De quoi l’instruction polytechnique est-elle le nom ?

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L’obscurantisme semble avoir encore de beaux jours devant lui. L’assassinat de Samuel Paty a particulièrement frappé la communauté éducative. Nous a ainsi été brutalement rappelée l’impérieuse nécessité de poursuivre et d’intensifier la lutte pour un savoir commun à tous les humains, quels qu’ils soient. Des concepts comme la liberté de pensée et d’expression, ou encore l’émancipation, ne peuvent rester purement théoriques. Ils doivent s’incarner dans la pratique de nos écoles. On pense immédiatement à la nécessité d’une culture générale étendue. On aurait tort de négliger l’importance de la culture technique, tout aussi vitale pour comprendre le monde actuel et devenir un citoyen critique. L’école démocratique sera celle qui offre à tous, sans distinction, les lumières des savoirs polytechniques. Une mission hélas quasi-impossible, dans une institution organisée pour servir les intérêts d’une « démocratie » de marché qui tire profit de la ségrégation et se contente de vagues compétences pour tous, réservant les savoirs de haut niveau à une élite. La Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) affiche dans son Pacte d’excellence la volonté de renforcer la dimension polytechnique du tronc commun d’enseignement. Ce qui s’annonce contribuera-t-il à éclairer les consciences ?

Voici bientôt dix ans déjà, l’Aped l’affirmait haut et clair : Pas d’école démocratique sans instruction polytechnique. Entretemps, l’expression a été reprise jusque dans les intitulés des réformes du Pacte d’excellence de la FWB. Notre revendication aurait-elle été entendue ? Pour y voir clair, rien ne vaut un retour à l’histoire des savoirs polytechniques – l’histoire d’une longue et progressive aliénation – et un rappel de ce que nous voulons au juste.

L’histoire dont nous héritons…

Quand l’industrie s’empare de l’homme

De nombreuses espèces animales se servent de pierres, de bâtons ou de feuilles pour transformer la nature selon leurs besoins, pour ouvrir une noix avec un caillou, pour construire un nid avec des brindilles. Le propre de l’homme, de l’«Homo faber» selon l’expression de Benjamin Franklin, n’est donc pas d’utiliser des outils, mais de les concevoir.

Au sein des collectivités primitives, une spécialisation s’opère au fur et à mesure que les techniques se diversifient et se complexifient. Cependant, malgré cette dynamique, chaque producteur garde la maîtrise des processus qu’il met en œuvre.

À partir d’environ 9000 av. J.-C., le développement de l’agriculture et la sédentarisation donnent naissance à de nouveaux rapports de production. Dans les villages céréaliers de la civilisation de l’Obeid, en Mésopotamie (VIe-Ve millénaires), l’accumulation locale de richesses produit l’émergence des premières classes sociales et des premières chefferies.

Quand la découverte de la métallurgie vient décupler les forces productives, cette division en classes sociales est déjà bien installée. L’exploitation et la spécialisation s’accentuent, mais les producteurs continuent à rester maîtres de leurs outils, à défaut d’en être toujours les propriétaires. Ce constat reste vrai pour le serf ou le paysan pauvre du Moyen-Age, pour l’ouvrier ou l’artisan de la Renaissance, pour le travailleur des premières manufactures.

Le passage à l’industrie capitaliste, à partir de la fin du XVIIIe siècle, pousse la division du travail à l’extrême. Le machinisme établit une barrière entre la conception des techniques de production et leur utilisation. Désormais, le prolétaire n’agit plus que sous les impératifs de lois (économiques, techniques, scientifiques…) qui échappent à sa compréhension. Il n’impose plus son rythme à la machine, c’est la machine qui lui impose le sien. La non qualification de l’ouvrier, son ignorance, son abrutissement, deviennent bientôt les conditions de son «employabilité» dans le processus de production. L’innovation technique n’est plus un moyen d’alléger le travail de l’homme, elle ne sert plus qu’à augmenter le taux de profit du capitaliste et, parallèlement, le degré d’exploitation du travailleur.

Quand le capitalisme s’empare de la transmission

Jusqu’au début du XIXe siècle, la forme principale de transmission de la culture technique était l’apprentissage. Dans les régions rurales, chez les fermiers ou chez les artisans, l’enfant apprenait grâce aux aînés, aidant à l’entretien et à la réparation des outils lorsque l’hiver s’installait. En ville, chez les ouvriers, cet apprentissage prenait parfois un caractère plus formel. L’enfant était placé chez un maître qui lui transmettait ses connaissances techniques, tout en assurant sa socialisation : il lui enseignait comment s’exprimer correctement, lui inculquait des règles de morale et de conduite, lui apprenait parfois à lire et à écrire. Mais l’avènement du capitalisme industriel entraîne l’urbanisation et la prolétarisation des classes laborieuses. L’ouvrier devient l’appendice d’une machine pour qui ses qualifications importent peu. La famille rurale traditionnelle commence à disparaître et, dans les villes, l’apprentissage subit un recul important. Le déclin des lieux traditionnels de socialisation entraîne une augmentation de la délinquance qui va conduire la bourgeoisie à envoyer les enfants du peuple se faire éduquer à l’école au milieu du XIXe siècle.

Quand la consommation s’empare du quotidien

Avec l’entrée dans la société de consommation, au milieu du XXe siècle, le capitalisme franchit un pas supplémentaire dans l’aliénation de l’homme par la technologie. Désormais, ce n’est plus seulement comme travailleur, mais aussi dans sa vie quotidienne, qu’il perd la maîtrise de son environnement technique. L’objet technologique est enrobé d’une mystique qui le rend tout à la fois étranger, incompréhensible, et infiniment désirable. L’école reproduit cette double aliénation. La technologie n’y est présente que dans la mesure où elle répond aux stricts besoins d’une formation spécialisée (dans l’enseignement qualifiant) ou à l’adaptation du producteur et du consommateur aux évolutions du marché. Seule l’élite a droit à une formation de type polytechnique dont elle se sert pour assurer sa domination. C’est pourquoi il est urgent de nous en emparer et de transmettre aux jeunes les outils de leur émancipation.

L’enseignement polytechnique dont nous avons besoin…

L’instruction polytechnique en tant que vision d’ensemble

Loin de tomber dans une spécialisation étroite, l’instruction polytechnique doit embrasser les principes généraux de tous les processus de production, mettre en lumière leurs bases scientifiques et initier les enfants comme les adolescents au maniement d’une grande variété d’instruments de travail. Il s’agit d’apporter une compréhension à la fois théorique et pratique de la production dans son ensemble, et ainsi contribuer à l’intelligence de la vie sociale.

L’instruction polytechnique en tant que théorie

La formation polytechnique doit permettre aux futurs citoyens de saisir le rôle historique de la technologie dans les changements de société. En les dotant des connaissances nécessaires, elle permet de conscientiser les jeunes aux enjeux environnementaux, sociaux et culturels des choix posés. En les confrontant à l’impossibilité d’une croissance illimitée, elle permet aux élèves d’ouvrir les yeux sur les contradictions fatales d’un système économique fondé sur l’accumulation.
Il est impossible de comprendre le monde économique et social sans comprendre l’acte productif qui est la source de toute richesse. S’il s’agit d’adopter une vue d’ensemble, il s’agit aussi d’acquérir des savoirs essentiels à la compréhension et à la conception de la technologie.

L’instruction polytechnique en tant que pratique

L’instruction polytechnique ne peut pas être seulement théorique. L’enfant doit apprendre concrètement ce qu’est le travail productif. Il faut «toucher» les objets, il faut manipuler et fabriquer des outils, il faut planifier et organiser le travail, il faut dessiner des plans, il faut évaluer les dangers, les contraintes, estimer des marges d’erreur… Ce travail productif est un important vecteur de socialisation. Il permet aux élèves de se confronter à la nécessité d’une collaboration efficace pour venir à bout d’un projet socialement utile.

Concrètement, dans les écoles, ça ressemblerait à quoi ?

Le développement d’ateliers scolaires

La création d’ateliers scolaires répond à l’objectif de développer des connaissances et des aptitudes techniques chez les enfants, en favorisant une pédagogie constructiviste fondée sur le travail. Ces ateliers sont au cœur de notre vision de l’école «ouverte». C’est là que prennent corps les projets collectifs par lesquels l’école devient plus qu’une école : un lieu de vie.

La mise en place de cours théoriques de technologie

A côté de la pratique et en lien avec elle, il faut de véritables cours théoriques. Cette formation polytechnique théorique passe aussi par l’intégration de la dimension technologique dans d’autres disciplines : géographie, économie, histoire, sciences et mathématiques.

La découverte passive et active du monde de la production

Aujourd’hui, les écoles organisent des visites à caractère historique, culturel, artistique et scientifique. C’est une excellente chose. Nous proposons que les élèves se rendent également, chaque année, sur des lieux où l’on travaille. Afin d’ouvrir les jeunes à l’extraordinaire variété des technologies mises en œuvre, technologies qui pourront ensuite être approfondies dans le cadre des cours théoriques. Afin aussi de les confronter aux conditions de travail, au rythme du travail, aux dangers de la production et aux relations sociales en entreprise.

À partir d’un certain âge, il faut aller plus loin que les seules visites passives. Les jeunes doivent participer au travail productif. Outre l’expérience de la production et des techniques mises en œuvre, outre l’acquisition de savoir-faire et la découverte de contraintes comportementales, il s’agit de saisir l’importance des organisations représentatives des travailleurs et des diverses formes de leur solidarité. Car n’oublions pas que c’est grâce à celle-ci que la liberté d’expression, dans les urnes ou dans la rue, fut conquise par le peuple.

La différence que nous revendiquons…

Avec le Pacte d’excellence, la Fédération Wallonie-Bruxelles ambitionne de conférer une dimension polytechnique à notre enseignement. Cette volonté est manifeste, nous ne pouvons le nier. Par contre, sa concrétisation semble bien timide. Et éloignée des propositions que nous formulons. Timide, car les quelques heures prévues pour une éducation culturelle, artistique et technologique ne suffiront pas à transformer radicalement les choses. Elles n’amélioreront qu’à la marge la connaissance des processus de production par nos élèves, limitant leur compréhension des mécanismes qui régissent le monde où ils vivent. Éloignée de nos propositions, car aucune réforme structurelle n’accompagne le Pacte. Les effets de quasi-marché scolaire vont donc continuer à orienter précocement les élèves. Et le bagage technologique sera différent selon les enfants. Sa qualité, comme ses contenus, dépendront des établissements qu’ils fréquentent.

Pire, ce manque d’ambition laisse la porte de nos écoles grand ouverte à une marchandisation accrue. L’esprit d’entreprise et l’importance du tissu économique associé à nos établissements sont d’ailleurs fortement soulignés par le Pacte. Quant aux TIC, elles y apparaissent tantôt comme des outils incontournables, tantôt comme des enjeux éducationnels à évaluer localement (en fonction des plans de pilotage). Dans ce cadre, l’instruction polytechnique est le nom d’un cadeau fait au patronat. Les budgets alloués à la numérisation vont pouvoir ruisseler vers les entreprises privées. Les compétences vont pouvoir mesurer, avec une acuité nouvelle, l’employabilité de nos élèves.

L’instruction polytechnique, selon l’Aped, est tout autre. Elle vise à offrir à tous les enfants la maîtrise de leur avenir. La salle de classe n’y est plus le lieu où se consomme la culture néolibérale, où s’apprend la compétition, où s’acceptent les logiques marchandes, où se vit la soumission à la Silicon Valley. Elle devient un espace d’émulation et de socialisation où se bâtissent les rêves et où se rêvent les bâtisseurs de demain. Dans ce sens, l’instruction polytechnique est le nom d’un engagement démocratique. Celui qu’exige la liberté d’expression.