Des programmes qui divisent

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-Si les programmes issus de la réforme par compétences sont caractérisés par leur lourdeur bureaucratique en matière de procédures et de méthodologie, en revanche il faut reconnaître qu’ils sont d’une légèreté extrême pour ce qui est de la précision des contenus cognitifs. Ceci ouvre la porte à des interprétations extrêmement divergentes et constitue ainsi un facteur générateur d’inégalité.

L’allégement des contenus fait explicitement partie des recommandations centrales des promoteurs de l’APC. «Où trouver ce temps à l’école [pour développer des compétences] ?» se demande Perrenoud. «En allongeant le temps des études ? Il est déjà trop long (…) Allonger la semaine de l’écolier n’est guère plus raisonnable, puisqu’elle est déjà plus longue que la semaine du salarié moyen. On ne peut d’ailleurs apprendre de façon aussi dense. Il n’y a donc qu’une solution; alléger les programmes notionnels, restreindre la part des savoirs enseignés pour faire de la place à l’entraînement de leur mobilisation en situation complexe» [Perrenoud in Bosman 2000]. Et c’est bien un tel allégement que l’on observe dans les programmes basés sur les compétences : leur extrême lourdeur apparente n’est qu’une coquille vide, sans le moindre contenu solide, comme nous l’avons vu plus haut pour les programmes d’histoire et de sciences.

On pourrait tenter de se rassurer en espérant que les enseignants rectifieront le tir. D’ailleurs, puisque le concept de compétence, du moins tel qu’il est véhiculé dans l’APC, est un concept parfaitement creux et puisqu’il est décidément impossible de faire réaliser des tâches complexes aux élèves sans qu’ils maîtrisent des connaissances et des savoir-faire, alors de toute façon les professeurs ne peuvent faire autrement que de transmettre (au pire) ou d’amener les élèves à construire (au mieux) des savoirs. Seulement voilà : comme les programmes restent pratiquement muets quant à la nature et au niveau des savoirs à mobiliser, c’est le professeur qui doit trancher cette question lui-même. Or, il ne se peut qu’il ne soit influencé dans ce choix par le type d’élèves qu’il a devant soi, par l’anticipation des niveaux de difficulté qu’il risque de rencontrer. Cela encore ne serait rien si les élèves de diverses origines sociales étaient répartis de façon hétérogène dans les différents établissements scolaires. Mais dans un tissu scolaire fortement polarisé sur le plan social, comme c’est le cas dans la plupart des pays occidentaux et particulièrement en Belgique, avec nos écoles-ghettos de riches et de pauvres, ceci vient inexorablement renforcer l’étroite liaison entre dualité sociale et dualité des performances scolaires.

Nous croyons que cette caractéristique de l’approche par compétences, qui consiste à prêter le flanc au développement inégal de l’enseignement, n’est pas un dysfonctionnement, mais au contraire l’une des raisons qui expliquent son succès. L’APC vient ainsi fort opportunément apporter a contribution à la dualisation de l’école, en réponse à la dualisation du marché du travail. Aux Pays-Bas, Peter Teune voit dans l’approche par compétences un moyen de contrer «une culture orientée vers le nivellement». L’auteur regrette que, dans l’école traditionnelle, «on ne fait pas beaucoup de différences entre les élèves et l’on ne valorise pas vraiment l’ambition (…) On cherche maintenant un système d’enseignement dans lequel chaque élève sera apprécié à sa juste valeur; dans lequel chaque élève est jugé sur ses capacités et ses moyens. Mais cela signifie que l’enseignement doit être individualisé». D’où son mot d’ordre : «En avant vers l’enseignement axé sur les compétences» [Teune 2004]. Cette idée d’individualisation, donc de différenciation, des trajectoires et des objectifs d’apprentissage se retrouve assez systématiquement dans les discours en faveur de l’APC. En Flandre, un Chris De Meerler explique que «Les idées de diversité et de flexibilité sont au centre de l’enseignement orienté sur les compétences. A l’école comme dans l’entreprise, les gens construisent leur trajectoire d’apprentissage. Cela se fait par la mise en évidence d’objectifs individuels. De nouveaux instruments, comme les plans de développement personnels, les protfolios, les plans d’action et entretiens de fonctionnement, etc. cadrent dans cette évolution» [De Meerler 2006]. Dans cette optique, le professeur n’a plus pour tâche d’enseigner. Il n’est plus que le «coach», l’animateur et l’accompagnateur d’élèves qui avanceront chacun à leur rythme.

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que ce qui va avant tout déterminer ce prétendu «rythme propre à l’enfant» c’est le rythme propre à sa classe sociale ! Gageons que dans les familles de médecins et de cadres on ne se satisfera pas de tâches (et de compétences) superficielles.
Dans une étude du Girsef, Caroline Letor et Vincent Vandenberghe, pourtant favorables à l’approche par compétences, reconnaissent eux aussi avoir été «frappés par la marge de nuances dans les conceptions des compétences véhiculées dans le système éducatif. (…) Les degrés d’intégration, de complexité et de nouveauté introduits dans l’évaluation des compétences diffèrent au point que pour certains les situations problèmes se résument à l’application de routines quelque peu déguisées ou partielles et pour d’autres, elles engagent la combinaison pertinente de procédures complexes et originales de la part des élèves. On est en droit de se demander quels effets va introduire cette diversité sur l’évaluation des compétences et sur l’hétérogénéité des résultats des élèves ?» [Letor et Vandenberghe 2003] On est effectivement «en droit de se le demander» mais, sans doute, aurait on été encore plus inspiré en se posant la question avant de plaider en faveur de l’approche par compétences. A défaut de remettre en cause leurs choix pédagogiques, les auteurs préfèrent croire que la solution résiderait dans une évaluation centralisée. C’est oublier que les enfants qui auront fréquenté des écoles différentes auront aussi reçu un bagage de connaissances et, partant, d’entraînement sur des tâches dont le niveau de complexité et de difficulté sera très différent. C’est oublier aussi que l’évaluation par compétences fait paradoxalement davantage appel à un haut niveau de culture générale et de maîtrise du langage que l’évaluation traditionnelle, ce qui ne manquera pas de favoriser derechef les enfants issus des familles aisées.


Cet article fait partie d’un dossier publié dans L’école démocratique, n°39, du mois de septembre 2009. Il peut être téléchargé intégralement au format PDF en cliquant ici : 
APC_Mystification.pdf

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.

2 COMMENTS

  1. Des programmes qui divisent
    A qui de droit,

    Je m’indigne des propos tenus dans cet article où avec mon collègue, mr Hirrt nous qualifie de « pourtant favorables à l’approche par compétences, reconnaissent eux aussi avoir été « frappés par la marge de nuances dans les conceptions des compétences véhiculées dans le système éducatif. (…) « . En tant que chercheurs, nous avons voulu vérifier les implications d’une telle approche reprenant les postulats sur lesquels elle repose et les comparant à des évaluations aux principes plus traditionnels ou plus explicites (voir Letor et Mangez, 2008). L’auteur est autorisé à discuter de nos conclusions. Il est d’ailleurs intéressant de les discuter et la controverse fait partie de la production de connaissances scientifiques. Par contre, reprendre des extraits hors contexte, et les teinter de scepticisme (« pourtant favorables… reconnaissent eux-mêmes ») me semble hors propos. Si l’on sait que ces propos sont reproduits textuellement* sur le net, cela me semble porter préjudice à notre posture scientifique.

    Caroline Letor

    *http://beninstitdjam14200.unblog.fr/2010/02/15/2lapproche-par-competences-mauvaise-reponse-a-un-vrai-probleme/

    • Des programmes qui divisent
      Dont acte. Mais sur quoi porte exactement l’indignation ? Sur le fait d’avoir dit que vous étiez « favorable à l’APC » ? Si je me suis trompé, je m’en réjouis et je vous fais mes sincères excuses.

      Ou bien vous indignez vous parce que j’ai cité, dans un article destiné au grand public, les doutes que vous sembliez exprimer au sujet de l’équité d’une évaluation basée sur l’APC ? Où est le mal ? Il ne me semble pas avoir tronqué ni déformé vos propos.

      Il serait bon que les chercheurs descendent de temps en temps dans l’arène. Qu’ils s’occupent un peu moins de leur « posture scientifique », c’est-à-dire de leur image de marque auprès des instances qui les financent, et un peu plus de ce que vivent tous ceux qui subissent au quotidien les résultats de leurs travaux. Les cris de détresse, les alarmes, lancés par les professeurs depuis des années et particulièrement depuis l’introduction de l’APC semblent parfois difficilement atteindre les centres de recherche en pédagogie de LLN, de Bruxelles ou des bords de Meuse… Ou serait-ce simplement l’écho qui ne nous revient pas assez fort ?

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