Plaidoyer pour une formation polytechnique

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L’an dernier, l’ancien ministre MR de l’Enseignement, Pierre Hazette, s’élevait dans le journal Le Soir contre les projets de prolongation du premier degré commun. L’essentiel de son son argumentation tenait en ceci :

«Les enfants sortent (du primaire) avec des aptitudes différentes… Certains sont porteurs de ce que j’appelle l’intelligence de la main avant que se développe une autre forme d’intelligence. Ceux qui voudraient s’exprimer par l’apprentissage de techniques, de métiers, on n’a rien à leur proposer.» «Il n’y a pas, chez nous, d’effort de revalorisation du technique et du professionnel autrement que dans de beaux discours.»

Plus près de nous, dans une note d’orientation au Gouvernement de la Communauté française que de nombreux vents favorables avaient déposé dans de multiples rédactions, Mme Simonet rappelait ce qui figurait déjà dans la déclaration de politique communautaire, à savoir qu’elle entendait…

«Consolider le tronc commun pour tous jusqu’à 14 ans»

Pour ce faire :

«Le premier degré ne peut être un lieu de formatage d’une intelligence exclusivement verbale, abstraite, spéculative»

Il faut au contraire

«…faire émerger des dynamique proposant des parcours différenciés, adaptés (à des) intelligences multiples».

Et de conclure :

«Un renforcement du tronc commun ne doit pas le rendre plus «général» mais lui donner un sens pluridisciplinaire, polytechnique»

Voilà deux discours qui nous proposent des politiques contradictoires — la suppression du premier degré commun pour M. Hazette, son renforcement pour Mme Simonet — mais qui visent néanmoins le même objectif — la revalorisation des filières qualifiantes — et, surtout, qui tiennent le même discours idéologico-pédagogique sur la multiplicité des intelligences, la distinction entre intelligence «abstraite» et intelligence «pratique».

Cette manière de figer l’intelligence dans des formes prédéfinies me semble particulièrement scabreuse, dépassée et en tout cas inopérante dans le débat concernant les filières et le tronc commun. Si l’on tient à distinguer différentes formes d’intelligence, pourquoi alors se limiter à ces deux formes-là ? A l’intérieur même de l’intelligence dite « théorique » ou «abstraite», il conviendra sans doute de ne pas confondre la méditation pure avec les intelligences « mathématique » et «scientifique», les intelligences « philosophique » et « économique » ou encore l’intelligence « théâtrale » et «poétique». Mais pareillement, ne pourrait-on pas distinguer des intelligences « esthétique », « sportive », «militaire, «religieuse», « citoyenne », « sociale », « politique », «agricole» et bien d’autres encore.

Quand j’avais 12 ans, les experts du PMS qui m’avaient ausculté sous toutes les coutures, déconseillaient vivement à mes parents de m’orienter vers une section mathématique ou scientifique étant donné mon incapacité récurrente à citer correctement les tables de multiplication. 45 ans plus tard je suis un professeur de math et de physique comblé, qui adore l’algèbre même s’il doit encore parfois se tourner vers ses élèves pour leur demander combien font 6 fois 7… Sans doute faudra-t-il donc se résoudre à déterminer différentes formes d’intelligence mathématique — arithmétique, géométrique, algébrique, «ensemblique»… — et, en fonction du rapport des élèves à ces formes d’intelligence, les orienter plus tôt (selon la version libérale-réactionnaire) ou pratiquer de la pédagogie différenciée, mettre en oeuvre des plans individuels d’apprentissage (selon la version pseudo-progressiste à la mode).

Qui plus est, il n’aura pas échappé à Mr Hazette et à Mme Simonet que les formations techniques et professionnelles actuelles ne font souvent plus appel à la dextérité manuelle ou à la force physique, mais bien davantage à des capacités précisément théoriques et abstraites. Ce qui distingue le bon électricien, ce n’est plus son habileté dans le maniement du tournevis ou de la pince à dénuder le fil, mais plutôt sa compréhension des principes du câblage électrique ou de la communication entre appareils dans un réseau domotique. Qu’y a-t-il donc de commun entre les intelligences requises pour devenir éducateur, coiffeur, mécanicien auto, secrétaire, agent de tourisme ou maçon ? Toutes ces filières de qualification peuvent-elles se réduire à une commune « intelligence de la main » ?

A vrai dire, ces discours sur la nécessaire prise en compte de la multiplicité des intelligences camouflent bien mal un profond mépris pour tout ce qui relève du travail productif. Ce mépris a une fonction sociale précise : il s’agit, dans une société hiérarchisée, de justifier idéologiquement la différence de revenus entre les fonctions de direction et les fonctions d’exécution. Au bas de la pyramide, les salaires doivent être bas, afin de garantir le profit qui viendra récompenser l’investisseur. Au fur et à mesure où l’on s’élève vers les fonctions dirigeantes, le revenu doit s’élever, pas nécessairement parce que le travail devient plus difficile, mais parce qu’il faut s’assurer un attachement, un «esprit d’entreprise» comme on dit désormais, de plus en plus fort. La justification officielle de ces inégalités de revenus réside dans diverses élucubration idéologiques comme la théorie des dons (ou des intelligences multiples), la méritocratie ou encore la responsabilité. Personne ne doute en effet que M. Bellens, lorsqu’il veille à ce que nous puissions demain regarder le foot dans les embouteillages, grâce aux smartphones 4G, assume devant la société une responsabilité et doit faire preuve d’une intelligence abstraite bien plus grande que, mettons, le conducteur d’un TGV lancé à 320 km/h avec 800 passagers à bord; ou l’ouvrier qui soude la cuve d’un réacteur nucléaire; ou encore l’agriculteur qui choisit de vidanger ou de ne pas vidanger son réservoir de Roundup© dans le ruisseau au bas de ma rue.

Ce mépris du travail productif finit cependant par jouer des tours et à ses promoteurs en les exposant à des contradictions insolubles. Il se trouve que certains métiers du bas de l’échelle sociale font appel à des techniques, à des savoirs, de plus en plus riches et complexes. Dès lors, les besoins qualitatifs en main d’oeuvre qualifiée, particulièrement dans les secteurs à haute composante technologique, finissent par entrer en contradiction avec l’image négative que l’on véhicule sur la nature de ce travail. Cette contradiction explique comment on peut entendre l’OCDE proclamer d’une même voix qu’il faut recentrer l’enseignement sur les compétences de bases et qu’il faut revaloriser les filières technologiques. C’est l’une de ces contradictions que le capitalisme a bien du mal à résoudre en rapport avec son système éducatif.
Mais comme on le sait, à l’Aped nous ne sommes pas du style à nous faire spécialement du souci pour l’avenir du capitalisme. Aussi certains de nos amis se demandent-ils quelle mouche nous a piqué d’aller proclamer, urbi et orbi, qu’il fallait une formation polytechnique. C’est que notre vision de cette formation, les raisons pour lesquelles nous voulons donner dans les écoles une place d’honneur à la technique et au travail, n’ont rien à voir, ni avec les exigences immédiates du marché du travail, ni avec des réflexions oiseuses sur de prétendues intelligences multiples. Ces raisons sont d’ordre politique et philosophique et s’inscrivent directement dans notre conception de l’école comme instrument d’émancipation collective.

L’homme, disait Benjamin Franklin, est un «animal fabricateur d’outils», «a tool-making animal». Le propre de l’homme n’est pas d’utiliser des outils — ce que font nombre d’espèces animales — mais de les concevoir. Or, la révolution industrielle d’une part, l’éducation scolaire d’autre part, ont creusé un fossé entre l’homme et l’outil, entre l’homme et son environnement technologique.
Remarquez, vous pourriez me dire à raison que ce qui est le propre de l’homme on s’en fiche un peu. Le propre de l’homme a longtemps été de cuire sa nourriture sur un feu, de s’habiller de peaux et de commettre de la peinture naïve ou érotique sur des parois de grottes. Ça ne nous empêche heureusement pas d’apprécier aujourd’hui le four micro-ondes, les vêtements en coton et la peinture impressionniste sur toile.

Lorsque j’évoque le «propre de l’homme» et son aliénation récente envers la technologie, ce n’est pas en craignant un quelconque déséquilibre psychologique pour nos contemporains. Je pense plutôt à leur capacité de comprendre, de maîtriser les techniques en tant qu’elles sont fondatrices des rapports sociaux que les hommes entretiennent entre eux. Le feu, l’arc à flèches, l’irrigation, la sélection des semences, l’élevage, la roue, la charrue, la construction navale, la sidérurgie, la chimie, la mécanique, l’électricité, les biotechnologies, l’informatique… tout cela a littéralement façonné nos sociétés.

Durant des millions d’années, l’homme a été en mesure d’appréhender pour l’essentiel ces techniques. Soit qu’il les maîtrisait directement, soit qu’il les voyait maîtrisées par les autres artisans ou agriculteurs de son village. Certes, le travail s’est complexifié et spécialisé. Mais en général l’homme pouvait parvenir à comprendre son environnement technologique; il pouvait donc aussi comprendre comment les évolutions de cet environnement agissaient sur les autres aspects de la vie en société.

Les premiers agriculteurs du néolithique pouvaient comprendre pourquoi leur activité nécessitait de se sédentariser et, partant, de se doter de nouvelles structures juridiques et politiques, par exemple pour organiser la propriété de la terre.

Le paysan de l’Empire romain pouvait comprendre que le développement de la charrue rendait obsolètes les techniques de production intensives en esclaves, propres aux latifundia romaines.

Les bourgeois de Bruges au 14e siècle, ou ceux de La Rochelle au 17e, pouvaient comprendre à quel point le développement des techniques de la navigation maritime ou celles de l’industrie textile nécessitaient de dépasser les vieilles réglementations féodales en matière de commerce et d’industrie.
Et l’ouvrier d’une manufacture de faïence, de meubles ou de quincaillerie du 18e siècle pouvait encore comprendre, lui aussi, tous les processus techniques de production mis en oeuvre dans cette manufacture ainsi que la suprématie qu’offrait ce mode d’organisation sur le travail artisanal.

Au XIXe siècle, le machinisme et la révolution industrielle vont radicalement changer les choses en poussant à l’extrême la décomposition du travail complexe en travail simple. La division sociale entre le propriétaire des moyens de production et le salarié se double alors d’une division entre celui qui a la maîtrise intellectuelle du processus de production et celui dont on ne requiert souvent même plus de force physique et encore moins de qualification, mais seulement de la discipline dans l’exécution de tâches répétitives.

Paradoxalement, c’est à ce moment-là, au début du XIXe siècle, alors que le travail ouvrier se déqualifie de plus en plus, que l’on va commencer à envoyer les enfants du peuple à l’école. Mais est-ce vraiment paradoxal ? L’enfant des familles populaires d’avant la Révolution industrielle était instruit, formé, socialisé, soit par la grande famille rurale soit dans le cadre de l’apprentissage.

On lui enseignait, sur le tas, la théorie et la pratique des activités productives complexes auxquelles il allait devoir participer. Mais on lui inculquait aussi les règles, les savoirs et les savoir-faire nécessaires à la vie collective : la morale, la religion, des rudiments de commerce et d’économie domestique, l’hygiène et l’éducation des enfants, le calcul, souvent même la lecture et l’écriture.
La révolution industrielle brise tout cela. Elle détruit la grande famille rurale par l’urbanisation galopante. Elle provoque le déclin de l’apprentissage par la déqualification du travail ouvrier. Elle broie l’éducation familiale par le travail des femmes et des enfants en usine. Avec la disparition des ces lieux traditionnels de socialisation, les villes et les campagnes se mettent à grouiller d’enfants miséreux, cherchant à survivre par tous les moyens. La bourgeoisie finit par s’en émouvoir : ces gamins sont une menace pour l’ordre établi et leur dérégulation morale menace de les rendre inaptes au travail discipliné que la fabrique leur réserve. «Ouvrir une école, c’est fermer une prison» s’écrie Victor Hugo. C’est donc à l’école que l’on demandera désormais d’inculquer aux enfants du peuple la morale, la lecture et l’écriture, le calcul, les poids et mesures, des notions d’économie domestique, etc. Mais surtout pas d’histoire ou d’autres sciences sociales car, dit Adolphe Thiers, «il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses». Et pas de technologie non plus : c’est l’affaire des ingénieurs.
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que, face à la montée du «péril socialiste» et à la menace croissante de guerres entre les grandes puissances industrielles, on se résolve à introduire à l’école du peuple l’étude de la géographie et de l’histoire qui doivent, disait Jules Ferry, «inspirer le respect et l’attachement pour les principes sur lesquels (notre) société est fondée».
Mais toujours pas de technologie.

Après la Première Guerre mondiale — dont les cimetières portent le témoignage de l’efficacité qu’eut l’école comme appareil-idéologique d’Etat — les attentes changent derechef. Les nouvelles industries liées aux technologies de l’électricité, de la mécanique, de l’électromécanique… réclament une formation plus poussée pour une partie des travailleurs. On sélectionnera les «meilleurs» d’entre eux, les plus méritants, pour les envoyer dans des écoles techniques ou professionnelles. Ça y est, la technologie fait son entrée à l’école, mais pour une minorité d’enfants seulement.

Durant les Trente Glorieuses le mouvement s’accélère et l’école secondaire se massifie. La sélection méritocratique à l’entrée du secondaire se trouve progressivement remplacée par une sélection plus tardive, basée sur l’échec. On oriente désormais les «moins bons» élèves du «noble» enseignement général vers un enseignement qualifiant qui, du coup, se transforme en filière de relégation. Le rapport scolaire à la technologie a pris la forme que nous lui connaissons. D’un côté, dans l’enseignement général, les enfants des classes supérieures reçoivent une formation totalement déconnectée du monde du travail; cette déconnection est d’ailleurs l’un des moyens d’opérer la reproduction sociale en conservant dans cet enseignement un rapport au savoir étranger à celui qui prévaut dans les familles populaires. De l’autre côté, dans l’enseignement qualifiant, les enfants du peuple ont droit à une formation étroitement spécialisée; si la formation technologique y est présente, c’est uniquement dans la mesure étroite de son utilité directe pour le travail productif spécialisé auquel le jeune est préparé.

La formation polytechnique, telle que nous l’envisageons est à l’opposé de cette conception duale de l’école. Nous entendons la formation technique, non pas comme une préparation directe à l’entré dans la vie professionnelle, ni même comme une préparation au choix d’orientation — même si, bien entendu, ces deux dimensions peuvent et doivent être présentes — mais nous l’entendons d’abord comme une partie intégrante de la formation générale. En fait, nous refusons cette distinction entre formation générale et technique. Pour nous, le but de l’école commune — de 5 à 16 ans — est bien de dispenser une formation générale. Mais, justement, aucune formation ne peut se prétendre générale si elle n’inclut pas un large éventail de technologies, si elle n’apprend pas ce que sont les grandes techniques de notre temps, celles de la vie quotidienne comme celles du monde productif, si elle ne fait pas découvrir ce qu’est le monde du travail, comment sont produites les richesses que nous consommons ou dont nous jouissons tous les jours. Comme le disait Anatole Lounatcharski :

« à la différence de l’enseignement technique, où il ne s’agit que de faire d’un homme un bon ouvrier, nous entendons (l’instruction polytechnique) comme faisant partie de l’instruction générale. Il ne s’agit pas de former un bon tourneur ou un bon ouvrier du textile, mais d’apprendre à l’homme à connaître le travail.»

Il est impossible de comprendre le monde économique et social sans comprendre l’acte productif qui est la source des richesses et donc sans comprendre les rapports techniques de production. Celui qui n’a aucune idée de ce qu’est l’électricité, de ce qu’est l’agriculture, de ce qu’est l’informatique, de ce qu’est un moteur à explosion, de la façon dont ces techniques sont créées, produites, utilisées, des rapports qu’elles déterminent entre l’homme et la machine ne peut avoir qu’une idée très partielle et déformée des rapports qui s’établissent entre ces hommes et comment ces rapports sont devenus ce qu’ils sont.

De même qu’on ne saurait comprendre le XIXe siècle sans comprendre les bouleversements qu’y ont apporté la vapeur et la machine, qui oserait décrire les mutations de l’époque actuelle sans évoquer l’ordinateur, les télécommunications et la bio-ingénierie ? Aussi, dans notre esprit, l’un des objectifs premiers de la formation polytechnique est-il de permettre au futur citoyen de saisir le rôle historique de la technologie dans les changements de société. L’organisation de la production et de la distribution des richesses est l’élément fondamental, déterminant, de toute l’organisation sociale. Et le développement des outils, des techniques, est l’élément fondamental du développement des rapports de production.

Comprendre comment fonctionne concrètement la production permet de détruire l’idée selon laquelle l’argent «fructifie» tout seul, sans travail, qu’il n’y aurait plus besoin de travail pour produire de la richesse.

La formation polytechnique permet de comprendre les potentialités énormes qu’offrent les technologies modernes sur le plan du progrès en matière de santé ou de qualité de vie; mais aussi les énormes dangers qu’elles recèlent potentiellement, lorsqu’elles sont mises en oeuvre dans une vision exclusive de profit et sans réflexion à long terme.

Nous ne négligeons pas l’intérêt d’une formation polytechnique pour mieux maîtriser son environnement technique quotidien qui, lui aussi, recèle de nombreux dangers et pour permettre au jeune d’opérer un choix d’orientation plus réfléchir et plus riche.

Enfin, nous croyons qu’une éducation polytechnique devra produire de meilleurs travailleurs, du moins au sens où nous entendons la qualité d’un travailleur : des travailleurs qui auront une réelle intelligence de la diversité de processus et de machines qu’ils rencontreront. Ça n’est pas forcément le type de «bons travailleurs» que réclament les patrons qui demandent tantôt des travailleurs étroitement spécialisés, tantôt des gens juste assez flexibles et adaptables pour se couler dans des tâches diverses sans rechigner.

Vous l’aurez compris. On ne s’en sortira pas en renvoyant les uns à l’intelligence de la main pendant que les autres feront de l’abstraction. Plus fondamentalement, il faut absolument rejeter une conception qui assimilerait la formation générale à la théorie et la formation technique à la pratique. Nous ne voulons pas qu’à côté de cours de mathématique, de français et d’histoire coupés de la pratique on ait, en guise de formation technologique, un cours de bricolage où l’on passera une année à connecter une pile à une ampoule.
J’ai déjà dit que la formation polytechnique doit être une partie intégrante de la formation générale. J’ajoute que la formation polytechnique, tout comme le reste de la formation générale, doit être à la fois théorique et pratique.
Vous savez que l’Aped a largement contribué au mouvement de critique contre l’approche par compétences qui sévit depuis dix ans dans les systèmes d’enseignement francophones et que l’on met aujourd’hui en place en Flandre. Cet après-midi j’aurai encore le temps de dire – en néerlandais – tout le mal que je pense de cette conception productiviste de l’enseignement. Néanmoins, nous ne devons pas oublier que si l’APC était certes une mauvais réponse, elle répondait tout de même à une question pertinente : celle de la relation entre le savoir et les usages du savoir.

Le problème de l’APC c’est qu’à force de se focaliser sur un problème réel — l’incapacité récurrente chez les élèves de mobiliser les savoirs enseignés — on a fini par oublier tout le reste : comment se construisent les savoirs ? Qu’est-ce qui leur donne du sens ? Et puis, pas du tout accessoirement, quels savoirs faut-il enseigner ?

C’est à tous ces questionnement que répond notre conception d’une formation générale ET polytechnique, théorique ET pratique.

La formation doit être générale ET polytechnique parce que comprendre le monde ce n’est pas étudier seulement l’histoire et les maths, c’est aussi découvrir ce qu’est une usine, une entreprise agricole, un atelier, un hôpital; c’est aussi comprendre ce que font les banques, les assurances, les syndicats; c’est aussi apprendre à se soigner, à se nourrir sainement, à éduquer ses enfants. Bref nous voulons renouer avec une formation complète, multidimensionnelle. Une formation que l’école n’a jamais offert aux enfants du peuple.

La formation doit être théorique ET pratique parce que si le savoir théorique est incontestablement supérieur au savoir pratique, empirique, il n’en reste pas moins que la pratique est le meilleur moyen de donner sens aux apprentissages; que la pratique constitue le terrain idéal pour construire ou déconstruire des concepts théoriques; parce que, enfin, la pratique est, en général, la destination finale du savoir théorique. Mais ce dernier point, l’APC nous a appris à ne pas l’oublier.

Oui, nous voulons réellement faire entrer le travail productif à l’école. Dans cette école-là, on construira des éoliennes et des ballons, on montera des films et des pièces de théâtre, on fera de la cuisine et les grands éduqueront les petits. A travers chacune de ces activités, les savoirs théoriques prendront sens, se construiront, seront mis en oeuvre et seront vérifiés. Mais cette pratique ne peut évidemment pas remplacer les cours théoriques. Ils restent les lieux indispensables de la synthèse, de l’abstraction, du développement, de la systématisation,…

Ceci, cet équilibre entre théorie et pratique, est vrai aussi bien pour ce que l’on appelle habituellement de la formation générale — les langues, les maths, les sciences, l’histoire, la géo… — que pour tout ce que nous voulons y ajouter sous le vocable de formation polytechnique : les techniques de l’industrie, celles de l’agriculture, celles des services, celles même du monde financier et bien sûr aussi celles de la vie quotidienne.

J’inclus évidemment dans la pratique, l’observation, qu’elle soit scientifique ou simplement documentaire : la technologie et le travail se découvrent aussi en visitant des usines et fermes, des hôpitaux et des écluses.

Voilà pourquoi notre vision de l’enseignement polytechnique est inséparable de ce concept que l’on nomme si bien «brede school» en néerlandais et pour lequel nous n’avons trouvé jusqu’à présent que cette formule bancale d’école ouverte. L’école qui restera ouverte après les cours, le mercredi après-midi, le week-end, et où l’on poursuivra, après un bon goûter et quelques jeux, les chantiers de production artistique, littéraire ou technologique, les bricolages et les pièces de théâtre qui donnent sens au savoir, lui offrent un champ pour se construire et le transforment en véritable compétences et pas dans ces compétences éthérées, purement spéculatives auxquelles on nous a habitué dans l’APC.

On nous dira sans doute que ce projet est par trop ambitieux. Je pense qu’il est simplement à la hauteur des défis que devront affronter les futures générations : nourrir, loger et vêtir correctement 10 milliards d’être humains, les soigner, les éduquer, leur fournir l’accès à la culture, au transport, à la paix et à la sécurité, réaliser tout cela sans épuiser les ressources de la planète, en préservant l’équilibre biologique, en assurant un environnement sain et agréable et en assurant des prises de décision démocratiques.
Si quelqu’un croit qu’on pourra réaliser tout cela sans être extrêmement ambitieux, alors il faudrait qu’il nous explique très vite comment faire.

Je vous remercie.

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.