Christian Laval: de l’école néo-libérale à l’éducation démocratique

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Cet article est le compte rendu de la conférence passionnante qu’a tenue Christian Laval à l’occasion de nos « 6 heures pour une Ecole démocratique » le 18 novembre 2023. Christian Laval est un sociologue français, auteur de nombreux ouvrages et articles révélant les dynamiques de la « nouvelle école capitaliste ».

Quelques remarques préliminaires

Dans les années 80, on n’a pas compris tout de suite où nous conduisaient les différentes réformes menées dans le section de l’enseignement. Il ne s’agissait pas de petites réformes, mais bien d’un changement de paradigme dans nos systèmes scolaires, brique par brique. Dans la vision néolibérale, les réformes de l’enseignement sont une partie de cette transformation vers une autre « vision » de la société ; elles sont même un élément central de cette transformation.

Adopter une posture critique envers ces réformes est un acte de résistance, mais cette posture est difficile à tenir car le néolibéralisme se présente comme « l’avenir ». Dans cette perspective, l’enseignement et les services publics représentent quelque chose d’archaïque. Nous devons donc nous demander « comment récupérer l’avenir ». Cette projection est nécessaire pour ne pas perdre le moral. Il nous faut donc construire une vision de l’avenir.

L’analyse présentée par Christian Laval est au croisement de deux logiques : sa logique de terrain (son métier d’enseignant, son engagement syndical, ce que l’on perçoit et les épreuves du quotidien, sa pratique…) et sa logique de chercheur (la théorie)

La posture de chercheur

 La position de chercheur de Christian Laval lui permet d’utiliser plusieurs grilles d’analyse.

  • Grille 1 : utilitarisme (suite à des études et traductions de Bentham qui définit l’homme comme un être de calcul qui n’a pour but que l’accroissement de son bonheur personnel).
  • Grille 2 : marxisme (mondialisation et altermondialisme)
  • Grille 3 : Bourdieu (les élites adhèrent désormais à un mouvement du marché et vont désormais se former dans les grandes écoles du marché).

La posture de terrain

Observation 1 : intégration de notions économiques dans le vocabulaire de l’école

Dans les années 80, on constate l’entrée d’un vocabulaire économique dans le système scolaire. Par exemple, des termes tels que « l’offre » et « la demande » montrent que la volonté est à présent d’offrir un « service » scolaire selon la demande des parents (= consommateurs d’école). On s’éloigne ainsi de la logique de « l’école État » avec ses valeurs pour aller vers des valeurs horizontales. L’École met en place des projets « adaptés » au public, elle intègre la demande des parents et donc une logique de marché. Ces réformes seront, en France, réalisées par la gauche socialiste au nom de la « démocratisation ».

Observation 2 : séparation direction/enseignants

Avec la montée en puissance auprès des directions du vocabulaire managérial, dans les années 80, vient aussi l’adoption du principe de séparation d’avec le monde enseignant. On va formater les directeurs, administrateurs, inspecteurs… à ce nouveau vocabulaire, on va les opposer aux enseignants et les former à conduire les enseignants à adhérer à cette logique managériale.

Observation 3 : quantification

La quantification à travers l’évaluation. Il faut évaluer l’efficacité scolaire, la valeur ajoutée établissement par établissement. On construit ainsi des « ranking », des palmarès diffusés, dans certains pays, dans la presse. Ces classements permettraient aux parents de se conduire en vrais consommateurs d’écoles et de faire un choix rationnel.

Observation 4 : ségrégation scolaire et massification

Dans les années 80, on connait une massification scolaire qui ne sera pas accompagnée d’une démocratisation, mais plutôt d’une ségrégation scolaire. On assiste à une véritable transformation sociologique de la forme scolaire. Le tri se fait par une ghettoïsation, une séparation entre élèves venant de milieux favorisés ou défavorisés.

L’Ecole attaquée « de l’intérieur »

En 1995, la France connait de grandes grèves qui représentent la première grande mobilisation contre le néolibéralisme en France. Bourdieu explique que le néolibéralisme n’est pas seulement l’extension des marchés mais l’étatisme (l’État devient agent de transformation de la société en fonction du marché). L’ « élite », en ce compris étatique, devient l’agent du marché. C’est donc une mutation fondamentale qui s’empare de l’intérieur de l’État. Au final, les attaques intérieures du néolibéralisme sont plus importantes que les attaques extérieures (entreprises privées dans l’école). Quand les mouvements altermondialistes se développent, ils ne vont dénoncer (ou n’être conscients) que des attaques extérieures du marché sur les écoles.

La « modernisation » néolibérale…

Il est dès lors important de nommer les choses.

  • Quand on parle de néolibéralisme à l’école, nos adversaires parlent de « modernisation » de l’école voire de « démocratisation » de l’école.
  • Mais la « modernisation » doit être vue comme le fait que l’école doit être plus efficace, plus efficiente.

Des gens de gauche ont cru à ces réformes, comme Meirieu par exemple, devenu conseiller du Ministre Allègre. Par conséquent, ceux qui dénoncent cette nouvelle école néolibérale sont taxés de « conservateurs » autant par la droite que par certaines personnes de la gauche. Il a donc fallu se reposer sur des arguments solides pour répondre à ces attaques. La FSU a ainsi étudié les objectifs donnés par les grands organismes économiques tels que la Banque Mondiale, le FMI, l’OCDE, l’UE… sur leurs objectifs pour l’école (Laval & Weber, 2002); ce n’était pas compliqué car ils ne se cachaient pas).

Ces grands organismes économiques définissent l’école comme un appareil au service de l’économie et de l’entreprise. L’élève est un « capital humain » au service du marché qui doit se former tout au long de sa vie pour être employable sur le marché du travail. C’est donc un sens nouveau donné à l’éducation qui devient une pièce importante pour la poursuite d’un monde néolibéral et mondialisé. L’ouvrage de Nico Hirtt et Gérard de Sélys (2004), « Tableau noir » a aussi beaucoup aidé à la conscientisation de ce changement de paradigme.

Désormais, il faut intégrer différents concepts dans notre système éducatif :

  • La compétition qui passe par l’innovation et par les compétences (skills)
  • La notion de capital humain : nous devenons gestionnaire d’un capital que nous devons entretenir avec un portefeuille d’atouts qui produit un revenu selon ce que l’on a investi.

En somme, l’homme devient un « entrepreneur de soi ».

Le néolibéralisme: définition

Le néolibéralisme est une extension vers tous les champs de la société pour que le capitalisme devienne une logique normale de la vie. Les transformations actuelles connues par l’école ne sont pas seulement faites dans une logique d’économie mais il s’agit de transformer une jeune personne en petit « sujet capitaliste ». Ainsi, il faut faire des études pour développer son portefeuille de compétences et pour avoir un bon salaire. L’enseignant, dans cette logique, devient le messager et transforme l’élève en capital humain. Le néolibéralisme vise à modifier la subjectivité des individus. C’est ce qu’exprime Thatcher : « notre but est de changer l’âme à travers l’économie ». (pour davantage de détails, voir Dardot & Laval et Foucault, 1979).

Comment convaincre les autres du bien-fondé de la lutte contre cette école néolibérale?

Le syndicat va être un outil pour convaincre les enseignants. À travers la FSU, des réunions ont été organisées avec la base mais c’est la tête qui va le plus longtemps résister, car les syndicats sont intégrés dans l’appareil de l’État. S’opposer revient ainsi, aux yeux de certains, à remettre en cause la façon de travailler des syndicats (négociations). Pourtant ceux-ci doivent comprendre que les interlocuteurs face à eux ont changé.

La résistance suppose de « créer » un imaginaire alternatif, de dégager un projet alternatif systémique, d’où l’importance du développement du concept d’éducation démocratique. Si on limite le concept de « démocratisation » à la diminution des inégalités scolaires, on est coincé. Il faut donc d’abord définir ce qu’est une société démocratique : c’est l’auto-gouvernement, l’auto-gestion, les discussions et prises de décisions collectives. Après, il faut se poser différentes questions autour du projet d’auto-gouvernement, de l’école et de son rôle :

  • Quel type de connaissances transmettre ?
  • Quel type de culture commune ?
  • Quel type de pédagogie ?
  • Quelle autonomie de l’institution ?
  • Quel type de gouvernement de l’école ?
  • Quel type de démocratie vivante ?
  • Quid des relations parents/profs/élèves ?

Pour nous aider dans cette réflexion, il faut retourner vers les auteurs socialistes et anarchistes du XIXe siècle. On ne peut pas faire révolution dans nos classes, il faut lutter dans le collectif (voir Candar & al., 2018).

Références

Candar, G., Dreux, G. & Laval, C. (2018). Socialismes et éducation au XIXème siècle. Bordeaux: Le bord de l’eau.

Dardot, P. & Laval, C. (2010). La nouvelle raison du monde. Paris: La Découverte.

Foucault, M. (1979). Naissance de la biopolitique. Cours prononcé par Michel Foucault au Collège de France de janvier à avril 1979.

Hirtt, N. & de Sélys, G. (2004). Tableau noir : résister à la privatisation de l’enseignement. Bruxelles : EPO.

Laval, C. & Weber, L. (Eds.) (2002). Le nouvel ordre éducatif mondial: OMC, Banque mondiale, OCDE, Commission européenne. Téléchargeable gratuitement.

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