que l’on se doit de citer : le marquis Nicolas de Condorcet, philosophe de la Révolution française. C’est à lui que nous devons cette thèse célèbre :

« Wenn nun alle Menschen vor dem Gesetz gleich sind, dann erwächst der einzige Unterschied, der sie in verschiedene Klassen einteilt, aus ihrer Bildung »
« Quand la loi a rendu tous les hommes égaux, la seule distinction qui les partage en plusieurs classes est celle qui naît de leur éducation »

Voilà une bien belle sentence. Si belle même que, depuis plus de deux cents ans, elle est ressassée à l’envi pour soutenir que l’accès universel à l’éducation scolaire serait la meilleure garantie de l’égalité des chances et de l’égalité des droits.

« La seule distinction qui partage les hommes en classes est celle qui naît de leur éducation »… Si vous me demandez mon avis, voilà une bien profonde sottise de la part d’un si grand homme. Car chacun sait, et Condorcet aurait dû savoir, que l’inégalité entre les hommes, avant d’être le fruit de droits inégaux ou d’une éducation inégale, résulte d’abord de l’inégalité de fortune. Pour réussir en société, il semble bien qu’un gros compte en banque soit préférable à un joli diplôme…

Aussi, et au risque d’être politiquement peu correct, je dois vous avouer que je ne crois pas à cette fable condorcienne. Aussi longtemps que la fortune rendra les hommes inégaux, l’école ne pourra pas assurer l’égalité des chances. Elle ne ne sert pas à cela.

Mais alors à quoi sert-elle alors l’École ?

Pourquoi a-t-on décidé, un jour, d’y envoyer les enfants ?

Je veux dire les enfants du peuple, les enfants ordinaires.

Car pour ce qui est des autres, pour les enfants des classes sociales les plus favorisées, la réponse historique est simple : du jour où une catégorie d’humains a su acquérir, par la richesse ou par la force, le pouvoir de diriger la société et de faire travailler d’autres humains à son profit, depuis ce jour-là elle se dota d’institutions destinées à assurer l’éducation de ses propres enfants. Afin de faire d’eux leurs héritiers en les dotant des savoirs nécessaires à la gouvernance de l’État et à la jouissance de leur fortune : ces savoirs étaient le droit et l’histoire, l’art de discourir et l’art de la guerre, bref ce qu’il est convenu d’appeler une formation classique. La Mésopotamie eut son Edoubba, Sparte ses agelai, Rome ses paedagogiae, Charlemagne n’inventa l’école que pour les enfants mâles de la noblesse franque et, durant des siècles, les maisons des grands bourgeois et des gentilshommes résonnèrent des leçons d’histoire ancienne assénées à leurs fils par des précepteurs.

Les autres enfants, les enfants des ouvriers, des artisans et des petits paysans n’eurent droit à une véritable instruction scolaire qu’à partir de la Révolution industrielle. Même dans les régions européennes de langue allemande, dont certaines ont pourtant connu des formes de scolarisation populaire dès le 16ème siècle, dans la foulée de la Réforme, il fallut attendre le milieu du 19ème siècle pour atteindre des taux de scolarisation primaire de l’ordre de 80%.

Ces enfants d’artisans et de d’agriculteurs n’étaient pas pour autant ignorants. Loin de là. Le travail à la ferme ou dans l’atelier nécessitait d’immenses connaissances théoriques et pratiques, dont il est bon de se souvenir en visitant les éco-musées, les musées de l’artisanat, qui fleurissent désormais sur nos routes touristiques. C’est sur leur lieu de vie et de travail que les enfants d’avant la Révolution industrielle acquéraient une formation que l’on pourrait qualifier de polytechnique. C’est là aussi et en lien avec la pratique du travail, qu’ils étaient, socialisés, c’est-à-dire éduqués à la vie sociale.

Que se passe-t-il donc au 19e siècle pour qu’on envoie soudain tous ces enfants-là, six jours par semaine et plusieurs heures par jour, s’asseoir sur des bancs d’école ?

Dans notre société moderne, obsédée de productivité, de compétitivité et d’adéquation entre éducation et entreprise, on croit souvent que cette massification de l’École primaire répondait à un besoin croissant de qualifications lié à la Révolution industrielle. Or, rien n’est moins vrai : le machinisme, malgré toute la complexité technique qu’il supposait, n’a pas engendré une demande massive de main d’oeuvre qualifiée. Au contraire, le travail complexe qu’effectuait jadis un ouvrier de l’artisanat ou de la manufacture, se trouva remplacé par le travail parcellaire, répétitif, de celui qui n’était plus qu’un rouage de la machine. En un sens, l’abrutissement intellectuel de l’ouvrier devint la condition même de son employabilité dans les nouveaux rapports techniques de production.

Cependant, un problème se posait : si l’ouvrier n’a pas besoin d’être qualifié, il faut néanmoins qu’il soit discipliné, au travail comme dans sa vie quotidienne, afin que sa force de travail reste disponible de jour en jour. Or, les lieux traditionnels d’éducation, de socialisation des enfants, étaient en train de péricliter : la grande famille rurale — où l’enfant était instruit et éduqué par ses aînés et par les anciens — se désagrège sous la pression d’une urbanisation galopante ; et dans les villes, l’apprentissage — où l’enfant était élevé et formé chez un maître — est en déclin en raison de la faible demande d’ouvriers qualifiés.

Dans ces circonstances, des voix s’élevèrent pour assurer un minimum d’éducation aux enfants de prolétaires, en les envoyant à l’école. « Wer eine Schule eröffnet, schließt ein Gefängnis » « Ouvrir une école, c’est fermer une prison » écrit Victor Hugo. Ainsi, le capitalisme de la Révolution industrielle a envoyé les enfants du peuple à l’école, non pour les généreuses motivations d’un Condorcet, ni même parce qu’il aurait eu besoin de travailleurs instruits, mais parce qu’au contraire, en se passant de travailleurs instruits grâce à la machine, il avait rendu nécessaire la création d’une nouvelle instance de socialisation du peuple : l’École.

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, des raisons plus impérieuses vont accélérer la marche vers la scolarité universelle et obligatoire. Les concentrations industrielles, issues entre autres du développement des technologies de l’acier et de la chimie, avaient donné naissance à de puissants empires, en concurrence pour l’accès aux débouchés et aux matières premières ; ils avaient aussi donné naissance à une classe ouvrière nombreuse, disciplinée par l’usine, et qui se dotait d’idéologies jugées dangereuses. Face à cette double menace des guerres extérieures et de révolutions intérieures, on découvrit soudain la puissance d’un bon endoctrinement civique à l’école, notamment par des cours d’histoire et de géographie.

Après la victoire prussienne sur la France en 1870-71, le Bayrischen Lehrerzeitung du 14 mars 1873 écrivait : Der deutsche Schulmeister hat gesiegt!“. C’était bien l’avis aussi de Jules Ferry qui, après la défaite contre la Prusse et après la Commune de Paris, cette première grande révolution ouvrière, fonda l’École républicaine française en la justifiant ainsi :Die französische Geschichte muss Achtung und Verbundenheit wecken für die Prinzipien, auf denen diese Gesellschaft basiert.” « L’histoire de France devra inspirer le respect et l’attachement pour les principes sur lesquels cette société est fondée. »

En Belgique, le roi Leopold II décréta que Der auf Staatskosten erteilte Unterricht hat in allen Stufen zum Ziel, bei der jüngeren Generation Liebe und Respekt für die Prinzipien zu wecken, auf denen unsere freiheitlichen Institutionen beruhen.” « L’enseignement donné aux frais de l’Etat aura pour mission, à tous les degrés, d’inspirer aux jeunes générations l’amour et le respect des principes sur lesquels reposent nos libres institutions. »

En Allemagne, l’empereur Guillaume II déclare en 1890 : «Schon längere Zeit hat mich der Gedanke beschäftigt, die Schule (…) nutzbar zu machen, um der Ausbreitung sozialistischer und kommunistischer Ideen entgegenzuwirken. In erster Linie wird die Schule durch Pflege der Gottesfurcht und der Liebe zum Vaterlande die Grundlage für eine gesunde Auffassung auch der staatlichen und gesellschaftlichen Verhältnisse zu legen haben».

Les charniers de la Première Guerre mondiale portent, devant l’Histoire, le témoignage de l’efficacité redoutable qu’eut cette école pensée comme appareil idéologique d’État.

Remarquons que jusque là, la question de l’égalité des chances ne se pose pas. Pour les enfants du peuple, l’école est un passage plus ou moins obligé qui n’a que peu à voir avec leur destin social ou professionnel. Seule une infime minorité de ces enfants-là, remarqués par un instituteur attentionné et qui ont la chance de bénéficier de quelque rare bourse d’étude, poursuivent au-delà de l’école primaire.

Les choses vont changer au début du XXe siècle. Le développement rapide et la diffusion massive de technologies liées à la mécanique et à l’électricité, augmentent la demande de travailleurs qualifiés. Le réglage et l’utilisation des machines, le contrôle et la finition des produits, l’installation des réseaux électriques, l’entretien des moteurs, réclament des ouvriers à la fois habiles manuellement et sachant manipuler des instruments de mesure précis, lire des croquis conçus par les bureaux d’études.

Les systèmes éducatifs formels se dotent de filières techniques et professionnelles, perçues comme des voies de promotion sociale réservées aux plus méritants des enfants du peuple.

Le mouvement s’accélère dans la deuxième moitié du XXe siècle. A la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, les rapports de force sociaux, les nécessités de la reconstruction et certains progrès technologiques sont propices à une forte et — croit-on — durable croissance économique. Il faut de plus en plus de travailleurs qualifiés. En Belgique, le ministre Léo Collard déclare : « Ich halte es für eine zwingende Notwendigkeit, dass alle jungen Menschen, die fähig sind, ein Studium aufzunehmen, auch die Möglichkeit dazu erhalten, und zwar unabhängig von ihrer sozialen Herkunft oder der wirtschaftlichen Situation ihrer Eltern » « Je considère comme un impératif absolu que tous les jeunes gens capables d’entreprendre des études puissent le faire, quelle que soit l’origine sociale ou la situation matérielle de leurs parents.. ». Les conditions budgétaires, portées par la croissance, sont favorables et les états investissent massivement dans l’expansion de l’enseignement public.

On ouvre toutes grandes les portes de l’enseignement secondaire mais du fait même de cette massification, la sélection hiérarchique des futurs travailleurs change de nature. Il ne s’agit plus de choisir entre ceux qui iront travailler et ceux qui poursuivront dans l’enseignement secondaire, mais de trier ceux qui seront orientés vers les filières techniques ou professionnelles et ceux qui continueront dans la formation générale. La sélection méritocratique se mue en une sélection négative : ce sont les élèves en échec scolaire que l’on ré-oriente vers l’enseignement technique et professionnel. Voie de promotion dans les années 20 et 30, celui-ci devient une voie de relégation à partir des années 60.

Et par l’effet d’un miracle pédagogique que nous n’analyserons pas ici, cette sélection reproduit, encore et toujours, la même stratification sociale : ce sont les enfants d’ouvriers et de petits employés qui se trouvent orientés massivement vers les filières les moins prestigieuses.

Ainsi l’école obligatoire, qui était déjà un instrument de socialisation, un appareil idéologique d’état, une machine à sélectionner et à produire de la main d’oeuvre qualifiée, se dévoile-t-elle désormais — notamment sous la plume du sociologue français Pierre Bourdieu — comme une instance de reproduction intergénérationnelle des classes sociales. Certes, de tous temps, les fils d’ouvriers devinrent ouvriers et les fils de notables, notables. Ce qui est nouveau, à partir du dernier tiers du vingtième siècle, c’est que désormais l’école — cette institution qui prétendait assurer l’égalité des chances — contribue à cette reproduction.

Par la même occasion la réussite et l’échec scolaire se muent en nouvelle justification idéologique des inégalités sociales.

Les conditions économiques et budgétaires qui avaient présidé à cette massification de l’enseignement vont se trouver bouleversées avec l’entrée de l’économie mondiale — et désormais mondialisée — dans l’ère des crises à répétition. A partir des années 90 surtout, dans un contexte de compétition économique exacerbée, les décideurs économiques ont décrété qu’il n’est plus question de laisser les systèmes d’enseignement aux mains de dangereux rêveurs, pédagogues ou enseignants. L’école ne peut plus se contenter d’être ce fleuve tranquille de savoirs et de qualifications où les employeurs n’ont qu’à venir s’abreuver. Elle doit devenir une machine de guerre économique.

Mais dans le même temps, les États se trouvent sommés, par les mêmes décideurs économiques, de se serrer la ceinture.

D’où le problème : comment assurer un enseignement « efficace » — entendez: au service de la compétition économique — tout en disposant de moins de moyens pour le financer ? A cette question difficile l’OCDE apporte la réponse suivante : il faut « viel eher institutionelle Reformen anstatt eines Ausbaus der Ressourcen innerhalb des gegebenen institutionellen Rahmens » « des réformes institutionnelles plutôt qu’une expansion des ressources à l’intérieur du cadre institutionnel existant ». Traduction : la massification de l’école, la croissance quantitative des systèmes éducatifs, c’est bien fini. Cette fois il faut rechercher une adaptation qualitative, une adéquation fine, entre l’enseignement et les besoins du marché du travail.

Voyons donc ce qu’il réclame, ce marché du travail. Ce graphique montre l’évolution des emplois en Europe, entre 2000 et 2009, selon le niveau de qualification. Ce qu’on y observe c’est une polarisation : une forte croissance des emplois nécessitant des travailleurs très hautement qualifiés ou au contraire très faiblement qualifiés ; et un creusement dans les qualifications intermédiaires, surtout manuelles.

Il va donc falloir revoir notre vision de l’égalité des chances. L’OCDE explique très lucidement — ou très cyniquement ? — que…

« Nicht jeder wird eine Karriere im dynamischen Sektor der New Economy einschlagen. Im Grunde wird dies sogar bei den meisten nicht der Fall sein. Die Lehrpläne können daher nicht so ausgerichtet sein, als ob alle es weit bringen müssten.”

« Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie”. En fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin. »

Mais alors comment doivent-ils être conçus ces programmes scolaires ?

Voici la liste des 26 emplois qui ont connu la plus forte croissance aux Etats Unis durant les années 2000-2010. On y trouve sans surprise cinq jobs à très haut niveau de qualification, mais seulement trois emplois moyennement qualifiés. Tous les autres sont décrits, dans ce document issu du Monthly Labour Review, comme des « short term on the job training », formation de courte durée sur le tas (en maximum 48 heures).

Remarquons cependant que la grande majorité de ces emplois dits « non qualifiés » se situent dans le secteur des services. En réalité, ils font appel à un grand nombre de compétences élémentaires, comme l’aisance dans la communication en différentes langues et l’utilisation des TIC, et surtout, à une grande capacité d’adaptation, une grande flexibilité.

Ainsi que l’explique fort bien un rapport du Vlaamse Onderwijsraad :

« In der Arbeitswelt und auf dem Arbeitsmarkt werden keine Arbeiter mehr gesucht, die viel ‚wissen‘ und ‚können‘, sondern Arbeiter, die kompetent sind und bleiben, das heißt die fähig und anpassbar sind.“

« Dans le monde du travail et sur le marché du travail on ne cherche pas des travailleurs qui “savent” et “peuvent” beaucoup, mais des travailleurs qui sont et qui restent compétents, c’est-à-dire capables et adaptables. »

Il faudrait donc décidément abandonner les « vieux » discours et les vieux rêves démocratiques sur l’éducation. L’école ne devrait plus ambitionner d’être la dispensatrice d’une culture commune, source d’émancipation et de références collectives. Elle devrait se recentrer sur ce qui est porteur d’employabilité, d’adaptabilité et de flexibilité, privilégier la compétence opérationnelle sur le savoir porteur de compréhension du monde.

« Die Schulen » « Les écoles », dit le service européen Eurydice, «  (müssen) sich darauf beschränken, den Schülern das Rüstzeug zu vermitteln, das es ihnen erlaubt, selbst ihre Kenntnisse in den Bereichen zu entwickeln, für die sie sich interessieren »

« (doivent) se borner à doter les élèves des bases qui leur permettront de développer par eux-mêmes leurs connaissances dans les domaines qui les intéressent. »

Au passage, la qualification cède la place à l’employabilité, c’est-à-dire l’individualisation du rapport à l’emploi et à la formation : l’école t’a donné les bases, maintenant c’est à toi de te débrouiller pour te rendre employable et pour le rester tout au long de la vie.

Le CEDEFOP dit: « Die Bürger (müssen) zu motivierten und autonomen Lernenden werden (…), die in der Lage sind, die Anforderungen unsicherer Arbeitsumgebungen, in denen es den Arbeitsplatz auf Lebenszeit nicht länger gibt, treffsicher zu deuten
. (Sie müssen) die Verantwortung für die eigene Weiterbildung zur Aktualisierung ihrer Kompetenzen und zur Erhaltung ihrer Beschäftigungsfähigkeit selbst übernehmen. »

« (Il faut) », dit le CEDEFOP, « préparer les citoyens à être des apprenants motivés et autonomes (…) à même d’interpréter les exigences d’un marché du travail précaire, dans lequel les emplois ne durent plus toute une vie. (Ils doivent) prendre en main leur formation afin de maintenir leurs compétences à jour et de préserver leur valeur sur le marché du travail. »

Quant à l’institution scolaire proprement dite, elle est à son tour sommée de devenir plus flexible. Il y faut, disent les économistes proches de l’OCDE, « eine Politik, die den Wettbewerb, die freie Schulwahl und die Kräfte des Marktes zulässt » « des politiques qui introduisent la compétition, le libre choix et les forces du marché ».

On a donc mis les élèves en compétition au moyens de livrets de compétences, on a mis les enseignants en compétition en liant leur salaire au mérite, on a mis les écoles en compétition en libéralisant le quasi-marché scolaire et on a mis les systèmes éducatifs en compétition grâce aux enquêtes PISA.

Que toute cette compétition en éducation renforce les inégalités entre écoles et entre élèves ne semble le souci de personne. Qu’importe que l’école devienne plus inégale puisque, ce faisant, elle s’adapte parfaitement à la polarisation du marché du travail.

Et tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Du moins pour ceux qui considèrent que ceci serait le meilleur des mondes. Un monde où les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres ont été multipliées par 4 en 20 ans ; un monde qui fonce aveuglément vers l’épuisement des ressources naturelles et vers une catastrophe climatique ; un monde où l’ignorance le dispute à la cupidité, la barbarie à l’oppression…

Il y a un peu moins d’un siècle, l’écrivain Herbert George Wells concluait son célèbre ouvrage « Outline of History » par cette phrase : « Die Menschheitsgeschichte wird mehr und mehr ein Wettlauf zwischen Bildung und Katastrophe » « L’histoire de l’humanité prend de plus en plus la forme d’une course entre l’éducation et la catastrophe. »

Wells soulignait, en 1920, le fossé croissant entre, d’une part, ce que semblaient promettre les extraordinaires progrès des sciences et des techniques et, d’autre part, leur mise en oeuvre au seul profit de l’enrichissement de quelques uns et du pouvoir destructeur de leurs armées.

Que dire alors aujourd’hui ? Notre connaissance et notre compréhension du monde croissent exponentiellement. Rien ne semble pouvoir résister au progrès de nos capacités technologiques. Et pourtant un milliard d’êtres humains survivent avec moins d’un dollar par jour et n’ont pas accès à l’eau potable. Deux milliards et demi n’ont pas accès à des installations sanitaires. Dans de vastes régions du globe, notamment en Afrique du Nord et au Moyen Orient, un jeune sur deux est sans emploi et sans revenu.

Je pense qu’une société ne peut se prétendre démocratique que si elle remplit au moins trois conditions.

Premièrement, il lui faut des lois et des institutions organisant l’expression de la souveraineté populaire: parlements, assemblées, conseils, élections, référendums… Admettons que cette première condition soit à peu près remplie dans la plupart des pays dits «développés».

Deuxièmement, il faut que le champ d’action de ces institutions aille au-delà du choix de la couleur des poteaux de signalisation routière ; elles doivent disposer d’un pouvoir réel, dans les domaines essentiels de la vie collective. Là, on peut déjà commencer à douter. Que je sache, la décision de fermer l’entreprise Caterpillar à Gosselies et de licencier ses travailleurs, n’a été prise ni par les travailleurs concernés, ni par le peuple wallon ou le peuple belge ou encore par leurs représentants démocratiquement élus. Et le paysan Congolais qui ne peut plus vendre son poulet sur le marché de Kinshasa, parce qu’on y déverse des volailles élevées en batteries en Europe ou en Asie, n’a lui non plus jamais été consulté sur cette question. L’économie, la finance, la création et la suppression d’emplois, bref le travail, la production et la répartition des richesses, tous ces fondements matériels de notre vie collective, échappent complètement au jeu de la démocratie. A cet égard, on peut dire que la démocratie reste encore largement à conquérir.

Cela ne rend que plus importante encore la troisième condition : il ne suffit pas d’avoir des droits démocratiques, encore faut-il que tous les membres de la société jouissent de la capacité de participer pleinement à la vie démocratique, donc d’en appréhender les enjeux et les débats dans toute leur complexité.

Prenons par exemple : les problèmes climatiques.

(Quelques chiffres de notre enquête de 2015.)

Ou notre enquête 2008 sur les « savoirs citoyens critiques » : Un élève sur quatre ignore que le Congo a été une colonie belge; dans l’enseignement professionnel plus d’un élève sur deux est dans ce cas.

Un élève sur cinq dans l’enseignement général et près d’un élève sur deux dans le professionnel ignore que les noirs d’Amérique sont les descendants d’esclaves.

Quand j’étais encore enseignant et que des élèves semblaient donner quelques signes de démotivation face aux exigences de l’étude et du travail scolaire, j’avais coutume de leur demander : «préférez vous vivre en démocratie ou en dictature ?». Bien sûr, ils répondaient tous en choeur : « en démocratie ». Alors je leur disais : « moi je veux bien. Je veux même bien me battre avec vous pour conquérir cette démocratie dans la mesure où elle est encore loin d’être parfaite. Mais à une condition : il faut que vous vous instruisiez ! Il faut que vous soyez dignes de cette démocratie. Il faut que vous soyez capable de comprendre le monde dans toutes ses dimensions : sociale, économique, technologique, historique, artistique, etc. Peu importe ce que vous ferez demain sur le plan professionnel, que vous soyez médecin ou éboueur, ingénieur ou ouvrier, artiste ou plombier, je n’accepte de vous donner des droits démocratiques qu’à cette condition : que vous développiez vos connaissances et votre intelligence. Je ne veux pas que demain l’avenir de ma retraite et celui de la planète, notre sécurité sociale, notre politique énergétique, notre politique étrangère, notre politique éducative, notre politique culturelle… soient décidés par des gens qui ne savent rien et ne comprennent rien à l’économie et à la géographie, au réchauffement climatique et à l’histoire du colonialisme, qui ne sont pas capable de faire la différence entre un chef d’oeuvre du 7e art et une émission de téléréalité. »

Et je terminais en leur citant ce magnifique poème du dramaturge antifasciste allemand, Bertolt Brecht :

Lerne das Einfachste ! Für die
Deren Zeit gekommen ist
Ist es nie zu spät !
Lerne das ABC, es genügt nicht, aber
Lerne es! Laß es dich nicht verdrießen !
Fang an! Du mußt alles wissen!
Du mußt die Führung übernehmen.
Lerne, Mann im Asyl !
Lerne, Mann im Gefängnis !
Lerne, Frau in der Küche !
Lerne, Sechzigjährige !
Du mußt die Führung übernehmen.
Suche die Schule auf, Obdachloser !
Verschaffe dir Wissen, Frierender !
Hungriger, greif nach dem Buch: es ist eine Waffe.
Du mußt die Führung übernehmen.

Depuis plus de deux cents ans, depuis que les enfants ont été envoyés massivement à l’École, celle-ci a servi à reproduire les conditions sociales, économiques et politiques nécessaires à une société profondément injuste, inégale et violente.

L’école ne pourra pas faire en sorte que tous soient égaux ; elle ne peut pas davantage assurer un emploi utile, intéressant et gratifiant à tous, car ce n’est pas elle qui décide de cela.

Mais ce que peut faire l’école, c’est donner à chacun la chance de participer à l’écriture commune de notre avenir. C’est là notre responsabilité à nous, enseignants. Il nous appartient de motiver les élèves et de trouver les voies pédagogiques qui permettent de construire et de donner du sens aux savoirs scolaires. Mais c’est aussi la responsabilité de ceux qui ont la charge diriger l’enseignement. Il leur appartient de faire en sorte qu’aucun jeune ne devienne adulte sans avoir reçu une formation à la fois générale et polytechnique, de haut niveau, incluant des éléments d’histoire et d’économie, de sciences et de technologie, de sensibilité artistique et de dextérité manuelle. C’est-à-dire bien plus que les quelques compétences de base réclamées par l’adaptabilité sur le marché du travail. Cela implique un débat sans tabous sur les structures de l’enseignement, ses programmes et, sans doute le plus difficile, son financement.

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.