Vive les nouveaux programmes ?

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Il y a quelques mois, le psychopédagogue français Jean-Yves Fournier dénonçait une conception vieillote de l’intelligence qui traînerait toujours, selon lui, dans les écoles (1). Cette conception revient à prétendre que l’intelligence se développe par l’acquisition d’un maximum de connaissances. Qu’il suffit donc d’apprendre pour apprendre et que le reste viendra tout seul. De ce point de vue, l’intelligence serait un outil au service des connaissances considérées comme objectif prioritaire.

Au début du 20ème siècle déjà, le psychologue suisse Claparède avait renversé l’approche. Pour lui, ce sont les connaissances qui doivent être au service de l’intelligence, celle-ci devenant la faculté première. Il devient alors possible, selon Fournier, de donner une définition de l’intelligence qui ferait l’unanimité : « L’intelligence est la faculté de résoudre les problèmes ». On peut certainement contester le caractère unanime de cette définition, mais reconnaissons que l’approche paraît intéressante. Voyons comment l’auteur envisage la question : « Tout être humain poursuit des objectifs dans la vie (motivés par des besoins ou des désirs). Mais sur sa route, il rencontre des obstacles. C’est précisément cette qualité appelée intelligence qui va se mettre alors en branle pour permettre de surmonter ces obstacles. Mais cette intelligence ne peut s’exercer à vide : elle va devoir faire appel à des connaissances. De deux choses l’une : ou ces connaissances sont déjà acquises et toute sa stratégie consistera à aller puiser dans la mémoire, dans l’expérience, la bonne règle à appliquer – ce qui n’est pas du tout évident, parce que nous avons une multitude de savoirs que nous ne pensons pas toujours à utiliser – ou, si la connaissance nécessaire fait défaut, il lui faudra la découvrir et parfois même la construire de toutes pièces (…). Conséquences pédagogiques immenses : on n’apprend pas pour apprendre, on apprend pour résoudre un problème, on apprend pour surmonter un obstacle, qu’il soit physique, existentiel ou purement intellectuel. » A l’école, dénonce Fournier, il est rare que les connaissances soient abordées comme réponse à un problème. Souvent, on apprend sans savoir à quel problème répond la connaissance que l’on est en train d’ingérer, sans comprendre la signification et l’utilité du travail entrepris. Et les manuels ne s’en sortent pas mieux que les profs lorsqu’ils proposent des « exercices préalables » laissant croire que de l’action aveugle naîtra la lumière.
« Que peut faire l’éducateur qui désire exercer l’intelligence de ses élèves ? » se demande l’auteur. « Mettre, ne serait-ce que de temps à autre, ceux-ci devant un problème ou face à un questionnement et les laisser faire, sans intervenir (la parole du maître viendra ensuite), les laisser proposer des solutions. Les résultats obtenus sont souvent stupéfiants de pertinence, et ce de la maternelle à l’université. Alors seulement, le dialogue peut s’engager pour juger de la validité de ces réponses, et si possible, de les vérifier dans la réalité (…). Etant ainsi construite par l’intelligence, la nouvelle connaissance est vraiment assimilée, c’est à dire qu’elle n’a pas été simplement mémorisée telle quelle, mais qu’elle est désormais capable de transferts ultérieurs pour résoudre d’autres problèmes approchants : de connaissance, elle s’est transformée en compétence ». Et Fournier de se réjouir que l’on reparle de situation – problème comme point de départ de l’acte pédagogique et de compétence comme objectif. Tout en regrettant que trop peu de temps soit laissé à la production d’hypothèses par les élèves. Et de citer le pédagogue soviétique Vygotski : « C’est seulement en tant qu’il découle de la résolution d’un problème qu’un concept apparaît. Mais du problème au concept, que d’hypothétiques (mais positifs) chemins à parcourir ! » Remarquons que si l’auteur se réjouit des nouveaux vents dominants de la pédagogie française, ceux-ci ne s’arrêtent pas aux frontières. Les enseignants belges francophones du secondaire auront en effet reconnu l’esprit des programmes en application depuis septembre dernier. Alors, vive les nouveaux programmes ? Pas trop vite. Les connaissances ne peuvent être un but en elles-mêmes, c’est vrai. Cette conception serait élitiste. Elle favoriserait ceux qui, par leur appartenance sociale, sont habitués à valoriser le savoir pour le savoir. Savoir qui sert alors de légitimation à la domination de leur groupe social. Même si elle nous agace parfois, la question « A quoi ça sert ? » est bel et bien pertinente. A condition que la réponse puisse s’envisager non seulement en terme d’utilité pratique immédiate, mais aussi, par exemple, comme potentialité de communication et surtout en terme de compréhension du monde. Compréhension dans toute sa complexité et ses aspects naturels, historiques, économiques ou culturels. Ce qui est encore plus important pour les jeunes d’origine populaire. Il s’agit, d’une part, de ne pas les couper définitivement du monde scolaire en valorisant des conceptions du savoir qui, sous une apparence de « grande profondeur intellectuelle », sont en réalité très superficielles. Du style : « Pouvoir citer les auteurs Grecs, c’est un plaisir que vous ne soupçonnez pas ! ». D’autre part, il faut se battre contre la tendance utilitariste. Le savoir scolaire n’a pas pour fonction principale de nous aider à réparer un appareil, à faire nos courses ou à trouver du boulot. Il doit aussi servir à comprendre pourquoi Renault Vilvorde a fermé et pourquoi la Sabena a fait faillite. Ou pourquoi 35.000 enfants continuent à mourir de faim chaque jour, alors que la planète produit largement de quoi les nourrir. Ou pourquoi les guerres ravagent de nombreuses régions. Ou encore pourquoi le droit international ne s’applique pas à Israël. Ou, dernier exemple parmi des milliers, pourquoi l’Argentine vit des explosions sociales et pourquoi dans ce pays – grand producteur de viande et de céréales – une partie importante de la population ne mange pas à sa faim. Les réponses à ces questions ne sont pas simplistes. Elles demandent des raisonnements. Donc, il faut apprendre à penser, à argumenter. Elles demandent aussi des connaissances dans des tas de domaines. Et là, une contradiction apparaît. La méthode proposée demande du temps. Beaucoup de temps. Pour l’appliquer, il n’y a que deux solutions. Soit diminuer quantitativement les objectifs. Soit augmenter le temps scolaire. C’est en général la première qui est choisie implicitement. Voyez les critiques fréquentes à propos de la « lourdeur » des programmes et la tendance à l’allégement de ceux-ci. Pourtant, des connaissances nombreuses et variées sont nécessaires pour répondre aux besoins cités plus haut. S’il est sans doute possible de supprimer l’un ou l’autre point du programme sans qu’il ne s’agisse d’une perte importante, combien ne faudrait-il pas en ajouter pour atteindre les objectifs cités plus haut ? Je ne vois donc que la deuxième solution : plus de temps d’apprentissage. Reste alors à régler le problème de la formation des enseignants à cette pédagogie. Pour l’instant, on leur demande d’être autodidactes. Reste aussi à résoudre le problème de pénurie dans un système qui exige plus de profs. Et on en revient à la nécessité de refinancement massif à la fois pour augmenter l’encadrement et pour revaloriser la profession. On le voit, des considérations pédagogiques, même très pertinentes, ne peuvent être déconnectées de revendications structurelles et financières.
Une dernière réflexion. Tous les problèmes soulevés ci-dessus mis à part, il reste que la méthode proposée n’est pas la panacée. Le lecteur pardonnera le physicien que je suis de prendre un exemple dans « mon » domaine. Je fais comment pour que mes élèves redécouvrent en quelques heures la théorie de la Relativité ? Nul doute que chacun aura des questions du même ordre dans sa branche.
En attendant, rien ne nous empêche de mettre en œuvre de temps à autre, comme le demande Fournier, une méthode que nous jugeons applicable avec cette matière-là, ces élèves-là et à ce moment-là. De temps à autre.

(1) : L’intelligence à l’école, JY Fournier, Sciences Humaines, mai 01