Carlo LEVI, Le Christ s’est arrêté à Eboli

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En voilà un que je vais ajouter au cercle fermé de mes « indépassables ». Entendez par là les écrivains qui traitent d’expériences aux frontières de l’humain et de l’inhumain, dont le propos est d’une force extrême… et qui, de surcroît, écrivent magistralement, sans effet de manche, la forme servant parfaitement le fond. Au sommet, Si c’est un homme et La Trêve, d’un autre Levi, Primo. Pas loin de là, les Voix endormies de Dulce Chacon…

Dans un recoin de ma tête depuis des années, il y avait cette promesse : lire un jour le récit de Carlo Levi, considéré comme un événement majeur de la littérature. C’est maintenant chose faite. Avec un seul regret : celui d’avoir attendu si longtemps. Et une seule envie : vous convier à le découvrir à votre tour, si ce n’est déjà fait.

En 1935, l’auteur a 33 ans. Turinois, diplômé en médecine, artiste peintre et écrivain, militant antifasciste – il a fondé en 1930 le mouvement Justice et Liberté -, son activité politique lui vaut d’être « confiné », c’est-à-dire envoyé en résidence surveillée, à Aliano (ou Gagliano selon la prononciation locale), un village parmi les plus pauvres d’une des plus pauvres régions d’Italie, la Basilicate.

De son séjour forcé, dans « cette terre sans consolation ni douceur, où le paysan vit, dans la misère et l’éloignement, sa vie immobile sur un sol aride en face de la mort », il ramènera un récit admirable en tous points.

Bien sûr, il y a le témoignage, exceptionnel, sur une réalité historique, sur ce que fut l’Italie du sud. Une Italie rurale encore plongée dans la féodalité. Comme le note l’éditeur (poche Folio) dans la présentation : «les habitants de ce pays se sentent tellement abandonnés qu’ils disent qu’ils ne sont pas des chrétiens, que « le Christ s’est arrêté à Eboli ». Certes, “sur cette terre sombre, sans péché et sans rédemption, où le mal n’est pas un fait moral, mais une douleur terrestre, le Christ n’est jamais descendu“. La vie quotidienne de ces gens frustes et douloureux, à qui l’auteur avait su inspirer confiance et plaire, leurs rêves, leurs croyances, leurs amours, leurs coutumes, leurs petites rivalités et leurs grands drames, tout cela compose une série de tableaux minutieusement peints» […] Nous sommes ici à l’exact opposé du misérabilisme : le récit de Carlo Levi est porté par l’humanité et la solidarité. Il laisse apparaître, de-ci de-là, une analyse sociologique et politique du monde qu’il découvre. Sans que jamais, cependant, l’œuvre tourne au pensum.

Car il y a l’écriture aussi, d’une élégance rare. Ce Levi-là est un authentique écrivain 1C’est quand le patronyme se termine en –y que les choses se gâtent…. Il excelle dans l’art du portrait, dans la description. Il trousse à merveille les anecdotes. Et il construit parfaitement son récit. Chaque chapitre aborde une thématique différente, certes, mais le tout est lié par une narration chronologique.

Un « indépassable », vous dis-je !

P.S. Au-delà de l’intérêt qu’il revêt pour nous, lecteurs adultes, ce livre peut être proposé aux étudiants du secondaire supérieur. Au moins quelques extraits choisis. Ainsi, p. 93 et suivantes 2Edition de poche Folio, 2012, la sœur de Carlo, également médecin, lui rend visite et évoque sa découverte épouvantée de Matera, où les conditions de vie sont infrahumaines, où règnent la maladie et une misère sans nom. Une lecture « à l’aveugle » (en masquant les mentions de lieux et autres noms à consonance italienne) conduirait sans doute les élèves à reconnaître la Somalie ou tout autre région frappée par la famine… Ou encore quand Levi dépeint les « maisons » des paysans, une pièce unique pour cuisiner et dormir, humains et bêtes réunis (pp. 136 et suivantes).

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