Les TIC à l’école : un bien, un mal ou c’est plus compliqué ?

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Spontanément, je dirai que c’est indéniablement plus compliqué, que ce soit en ce qui concerne l’école ou encore la société toute entière. Ainsi, lorsque nous parlons du rôle des technologies pour réduire le fossé entre les individus, nous pourrions tout aussi bien argumenter que ce dernier ne fera que s’élargir entre ceux qui sont connectés à Internet et les autres. D’autre part, si réduire le fossé revient à niveler les différences qui constituent la richesse de nos cultures, c’est à un véritable désert culturel que nous entraînent ces «merveilleuses» technologies. Ainsi, comme toute création humaine, les technologies sont ambiguës, elles constituent à la fois un « bien » et un « mal », cette « option » dépendant des usages que nous ferons des artefacts que nous avons nous-mêmes créés.

La chose n’est pas nouvelle. Déjà Socrate racontait la fable, rapportée par Platon dans Phèdre, que nous résumons ici : Le dieu Thot, inventeur de l’écriture, vint à amener ce merveilleux présent à Pharaon; avec elle, lui dit-il, jamais plus les Hommes ne perdront la mémoire et leur sagesse deviendra grande. Que me racontes-tu là lui dit Pharaon. Si tout est écrit, les hommes ne feront plus l’effort de se souvenir et leur mémoire se desséchera. Quant à la sagesse, crois-tu qu’il suffise de se fier aux expériences des autres pour l’acquérir ? La sagesse d’un Homme n’est-elle pas celle qu’il s’est lui-même construit d’expériences en expériences personnelles ?

A titre de contextualisation, les MOOC : 2 millénaires plus tard

Il y en eut des discours sur les technologies dans l’éducation. Chaque fois, que l’on pense au « bon vieil EAO » (Enseignement Assisté par Ordinateur) dans les années 80, au cédérom interactif des années 90, au Web ou plus tard au Web 2.0 des années 2000, des discours enthousiasmants, prudents ou encore hostiles virent le jour. Ballotés entre ces extrêmes, des pionniers ont de tout temps, tenté de chercher et d’expérimenter des « tierces places » fertiles en valeurs ajoutées de ces TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ils ont été les explorateurs du monde de la technopédagogie mais, leurs innovations sont trop souvent restées des enclaves.

Depuis environ 2008, un nouvel avatar de ces TIC dans l’environnement éducatif a vu le jour : les MOOC. Est-il besoin de rappeler ce que sont ces Massive Open Online Courses ? Vous avez suivi des cours en amphi ? Vous avez réalisé des exercices en salle de TP ? Vous avez échangé sur une thématique lors d’un séminaire ? Et bien voilà, ce cœur de métier des universités et hautes écoles est là sur la toile, accessible, gratuit, ouvert à des milliers d’étudiants de par le monde. Accessible via Internet (oui, évidemment il faut être connecté), gratuit (on ne paie pas pour y entrer mais la certification c’est ou ce sera autre chose), ouvert, (pas de prérequis enfin on dit ça).
Avant de continuer notre analyse, il est bon de comprendre qu’il y a MOOC et MOOC ! L’enseignement lui-même a toujours été balancé entre des tendances relativement caricaturales que je qualifierais de « transmissives » (transmettre le savoir déjà là, certains diront le savoir cristallisé) et d’autres un peu plus idéalistes davantage orientées vers la construction par l’apprenant lui-même de ses connaissances et compétences (ce qui est malgré tout une évidence, on ne peut apprendre à la place de quelqu’un d’autre). On passe ainsi, dans un éternel balancement, du « Sage on the stage » au « Guide on the side ». Pour ma part, j’y ai toujours vu une belle complémentarité, une position somme toute difficile à tenir, chacun demandant à l’expert de se prononcer.
Les MOOC n’échappent pas à cette catégorisation rudimentaire. Ils sont nés dans le courant connectiviste de Georges Siemens privilégiant le caractère contextuellement, socialement et historiquement construit des savoirs. En conséquence, ces MOOC s’inscrivent initialement dans le courant davantage constructiviste et socio-constructiviste de l’apprentissage et prônent l’édification d’une intelligence collective (communauté d’apprentissage et de pratiques) soutenue à large échelle par le numérique. Mais, l’appellation « MOOC » a été reprise (usurpée ?) un peu plus tard par des systèmes fortement automatisés dans un courant davantage transmissif voire behavioriste (des cours filmés, des exercices en ligne …). Les premiers historiquement, connectivistes sont appelés cMOOC, les seconds plutôt transmissifs, xMOOC. Ces derniers sont portés actuellement par des consortiums prestigieuses principalement nord-américaines : edX, Coursera, Udacity. En Europe, des universités s’affilient à ces consortiums. Par exemple, l’UCL (Université catholique de Louvain) a rejoint edX … leurs premiers xMOOC seront disponibles en fin janvier 2014.

Comme pour l’enseignement ou la formation en général, nous imaginons dans l’avenir une hybridation féconde de ces extrêmes. Si chacun(e) de nous va devoir « apprendre toute la vie durant », il sera nécessaire que nous (les mêmes) enseignions toute la vie durant. L’enseignement n’est plus seulement une « affaire de profs », il nous concerne chacun et chacune. Et c’est là, que peuvent revenir en force des méthodes comme l’apprentissage par problèmes, l’apprentissage par projet, l’apprentissage par investigation (d’où l’appellation iMOOC de Jean-Marie Gilliot) ou encore par tâches (les tMOOC de Lisa Lane) … et aussi des espaces d’apprentissage et d’échanges de pratiques ancrés dans les contextes, les communautés, les régions (comme les LearningLabs et les ateliers de co-design …). Entre émancipation grâce à l’outil technologique qu’il conviendra d’utiliser et de socialiser correctement et prolétarisation des enseignants par la machine numérique, avons-nous vraiment le choix ?

Pour notre part, nous avons lancé, en partenariat entre l’UCL avec l’Université Claude Bernard de Lyon I, en octobre 2013 un x-c-MOOC, eLearn2 « Se former en ligne pour former en ligne ». Une trentaine d’apprenants sont accompagnés (un tutorat est organisé sur la base de leur projet individuel) et bénéficient de ressources (parcours pédagogiques faits de documents, d’exercices, de tâches …) qui sont partagées avec une communauté plus vastes (700 participants) dont l’accompagnement est effectué … par la communauté elle-même. La communauté large bénéficie des ressources de la formation tutorée (ce serait donc un xMOOC) et procure différentes formes d’accompagnement dont bénéficient aussi les participants tutorés (comme dans un cMOOC). Une préfiguration de l’école avec des élèves encadrés plongée dans des réseaux plus vastes ?

Une boussole pour s’orienter et survivre dans l’océan numérique

Dans ces champs de tension, il devient nécessaire selon nous de retourner aux fondamentaux. Un de ceux-ci concerne l’élaboration par le formateur (nous ?) de dispositifs pédagogiques dans lequel l’apprenant (nous ?) pourra apprendre. John Biggs préconise ainsi l’alignement constructif.
L’alignement Constructif (on entend parfois Constructiviste) consiste en l’alignement des objectifs d’apprentissage déclarés (intended Learning outcomes), des méthodes pédagogiques mises en place et de l’évaluation (des apprenants).
Pour ma part, j’ai complété cet alignement en tenant en compte des outils technologiques (notre préoccupation dans cet article). J’écrivais récemment (Lebrun, 2011) : « Parmi les conditions qui émergent des études (Lebrun, 2007), celle de l’alignement entre les objectifs (aujourd’hui, après les compétences, les learning outcomes), les méthodes mises en place pour les atteindre et les évaluations de cette atteinte par les étudiants (Biggs, 2003) est fécond : il manque dans ce modèle, selon nous, les outils (ressources, instruments et réseau) qui pourtant imprègnent ces piliers de la construction de dispositifs à valeurs ajoutées. En effet, les objectifs exprimés en termes de compétences (recherche d’information, esprit critique, travail d’équipe, communication …) sont colorés par le numérique; les méthodes orientées vers l’apprentissage effectif et augmenté seront soutenues par ces mêmes outils. Pourquoi sont-ils si peu présents dans nos « référentiels de compétences » ? »
C’est pourquoi, j’ai proposé un principe un peu plus large que j’appelle principe de cohérence. Dans la figure ci-dessous, je développe une approche systémique « Objectifs, méthodes et outils » en les encadrant par l’omniprésente évaluation : l’évaluation des apprenants (à l’intérieur) et l’évaluation du dispositif ainsi créé (à l’extérieur). J’y inscris donc deux choses « nouvelles » : la présence de la technologie avec le pôle « Outils » et l’évaluation du dispositif (en complément de l’évaluation des apprenants).

Une question d’objectifs, de compétences

La question des technologies à l’école ne peut ainsi être résolue ou pour le moins documentée qu’après la considération des objectifs visés par cette même école (un mot que nous considérons ici au sens large, de l’école primaire au supérieur voire en formation continuée, la formation et l’apprentissage toute la vie durant). La notion d’objectif très présente encore dans les années 90, fut complétée par celle de compétences dans les années 2000. Jacques Tardif (2006) définit ainsi cette notion : « Une compétence est définie comme un savoir-agir complexe qui prend appui sur la mobilisation et la combinaison efficace d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations ». Nous proposons une définition personnelle construite sur les éléments suivants que nous appelons parfois les « CCC » : des Capacités (les opérations élémentaires à effectuer) qui s’exercent sur des Contenus (ce sur quoi s’exerce la capacité) dans différents Contextes (les conditions dans lesquelles s’exercent les opérations et prennent sens les productions). En ce qui concerne les deux premiers termes (contenus et capacités, très proches des Savoirs et Savoir-faire), la taxonomie de Bloom revisitée les croise : différents types de savoirs (factuels, conceptuels, procéduraux …) et différentes activités (comprendre, appliquer, analyser …).
Cette approche cognitive (liée aux connaissances et à leur construction) est complétée par la typologie de Jean-Marie De Ketele qui ajoute aux savoirs et savoir-faire des éléments qui touchent davantage aux comportements, aux attitudes, à la manière d’anticiper, de se mettre en projet : les savoir-être et savoir-devenir. Ces « compétences » qui sortent du giron des disciplines cloisonnées et purement académiques, qui sont également censées se développer toute la vie durant, qui font rarement l’objet d’un apprentissage formel … en prennent un statut de transversalité : compétences transversales, fuzzy competences ou encore compétences LLL (LifeLong Learning). L’Europe les définit dans son cadre de référence de 2006. Elles sont reliées à l’esprit critique, la créativité, l’initiative, la résolution de problèmes, l’évaluation des risques, la prise de décision …
Andreas Schleicher (OCDE) nous dit : « Nous vivons dans un monde en mutation rapide et reproduire les savoirs actuels et les compétences utiles ici et maintenant ne va pas suffire pour faire face aux défis du futur. Il y a une génération, un enseignant pouvait pense que ce qu’il enseignait à ses élèves allait les accompagner pendant toute une vie. Aujourd’hui, par la suite des changements rapides économiques, sociaux, nous avons à préparer nos étudiants pour des métiers qui n’existent pas encore, pour des technologies qui ne sont pas encore inventées et pour faire face à des problèmes dont nous n’imaginons même pas la venue. »
Tout ceci est évidemment à mettre en rapport avec la disponibilité des savoirs de plus en plus externalisés. S’agit-il vraiment encore aujourd’hui de mémoriser tous les savoirs cristallisés disponibles sur la WikiPédia, la Khan Academy ou les MOOCs ou alors d’être capables de les convoquer en fonction des situations-problèmes rencontrées, des besoins d’informations identifiés ? Sans négliger les savoirs fondamentaux, s’agit-il dès lors de développer aussi et surtout ces compétences fluides qui nous permettent de trouver, de valider, d’interpréter, de communiquer ces savoirs … individuellement et collectivement ? xMOOC contre cMOOC ou alors complémentarité des approches, la question est posée ? Notre x-c-MOOC montre une forme de complémentarité systémique entre les savoirs (les ressources à disposition) et les compétences à exercer (proposer une synthèse sur son Blog, répondre à une question dans un forum, travailler en équipe pour animer une activité, critiquer un document …).

Des méthodes, un cheminement à organiser dans le temps et l’espace

Même si ces outils et ressources constituent un potentiel formidable et une condition nécessaire à l’apprentissage, ils sont donc loin d’être suffisants. Même si les formes traditionnelles que nous avons évoquées plus haut (cours, exercices, séminaires) demeurent les formes d’enseignement les plus répandues (il suffit, au-delà des discours, de le demander aux étudiant(e)s) et que ces méthodes peuvent être largement assumées voire automatisées par les technologies (un podcast du cours, un questionnaire en ligne, un forum de discussion) mettant ainsi en péril le « cœur de métier » de l’enseignement (que va-t-on faire des campus ?), il serait regrettable voire coupable de s’en maintenir à cette situation de statut quo voire d’un entérinement collectif de cette fossilisation des pratiques pédagogiques. Il y a longtemps déjà (à l’époque d’un autre mirage technologique, l’EAO, l’enseignement Assisté par Ordinateur) des enseignants me demandaient fréquemment : Est-ce que vous pensez qu’un jour l’ordinateur va remplacer l’enseignant ? Et je leur répondais invariablement : il y a de grandes chances que oui … si vous me posez une question pareille ! Les technologies quelque part nous libèrent (de notre devoir de transmission) mais nous condamnent à devenir intelligents, à retrouver un rôle d’accompagnateur d’apprentissage, à retrouver et à mettre en place des activités et interactivités fécondes pour l’apprentissage dans ces campus désormais annoncés en voie d’extinction … et c’est sans doute encore une question de formation des enseignants mais aussi une question de courage politique. Comment mettre en place les pratiques que nous préconisons dans des créneaux de 50 min dédiés à des disciplines cloisonnées ? Comment réfléchir à l’apprentissage tout la vie durant comme si ce dernier démarrait à 18 ans ou à 23 ans après des formations primaires, secondaires, supérieures ministériellement cloisonnées ? Comment mettre en place un laboratoire d’apprentissage dans des salles en gradin ou au mobilier attaché au sol ?

Agir autrement (c’est-à-dire miser gros et uniquement sur ces résurgences de l’enseignement traditionnel que sont les xMOOC ou même sur cette avalanche de ressources médiatisées offertes partout sur Internet) serait faire fi des attentes à la fois des individus et du monde socio-professionnel pour le développement des compétences transversales que nous avons appelées plus haut compétences LLL (LifeLong Learning), des usages même embryonnaires des fameux natifs numériques, et aussi de ne pas profiter du potentiel (j’insiste sur ce mot) offert par les ressources externalisées et indépendantes du temps et de l’espace …
Enseigner c’est mettre en place des conditions dans lesquelles l’étudiant(e) pourra apprendre et cette constatation nous conduit à la nécessité d’organiser autour des médias et des outils dont nous avons parlé des espaces, des dispositifs pédagogiques (en présence, à distance, hybride) à hautes valeurs ajoutées pour l’apprentissage. Et c’est là que se niche l’avenir des écoles et des campus.
A cet égard, les classes inversées (Flipped Classrooms) sont intéressantes dans la combinaison qu’elles proposent entre présence et distance et entre les orientations centrées sur l’enseignement et ses ressources et celles centrées sur l’apprentissage et son ancrage dans les contextes.

Vers l’hybridation, à la recherche de tierces places

Mais que sont ces classes inversées qui nous promettent d’allier ces ressources numériques désormais à distance et la volonté de redonner du sens à la présence ? La « distance » nous offrirait-elle une occasion de repenser la présence ? La numérisation rendrait-elle notre cerveau plus libre ?

Le concept, ou en tout cas l’appellation de Flipped Classrooms, est apparu vers 2007 quand deux enseignants en chimie dans l’équivalent de notre niveau secondaire, Jonathan Bergman et Aaron Sams, ont découvert le potentiel de vidéos (PowerPoint commentés, Screencast, Podcast …) pour motiver leurs élèves à préparer (à domicile ou plutôt hors classe) les leçons qui seront données en classe, en présence de « l’enseignant », afin de rendre ces dernières plus interactives : Lectures at Home and HomeWork in Class, le slogan était lancé. L’air de rien, cette méthode est à la fois une petite révolution par rapport à l’enseignement dit traditionnel (le magistral, l’enseignement ex cathedra) et une piste d’évolution acceptable et progressive pour les enseignants qui souhaitent se diriger, sans négliger la transmission des savoirs, vers une formation davantage centrée sur l’apprenant, ses connaissances et ses compétences. Comme nous le voyons déjà, ces classes inversées repositionnent les espaces-temps traditionnels de l’enseigner-apprendre.

(1) L’enseignement traditionnel transmissif se passe en classe ; les interactions et les activités des élèves y sont bien souvent limitées. Les devoirs se passent à la maison ainsi que la préparation des examens.
(2) Le « flip » va agir reconsidérant les espaces-temps de l’enseigner-apprendre. Il s’agira de mieux occuper l’espace et le temps, d’accompagner une partie de l’apprentissage (mémorisation, compréhension …) hors de la classe et de rendre à cette dernière sa vocation liée à la rencontre, au caractère social de l’apprentissage.
(3) La figure se complète : la partie transmissive (les nécessaires savoirs, les principes, les théories…) se déroule en dehors de la classe soit à la maison soit dans des lieux spécialement aménagés dans l’école ; l’espace et le temps de la classe proprement dite (de la rencontre avec l’enseignant) sont utilisés pour les activités et les interactivités.
(4) L’hybridation (soutenue par le principe de variété dans les approches pédagogiques) mélange ces différents modes d’interaction. Les Flipped Classrooms ne sont pas présentées ici comme un mode unique de formation : tout au plus comme une alternative à d’autres méthodes, une configuration particulière.

Autour de ce concept de Flipped Classrooms, les variations sont aussi infinies et nous vous en proposons une définition large (une définition construite avec un de nos mémorants, Antoine Defise) : une « flipped classroom » ou « classe inversée » est une méthode (une stratégie) pédagogique où la partie transmissive de l’enseignement (exposé, consignes, protocole,…) se fait « à distance » en préalable à une séance en présence, notamment à l’aide des technologies (ex. : vidéo en ligne du cours, lecture de documents papier, préparation d’exercice,…) et où l’apprentissage basé sur les activités et les interactions se fait « en présence » (ex. : échanges entre l’enseignant et les étudiants et entre pairs, projet de groupe, activité de laboratoire, séminaire,…).

Clairement, les Flipped Classrooms évacuent, si on peut dire, la partie transmissive voire l’appropriation des savoirs, hors de la classe pour redonner à cette dernière son potentiel d’apprentissage et de co-apprentissage. Il en résulte aussi une révision des statuts des savoirs (en particulier ceux de nature informelle), des rôles assumés par les étudiants et les enseignants … En outre, nul besoin de flipper tout son enseignement en une fois : une activité parmi d’autres, quelques semaines sur le quadrimestre. De quoi expérimenter et évoluer en douceur. Malgré l’origine initiale de la méthode, une Flipped Classrooms, ce n’est pas juste une vidéo avant le “cours” et du débat pendant le “cours”.

(Temps 1) Recherche d’informations, lecture d’un article, d’un chapitre, d’un blog …, préparation d’une thématique à exposer, interviews ou micro-trottoirs … à réaliser seul ou en groupe avant une séance en présentiel. Le résultat des investigations peut être déposé dans un dossier sur une plateforme, des avis, opinions, commentaires, questions … peuvent être déposés sur un forum, la vidéo réalisée peut être déposée sur YouTube …
(Temps 2) Présentation de la thématique, débat sur des articles lus, analyse argumentée du travail d’un autre groupe (évaluation par les pairs), création d’une carte conceptuelle commune à partir des avis, opinions, commentaires … récoltés, mini-colloque dans lequel un groupe présente et un autre organise le débat … pendant le moment (l’espace-temps) du présentiel …

Les technologies nous libèrent des contraintes de l’espace et du temps (tel cours dans tel amphi à telle heure) mais, faute d’une approche intelligente, positive et humaniste, elles risquent aussi de les vider. On le sait depuis longtemps aussi : les plans d’équipements des écoles, de numérisation des ressources, d’automatisation de l’apprentissage … n’ont pas apporté les fruits espérés (en termes d’apprentissage, d’éducation, de culture …) : les recherches de Russell (2009) sur le NSD (No Significant Difference) montrent bien la vanité du propos … Chaque fois, c’est le facteur humain qui a été négligé et pas seulement la formation technique des étudiants et des enseignants : le numérique, l’apprentissage à l’ère numérique, ce n’est pas qu’une affaire d’infrastructures, d’outils et de ressources, pas seulement une affaire de méthodes et d’usages, c’est surtout une affaire de mentalité, d’état d’esprit et de culture.

Les outils : fast learning ou humanisation numérique

Comme à chaque apparition d’une nouvelle technologie, le mirage technologique opère. Mais où se trouve le virage pédagogique ?
Qu’il s’agisse d’outils (je pense au TBI, le tableau blanc interactif ou encore aux tablettes) ou de ressources ( les eBooks ou les podcasts, ces véhicules de contenus), le charme opère, les enseignants (certains du moins) sont hypnotisés, les dirigeants sont séduits par cette « potion magique » qui tout à la fois agira et à court terme sur et pour un enseignement du 21ème siècle qui se cherche et qui donnera un lustre renouvelé aux citadelles du savoir confrontées à une intelligence collective qui trouve de plus en plus sa place dans la formation continuée et l’apprentissage toute la vie durant.
Pourtant, on sait depuis bien longtemps que les ressources disponibles (le livre existe depuis bien longtemps, est-ce que les enseignants utilisent ou ont utilisé vraiment les textbooks ?) ne suffisent pas pour apprendre, que les outils sont ambivalents et que leurs apports, leurs impacts et leurs valeurs ajoutées dépendent largement des usages qui en sont faits. Comme à chaque « nouvelle » technologie, les commentaires s’opposent entre « le côté clair et le côté obscur de la force ». S’agit-il de savoirs en boîte (du fastlearning) promus par les SuperCampus d’une éducation devenue mondiale et dont les MOOC seraient les vitrines ? Ou d’un soubresaut médiatisé d’un enseignement ex-cathedra hérité d’une époque où la lecture était la seule voie de la transmission ? Ou encore de la préparation en douce d’un guet-apens économique qui surviendra lorsque les modèles financiers seront révélés aux naïfs séduits par la gratuité toute temporaire de ces opérations pseudo-philanthropiques ? Ou alors, plus positivement, dans la lignée de l’intelligence collective, des communautés d’apprentissage et de pratiques, s’agirait-il d’une occasion historique de construire ensemble un nouvel humanisme numérique dont les apprenants (nous tous) seraient les apprentis ? Une occasion de restaurer l’humain, ses contextes et ses cultures, au sein des savoirs normalisés de la Science universelle (on n’est pas loin de l’opposition stérile entre savoirs et compétences) ?
Serions-nous des binaires séduits par le confort des propos extrêmes et réticents à vivre dans l’incertitude ? Perdons-nous si facilement la mémoire de la stérilité de ces polarisations caricaturales ? Nous l’avons dit : déjà Socrate, à propos de l’écriture, une fabuleuse invention de Thot, le dieu des technologues, se montrait méfiant par rapport à cette technologie en évoquant le pharmakon : ces technologies sont tout à la fois un poison et un remède. Plus récemment, Michel Serres, parlant de l’externalisation de notre mémoire sur les artefacts mobiles, disait : On n’a pas le cerveau vide, on a le cerveau libre ! C’est donc à imaginer des tierces places que nous devons travailler. Au-delà de l’ambivalence de l’outil, les technologies sont et resteront des potentiels qu’il revient aux humains d’activer et de socialiser.
Les MOOC, tout en étant un potentiel formidable pour l’apprentissage, ne peuvent en garantir la qualité, la profondeur, le transfert. Richard Clark en 1983 disait déjà à propos des médias : Pas plus que le camion qui amène les victuailles au Supermarché ne peut améliorer la santé d’une population … les médias ne peuvent de facto apporter des valeurs ajoutées à l’apprentissage. La relation entre enseigner et apprendre est systémique, non linéaire. C’est par le dispositif construit « autour des ressources », un dispositif constitué d’outils certes mais aussi d’activités signifiantes et d’interactivités édificatrices, c’est par la formation des étudiants et des enseignants tous apprenants, qu’apparaîtront les valeurs ajoutées attendues des technologies. Et c’est une affaire de longue haleine.

Marcel Lebrun
Professeur, conseiller pédagogique
Institut de Pédagogie universitaire et des Multimédias IPM
Université Catholique de Louvain UCL
marcel.lebrun@uclouvain.be
Blog de M@rcel : http://bit.ly/blogdemarcel
Twitter id : @mlebrun2
Scoop.it : http://www.scoop.it/u/marcel-lebrun

Références

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