Les trois axes de la marchandisation scolaire

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Depuis la fin des années 80, les systèmes éducatifs des pays industrialisés sont soumis à un feu roulant de critiques et de réformes : décentralisations, déréglementations, autonomie croissante des établissements scolaires, allègement et dérégulation des programmes, « approche par les compétences », diminution du nombre d’heures de cours pour les élèves, partenariats avec le monde de l’entreprise, introduction massive des TIC, stimulation de l’enseignement privé et payant. Il ne s’agit pas là de lubies personnelles de quelques ministres ou d’un fait de hasard. La similitude des politiques éducatives menées dans l’ensemble du monde capitaliste globalisé ne laisse planer aucune doute quant à l’existence de puissants déterminants communs, impulsant ces politiques.

La thèse soutenue ici est que ces mutations sont le fait d’une mise en adéquation profonde de l’École avec les nouvelles exigences de l’économie capitaliste. Ce qui est en cours de réalisation, c’est le passage de l’ère de la « massification » de l’enseignement à l’ère de sa « marchandisation ». De sa triple marchandisation faudrait-il dire. En effet, l’appareil scolaire – le plus imposant service public qui ait jamais existé – est appelé à servir mieux et davantage la compétition économique, et ce de trois façons : en formant plus adéquatement le travailleur, en éduquant et en stimulant le consommateur et enfin en s’ouvrant lui-même à la conquête des marchés.

Cette nouvelle adéquation entre l’École et l’économie se réalise tant sur le plan des contenus enseignés, que des méthodes (pratiques pédagogiques et de gestion) et des structures. « C’est, disent les experts de la Commission européenne, en s’adaptant aux caractères de l’entreprise de l’an 2000, que les systèmes d’éducation et de formation pourront contribuer à la compétitivité européenne. »[i]

La marchandisation de l’enseignement marque une nouvelle étape historique dans un mouvement qui s’étale sur plus d’un siècle : le glissement progressif de l’École, depuis la sphère idéologico-politique vers la sphère économique ; de la « superstructure » vers « l’infrastructure », pourrait-on dire dans le jargon marxiste.

L’école primaire du XIXe siècle se développa d’abord comme un lieu de socialisation. La parcellisation et la déqualification du travail manuel, résultats de l’industrialisation, avaient démantelé petit à petit le système maître-apprenti hérité du moyen âge. Or, celui-ci n’avait pas qu’une fonction strictement professionnelle. Le jeune y apprenait bien plus qu’un métier : il était aussi éduqué, discipliné, instruit dans les savoirs nécessaires à la vie quotidienne et à la vie en société. À la campagne, cette socialisation de l’enfant était réalisée en famille. Là encore, l’urbanisation et l’éclatement du modèle des familles traditionnelles vinrent briser des siècles de tradition. Quand, en 1841, le roi des Belges, Léopold Ier, plaida la cause de l’instruction publique, il insista avant tout sur l’idée qu’il s’agissait d’une « question d’ordre social ».[ii]

Avec la monté du mouvement ouvrier organisé et les menaces que celui-ci faisait peser sur l’ordre établi, les classes dirigeantes assignèrent progressivement une deuxième mission idéologique à l’école primaire du peuple : assurer la société d’un minimum de cohésion politique. En France, Jules Ferry fonda l’École républicaine au lendemain de la Commune de Paris en expliquant : « Nous attribuons à l’État, le seul rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et d’éducation. Il s’en occupe pour maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation ».[iii] Parmi ces doctrines figurait en bonne place le patriotisme, et les charniers de la Grande Guerre témoignent devant l’Histoire de l’efficacité meurtrière qu’a eue l’instruction publique comme appareil idéologique d’Etat.

Face à cette école primaire, destinée aux enfants du peuple, l’enseignement secondaire du XIXe siècle jouait un rôle parallèle pour les enfants des classes dominantes. Il devait doter ceux-ci des savoirs qui leur permettraient d’occuper les postes dirigeants dans la société bourgeoise. Il légitimait le pouvoir et contribuait à en forger les armes.

Mais à partir du début du XXe siècle les progrès des technologies industrielles, la croissance des administrations publiques et le développement des emplois commerciaux firent renaître une demande de main d’œuvre davantage qualifiée. Si, pour la majorité des travailleurs, une socialisation de base suffisait toujours, certains devaient cependant acquérir une plus haute qualification professionnelle. Un retour à l’apprentissage traditionnel n’y aurait pas suffi. Le système éducatif s’ouvrit dès lors à des sections « modernes », techniques ou professionnelles. On commençait à assigner à l’enseignement une fonction économique. Par la force des choses, l’École devint également une machine à sélectionner. Les résultats en fin d’études primaires déterminaient en effet largement qui, parmi les enfants du peuple, aurait le privilège de poursuivre des études secondaires. Ainsi se développa un discours méritocratique présentant l’enseignement comme un moyen de promotion sociale pour « les plus doués » ou « les plus méritants ».

Les trente glorieuses

C’est au lendemain de la deuxième guerre mondiale, dans un contexte de croissance économique forte et durable, d’innovations technologiques lourdes et de long terme – électrification des chemins de fer, infrastructures portuaires et aéroportuaires, autoroutes, nucléaire, téléphonie, pétrochimie – que le rôle économique de l’École s’imposa au premier plan. D’importantes pertes d’emplois frappèrent des secteurs qui avaient toujours été grands consommateurs de travail manuel peu qualifié. En Belgique, par exemple, l’agriculture perdit 52% de ses emplois salariés entre 1953 et 1972. Les charbonnages (-78%) et les carrières (-39%) suivirent le même mouvement. Mais ces pertes furent largement compensées ailleurs. Dans l’industrie d’abord : sidérurgie (+10%), chimie (+36%), électronique et électrotechnique (+99%), imprimerie (+39%). Dans les services ensuite : banques (+131%), garages (+130%), administrations publiques (+39%). L’époque réclamait donc non seulement une croissance de la main d’œuvre salariée, mais encore et surtout une élévation générale du niveau d’instruction des travailleurs et des consommateurs. On assura cette élévation par la massification au pas de charge de l’enseignement secondaire et, dans une moindre mesure, de l’enseignement supérieur.

Il ne fut généralement pas nécessaire de légiférer pour allonger la durée de la scolarité. La perception par les parents et les jeunes du glissement dans la composition des emplois et leur espoir de promotion sociale stimulèrent la demande d’enseignement secondaire et supérieur. Ces espoirs ont bien sûr été déçus, l’ouvrier qualifié occupant désormais dans la hiérarchie sociale la position qu’y avait, trente ans plus tôt, l’ouvrier non qualifié. Mais ils contribuèrent néanmoins grandement à entretenir la motivation scolaire d’une génération d’enfants du peuple.

Ajoutons que tout cela fut réalisé aux frais de l’État qui en avait – encore – les moyens : la croissance durable et la stabilité économique rendaient possibles une croissance parallèle des recettes fiscales et des investissements publics de long terme. Dans les pays d’Europe occidentale, les dépenses publiques d’éducation passèrent de quelque 3% du PIB dans les années 50 à près de 6%, parfois jusqu’à 7% comme en Belgique, à la fin des années 70. L’enseignement public se développa partout. Dans les pays à forte tradition d’enseignement confessionnel, celui-ci se retrouva soumis à un contrôle croissant de la part de l’Etat, en échange d’un financement plus favorable.

Le rythme de cette massification fut impressionnant. En France, la part de bacheliers dans une génération est passée de 4 % en 1946 à plus de 60 % à la fin des années 80.[iv] En Belgique, le taux de participation à l’enseignement chez les jeunes de 16-17 ans a doublé entre 1956 et 1978, passant de 42 % à 81 %.[v]

Durant toute cette époque, le discours patronal sur l’éducation fut avant tout un discours quantitatif. Il fallait que davantage de jeunes poursuivent des études secondaires et supérieures. Il fallait une meilleure adéquation quantitative entre les différentes filières et les besoins du marché du travail. Dès lors les aspects qualitatifs de l’adéquation enseignement-économie – objectifs, contenus, méthodes, structures – restèrent des questions de moindre importance. L’école secondaire qui se massifie entre 1950 et 1980 ne change pas fondamentalement de nature. Malgré quelques velléités de réformes, ses cursus restent très largement calqués sur ceux des décennies précédentes, au moins dans les filières d’enseignement général.

Mais cette massification vient également donner un coup de fouet au rôle du système éducatif comme machine à reproduire la stratification sociale. Dès lors que tous accèdent à l’enseignement secondaire, l’essentiel de la sélection sociale ne s’opère plus « spontanément », à la sortie de l’école primaire, mais à l’intérieur même de l’enseignement secondaire. Jadis, à de rares exceptions près, seuls les enfants des élites suivaient des « humanités classiques » préparant à l’enseignement supérieur. Les classes moyennes poursuivaient des études secondaires générales « modernes ». Les enfants du peuple arrêtaient après l’école primaire ou, plus rarement, poursuivaient quelques années d’enseignement secondaire technique ou professionnel. La massification des années 50-80 vient bouleverser ce bel équilibre « naturel ». Désormais, les enfants entrent en masse dans les athénées et les collèges ; beaucoup tentent leur chance dans l’enseignement général, car la demande de main d’œuvre qualifiée, par exemple dans le secteur des services et de l’administration, fait miroiter des perspectives de promotion sociale. Par la force des choses, le tri va maintenant s’effectuer au fil des années du secondaire. Par ricochet, la massification devient aussi massification de l’échec scolaire et des redoublements, cette forme nouvelle de la sélection hiérarchisante. Qui plus est, par un « miracle pédagogique » remarquable, cette sélection s’avère être toujours une sélection sociale. Tous entrent désormais à l’école secondaire, dans des filières communes, mais, aujourd’hui comme hier, ce sont en majorité les enfants des classes favorisées qui en sortent « victorieux », qui traversent les filières les plus « nobles » et qui poursuivent les études supérieures les plus valorisantes et les plus valorisée. L’École devient donc, selon l’expression bourdieusienne, une machine à « reproduire » les inégalités de classes.

Insistons : c’est bien de massification qu’il convient de parler et non de démocratisation de l’enseignement, bien que le discours officiel se plaise à confondre les deux concepts. Si le niveau d’accès à l’enseignement s’est effectivement élevé pour les enfants de toutes catégories sociales, les inégalités relatives n’ont pas décru pour autant. Ainsi l’Institut National de Statistiques (INSEE), a-t-il démontré qu’en France la mobilité sociale n’avait guère changé : la probabilité pour un enfant de cadre d’obtenir un diplôme supérieur à celui d’un enfant d’ouvrier est toujours d’à peu près huit chances sur dix, aujourd’hui comme il y a trente ans.[vi] En 1951-1955, les étudiants d’origine populaire représentaient 18% des effectifs de l’ENA et 21% de ceux de Polytechnique. En 1989-93, ils n’étaient plus que, respectivement, 6% et 8%. Dans la Communauté flamande de Belgique, pour ne citer qu’un autre exemple, les chercheurs du Centrum voor Sociaal Beleid, ont également observé « un écart inchangé entre la participation à l’enseignement supérieur des enfants de familles fortement ou faiblement scolarisées ».[vii]

Un nouveau contexte économique

Les conditions qui avaient permis la massification de l’enseignement secondaire et, dans une moindre mesure, de l’enseignement supérieur, vont se trouver bouleversées par la crise économique qui éclate au mileu des années 70. Dans un premier temps, les effets de cette crise seront surtout budgétaires. La croissance des dépenses publiques, au rang desquelles l’Education occupe désormais une position prépondérante, se trouve brutalement freinée. Dans les pays où l’Etat s’était endetté durant les années de « vaches grasses », l’heure est à l’austérité. La Belgique voit ainsi ses dépenses d’enseignement chuter rapidement de 7% du PIB à un peu plus de 5% fin des années 80. Pourtant les grands axes des politiques éducatives ne sont pas remis en cause tout de suite. Les milieux institutionnels et économiques espèrent encore que la crise sera de courte durée et qu’au terme des restructurations indispensables on retrouvera la croissance économique forte et durable des « trente glorieuses ». Il faut attendre la fin des années 80 pour que ces espoirs s’effondrent et que les dirigeants des pays capitalistes prennent pleinement conscience du nouvel environnement économique et des missions nouvelles qu’il impose à l’enseignement.

Voyons quelles sont les caractéristiques de cet environnement.

Le premier élément à souligner est lié à l’innovation technologique. L’accumulation des connaissances induit une accélération constante du rythme des mutations techniques. Dans leur course à la compétitivité, les industries et les services se saisissent de ces inovations pour obtenir des gains de productivité ou pour conquérir de nouveaux marchés. A son tour, la guerre technologique exacerbe les luttes concurentielles, ce qui se traduit par la multiplication des faillites, des restructurations, des rationalisations, des fermetures d’usines et des délocalisations. La fuite en avant dans la mondialisation et la globalisation capitalistes, faforisées elles aussi par le développement des technologies de la communication, ne font qu’aiguiser davantage cette lutte à mort entre entreprises, secteurs et continents. En retour, l’exacerbation des luttes concurentielles, pousse les industriels à accélérer le développement et l’introduction de nouvelles technologies dans la production et sur les marchés de masse. Il avait fallu 54 ans à l’avion pour conquérir 25% de son marché ; le téléphone a mis 35 ans ; la télévision 26 ans. L’ordinateur personnel, lui, a conquis un quart de son marché potentiel en 15 ans, le téléphone portable en 13 ans et Internet en 7 ans seulement. Ainsi, l’environnement économique, industriel, technologique est devenu plus instable, plus changeant, plus chaotique qu’il ne l’a jamais été. L’horizon de prévisibilité économique se rétrécit sans cesse.

La deuxième caractéristique essentielle de l’économie « nouvelle » concerne l’évolution du marché du travail. L’instabilité économique se traduit d’abord par une précarité croissante de l’emploi. En France, l’emploi précaire concerne aujourd’hui plus de 70 % des jeunes au début de leur vie active. Durant les seules années1994-1995, le nombre de contrats à durée déterminée a presque doublé.[viii] Les travailleurs sont amenées à changer régulièrement de poste de travail, d’emploi, voire de métier.

Les emplois ne sont pas seulement instables, leur nature change aussi. On l’a dit et redit : la « nouvelle économie » réclame une croissance impressionnante du nombre d’informaticiens, d’ingénieurs, de spécialistes en entretien de parcs informatiques et en gestion de réseaux. C’est l’aspect le plus connu, car le plus ressassé de l’évolution du marché du travail. Il ne s’agit pourtant que de la pointe émergée de l’iceberg. On insiste beaucoup moins sur l’autre aspect de cette évolution : la croissance plus explosive encore des emplois à faible niveau de qualification.

Il y a dix ans, aux Etats-Unis, le rapport FAST II sur l’emploi avait déjà montré qu’on trouvait en tête des professions au taux de croissance le plus fort : les nettoyeurs, suivis des aides-soignants, des vendeurs, des caissiers et des serveurs. Le seul emploi à composante technologique, celui de mécanicien, arrivait en vingtième et dernière position.[ix]

Plus récemment, une étude prospective du ministère américain de l’Emploi, portant sur la période 1998-2008, montre que cette tendance se renforcera dans les années à venir. Certes, les postes d’ingénieurs et les métiers liés aux TIC connaîtront la plus forte croissance en pourcentage. Mais pas en volume. Ainsi, sur les 30 emplois pour lesquels cette étude prévoit la plus importante croissance nominale (c’est-à-dire en nombre absolu d’emplois), on en compte 16 du type « short term on the job training » (formation de courte durée, « sur le tas »). On y trouve, en vrac, des postes de vendeurs, de gardes, d’assistants sanitaires, d’agents d’entretien, d’hôtesses d’accueil, de conducteurs de camion ou encore de « remplisseurs de distributeurs de boisson et d’aliments » (250.000 nouveaux emplois sont prévus dans ce seul secteur). Sur un total escompté de 20 millions de nouveaux emplois aux États Unis d’ici 2008, 7,6 millions seront de ce type-là, contre 4,2 millions de « bachelors » (formation supérieure de courte durée). La dualisation sera également perceptible dans le domaine des revenus. Ainsi 35% des nouveaux emplois sont constitués de catégories appartenant aujourd’hui au quartile de revenus supérieurs (les 25% les plus riches). Mais 39 autres pourcents font partie du quartile inférieur (les 25% les plus pauvres). Seuls 14% et 11%, respectivement, appartiennent aux deux quartiles intermédiaires, classe ouvrière traditionnelle et classes moyennes.[x] En d’autres mots, les extrêmes progressent, le milieu se creuse.

Enfin, troisième caractéristique de l’environnement économique, conséquence là encore de l’exacerbation des luttes concurrentielles et d’une courbe de croissance chaotique : le désengagement de l’État dans les services publics. Les milieux économiques pressent les gouvernants de diminuer la pression fiscale – sur les bénéfices des entreprises et les revenus de capitaux, mais également sur les revenus du travail puisque cela augmente leur propre marge de manœuvre dans la négociation salariale. Il convient, dit la Table Ronde Européenne des Industriels, « d’utiliser le montant très limité d’argent public comme catalyseur pour soutenir et stimuler l’activité du secteur privé »[xi]. Quand bien même elles le voudraient – ce qui est rarement le cas – les autorités politiques peuvent difficilement résister à ces pressions, la mondialisation de l’économie rendant terriblement efficace le processus de « défiscalisation compétitive ».

Instabilité et imprévisibilité des évolutions économiques, dualisation des qualifications requises sur le marché du travail, crise récurrente des finances publiques : tels sont les trois facteurs qui déterminent, à partir de la charnière des années 80-90, une révision fondamentale des politiques éducatives.

Fin de la « massification »

La dualisation du marché du travail doit se refléter dans une dualisation parallèle de l’enseignement. Si 50 à 60% des créations d’emplois n’exigent que des travailleurs peu qualifiés, il n’est pas économiquement rentable de poursuivre une politique de massification de l’enseignement. C’est, les penseurs de l’économie capitaliste le savent bien, le point le plus délicat des réformes de l’enseignement. Du moins sur le plan de la tactique politique.

Dans un document publié en 1996 par les services d’étude de l’OCDE, Christian Morrisson indiquait avec une remarquable clarté et un cynisme cruel comment les gouvernants devaient s’y prendre. Ayant passé en revue quelques options impratiquables, l’idéologue de cet organisme de réflexion stratégique du capitalisme mondial poursuivait : « Après cette description des mesures risquées, on peut, à l’inverse, recommander de nombreuses mesures qui ne créent aucune difficulté politique. (…) Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population ».[xii]

On ne décrète donc pas la fin de la massification, mais on crée les conditions, sur le plan de la qualité de l’enseignement et de son financement, qui rendent inéluctable l’arrêt du mouvement initié durant les années 50. On ne décrète pas la dualisation de l’enseignement, mais on en crée les conditions matérielles, structurelles et pédagogiques.

Cette politique porte déjà ses fruits. Lors de la onzième Conférence de l’European Association for International Education à Maastricht, le 3 décembre 1999 (Visions of a European Future : Bologna and Beyond), des experts ont souligné que les pays industrialisés sont « entrés dans une phase de post-massification » et que « l’extraordinaire explosion du nombre d’étudiants des 30 dernières années touche à sa fin ».[xiii] En France, le nombre des étudiants de l’enseignement supérieur, qui avait connu une croissance constante jusqu’en 1995, a commencé à baisser depuis. Les inscriptions en première année sont tombées de 278.400 en 1995 à 250.700 en 1998.[xiv] En Flandre, les inscriptions à l’université ont chuté de 19% d’une classe d’âge  en 1994, à 16,5% seulement en 1999.[xv]

La durée moyenne des études universitaires risque, elle aussi, de diminuer. La déclaration de Bologne propose certes de généraliser la durée du premier cycle universitaire à trois ans, là où il n’est parfois aujourd’hui que de deux ans, comme en Belgique. Mais elle préconise, parallèlement, que ce cycle aboutisse à l’obtention d’un diplôme directement exploitable sur le marché européen. Pour beaucoup, le nouveau premier cycle deviendra un cycle unique.

Les Écoles européennes au service des marchés

Durant trente ans, les milieux économiques avaient concentré leur attention sur le développement quantitatif de l’enseignement. La fin de la massification leur permet de se tourner vers les aspects qualitatifs. Ils le font avec d’autant plus de force que le bouleversement des conditions de la production et l’exacerbation des luttes concurentielles rendent urgente, à leurs yeux, une réforme fondamentale de l’enseignement : sur le plan des structures, des contenus enseignés et des méthodes.

En 1989, le groupe de pression patronal de la Table Ronde des Industriels européens (en anglais : ERT, European Round Table) publie son premier rapport sur l’enseignement, clamant que « l’éducation et la formation sont considérées comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise ». Dès lors, « le développement technique et industriel des entreprises européennes exige clairement une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes ».[xvi] L’ERT déplore que « l’industrie n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés », que les enseignants ont « une compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit » et que ces mêmes enseignants « ne comprennent pas les besoins de l’industrie »[xvii].

D’autres rapports suivront, tout au long des années 90, précisant les « recommandations » patronales quant à « la manière d’adapter globalement les systèmes d’éducation et de formation permanente aux défis économiques et sociaux ».[xviii] Les lignes directrices de ces rapports seront reprises dans les analyses de l’OCDE, les « livres blancs » de la Commission européenne et diverses publications gouvernementales ou patronales locales.

Début 2001, la Direction Générale à l’Education et à la Formation que dirige Viviane Reding à la Commission européenne, publiait un document synthétisant les avis des Etats membres quant aux « objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation ».[xix] Ce texte situe d’emblée la mission essentielle de l’enseignement dans le cadre des objectifs que s’était fixé le Conseil européen de Lisbonne, en mars 2000 : « l’Union européenne se trouve face à un formidable bouleversement induit par la mondialisation et par les défis inhérents à une nouvelle économie fondée sur la connaissance ». Dès lors, l’objectif stratégique majeur auquel doit pleinement collaborer l’enseignement est de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde,  capable d’une croissance économique durable ».

Soulignons ici le rôle croissant de la Commission européenne dans l’unification des politiques éducatives au service de l’économie. « Nous devons certes préserver les différences de structures et de systèmes qui reflètent les identités des pays et régions d’Europe, mais nous devons également admettre que nos principaux objectifs, et les résultats que nous visons tous, sont remarquablement semblables » dit la Commission. Et d’ajouter « qu’aucun État membre n’est en mesure d’accomplir tout cela seul. Nos sociétés, comme nos économies, sont aujourd’hui trop interdépendantes pour que cette option soit réaliste ». Si Edith Cresson fut l’initatrice d’une réflexion stratégique sur l’éducation à l’échelle européenne, Vivane Reding est celle qui aura su passer de la réflexion à une véritable politique éducative commune.

L’ère de la flexibilité

Adapter l’école aux besoins de l’économie ? La chose n’est pourtant pas aisée. Les tentatives de réaliser une telle adéquation durant les années 50 et 60 ont généralement échouées assez lamentablement. Tant il est vrai que, par essence, l’économie capitaliste est rebelle à toute velléité de planification. Il est impossible de prévoir, à terme de six ou de dix ans, quels seront les besoins précis en matière de main d’œuvre et encore moins de qualifications. Comment peut-on alors imaginer une telle adéquation dans un contexte économique plus instable, plus imprévisible que jamais ? Poser la question c’est y répondre : l’élément central dans l’adaptation de l’enseignement aux besoins des employeurs et des marchés réside précisément, aujourd’hui, dans la prise en compte de cette instabilité. A défaut de pouvoir contrôler le chaos, il faut s’y adapter. Du coup, le maître-mot de la nouvelle adéquation École-entreprises est le mot « flexibilité ».

Les travailleurs sont amenés à évoluer dans un environnement de production qui change sans cesse. Parce que les technologies évoluent, que les produits changent, que les restructurations et les réorganisations conduisent à changer de poste de travail, parce que la compétition précarise l’emploi. Ces incessants recyclages sont coûteux en temps et en argent. Initier un travailleur aux particularités d’un environnement de production spécifique est un investissement lourd et long, qui retarde la mise en œuvre des innovations. La multiplication de ces coûts, du fait de la forte rotation de la main d’œuvre et des technologies, devient rapidement prohibitif. Or, la nature même des techniques mises en œuvre, leur complexité croissante, rend l’importance des savoirs, donc de la formation, plus cruciale que jamais.

Comment résoudre ce dilemme ? Par l’« apprentissage tout au long de la vie ». Cette doctrine, explique l’OCDE, « repose en grande partie sur l’idée que la préparation à la vie active ne peut plus être envisagée comme définitive et que les travailleurs doivent suivre une formation continue pendant leur vie professionnelle pour pouvoir rester productifs et employables ».[xx] Employabilité et productivité : le projet n’a donc nulle ambition humaniste. Il ne s’agit pas de faire apprendre à tous et durant toute la vie les trésors de la science, des techniques, de l’histoire, de l’économie, de la philosophie, des arts, de la littérature, des langues anciennes et des cultures étrangères. L’adaptation des systèmes d’éducation à cet objectif constitue, aux yeux de la Commission européenne « le plus important des défis auxquels tous les États membres sont confrontés ».[xxi] Il implique essentiellement trois choses : « adaptabilité », « responsabilisation », « dérégulation ».

Des compétences pour favoriser l’adaptabilité

Premièrement, il faut réviser les programmes et les méthode de l’enseignement de base afin d’y développer les capacités des travailleurs de faire face à des situations professionnelles extrêmement variables. Il s’agit, comme le recommandait en 1997 le Conseil européen réuni à Amsterdam, « d’accorder la priorité au développement des compétences professionnelles et sociales pour une meilleure adaptation des travailleurs aux évolutions du marché du travail ».[xxii]

Dans ce cadre, le rôle de l’École comme lieu de transmission de connaissances, n’est plus jugé primordial. « Le savoir, explique madame Cresson, est devenu, dans nos sociétés et nos économies en évolution rapide, un produit périssable. Ce que nous apprenons aujourd’hui sera dépassé voire superflu demain. »[xxiii]

S’agissant des connaissances générales, celles qui forgent une culture commune, celles qui donnent force pour comprendre le monde dans ses multiples dimensions, elles n’ont jamais été réellement importantes sur le plan économique. Les programmes de l’enseignement secondaire général, que l’on dit aujourd’hui « surchargés » de connaissances, sont une réminiscence de l’époque où cet enseignement était réservé aux enfants des classes dirigeantes, futurs dirigeants eux-mêmes. Il fallait les munir des armes du savoir, des signes culturels de leurs appartenance de classe et de la légitimation du pouvoir. Ces programmes, inadaptés à l’ambition d’élever le niveau de formation professionnelle des masses, avaient néanmoins assez largement survécu à l’ère de la massification de l’enseignement. Sans doute en partie parce que les considérations quantitatives mobilisaient toutes les attentions. Maintenant que le contexte économique détourne l’attention vers les contenus et vers la quête d’employabilité, on attaque de toutes parts cet « empilement » des connaissances générales. Comme toujours, l’attaque prend prétexte de l’hypertrophie réelle de certains programmes, pour justifier l’abandon de l’objectif même de toute instruction : transmettre des savoirs. La mise en avant de certaines doctrines pédagogiques, comme celle dite de « l’approche par les compétences », concrétisent cette tendance. Ces doctrines privilégient la compétence – « ensemble intégré et fonctionnel de savoirs, savoir-faire, savoir-être et savoir-devenir, qui permette, face à une catégorie de situations, de s’adapter, de résoudre des problèmes et de réaliser des projets » – sur la connaissance. L’important n’est pas de posséder une certaine culture commune, mais d’être capable d’accéder à des savoirs nouveaux et de les mobiliser dans des situations imprévues. Ne nous laissons pas leurrer par l’apparente générosité du projet : faute de bases suffisantes, les « savoirs nouveaux » auxquels accèderont les futurs citoyens « tout au long de leur vie » resteront confinés dans des domaines élémentaires comme la maîtrise d’un nouveau logiciel, l’utilisation d’une nouvelle machine, l’évolution dans un nouvel environnement de travail. L’ambition d’instrumentaliser l’enseignement au profit de la compétition économique est manifeste.

Au rang des compétences requises à cor et à cris par les milieux patronaux, il faut citer l’initiation aux technologies de l’information et de la communication. « Tous les États membres pensent qu’il faut revoir les compétences de base que les jeunes devraient posséder au moment de quitter l’école ou la formation initiale, et que celles-ci devraient inclure pleinement les technologies de l’information et de la communication » indique le document de synthèse de la Commissione européenne sur les objectifs de l’enseignement. Cela ne signifie pas qu’il faille former des masses d’informaticiens. Nous avons vu pourquoi il n’en est nul besoin. Par contre, il est impératif que tous les futurs travailleurs aient appris à évoluer dans un environnement dominé par ces technologies, qu’ils aient acquis les rudiments du dialogue homme-machine via un clavier et une souris, qu’ils aient appris à répondre aux injonctions apparaissant sur un écran d’ordinateur, qu’ils aient l’habitude de s’adapter rapidement, presque intuitivement, à des logiciels variés et changeants. Telle est la première fonction de l’introduction des TIC à l’école. Et cela permet de comprendre pas mal de choses quant à la manière dont cette introduction est aujourd’hui réalisée. Force est de constater que l’on investit beaucoup en machines, très peu en formation. L’important semble bien être que les élèves aient l’occasion de « bidouiller », afin de surmonter leurs craintes et d’acquérir les réflexes de base, et non que l’enseignant maîtrise en l’ordinateur un nouvel outil pédagogique (dont il n’est pas question de nier ici l’utilité potentielle). L’employé de la Coca-Cola Company qui viendra, demain, remplir les distributeurs de boissons dans nos écoles, sera capable de s’initier rapidement à l’utilisation d’un système de guidage informatisé, afin de se jouer des difficultés de circulation. Mais il est peu probable que les ordinateurs scolaires aient contribué beaucoup à lui apprendre l’histoire ou la physique.

Sur le plan de la préparation de la main d’œuvre, l’introduction des TIC à l’école joue encore un  autre rôle. Il s’agit, dit la Commission européenne, de mettre « le potentiel d’innovation des nouvelles technologies au service des exigences et de la  qualité de la formation tout au long de la vie »[xxiv]. Afin d’assurer une rotation rapide et une flexibilité professionnelle maximale des travailleurs, ceux-ci doivent apprendre à se servir des ordinateurs et d’internet pour mettre à jour leurs connaissances et leurs compétences « du berceau au tombeau », en se connectant sur des serveurs de formation à distance ou en utilisant des supports multimédia. Si tous les travailleurs ont appris à se servir d’Internet pour accéder à des connaissances, il sera facile de faire pression sur eux afin qu’ils maintiennent à niveau leur compétitivité professionnelle durant leurs week-end, leurs vacances ou leurs soirées en utilisant des ordinateurs et des connections qu’ils paieront de leur poche. C’est le sens d’une publicité du groupe Sysco Systems où l’on voit un homme assis sur un banc public, surfant sur le réseau au moyen d’un ordinateur portable et d’un GSM ; le texte disait : « apprenez comment réduire vos coûts de formation de 60% ».

La réalisation de cet objectif implique de « responsabiliser » le travailleur face à sa formation., faire en sorte qu’il se charge lui-même de maintenir ses connaissances et ses compétences à niveau afin de rester « employable ».

« Au sein des sociétés de la connaissance, le rôle principal revient aux individus eux-mêmes » dit la Commission européenne. « Le facteur déterminant est cette capacité qu’a l’être humain de créer et d’exploiter des connaissances de manière efficace et intelligente, dans un environnement en perpétuelle évolution. Pour tirer le meilleur parti de cette aptitude, les individus doivent avoir la volonté et les moyens de prendre en mains leur destin ».[xxv]

Quand le citoyen devient consommateur

Nous avons relevé l’importance croissante de l’École comme lieu de formation de la main d’œuvre. Pour autant l’éducation du citoyen n’a pas disparu mais, ici encore, on observe ce glissement de la sphère idéologique vers la sphère économique.

Claude Allègre soulignait combien l’enseignement obligatoire est important pour « préparer les jeunes à vivre en citoyen » et il lui demandait donc « de transmettre, plus que jamais, les valeurs républicaines qui fondent notre vie collective et notre démocratie »[xxvi] Des déclarations similaires peuvent être entendues dans la bouche de tous les responsables politiques, en particulier à la Commission européenne. L’École continue en effet d’être un lieu où se transmet le dogme fondateur de la cohésion sociale et politique des sociétés occidentales : nos États sont légitimes car démocratiques. C’est (faire) oublier un peu vite que le pouvoir de l’électeur s’arrête là où commencent les intérêts des groupes financiers et industriels. Et ces intérêts sont désormais omniprésents. La prétendue démocratie de nos sociétés n’est guère plus qu’une construction idéologique destinée à masquer la dictature, bien réelle celle-là, des marchés. Mais c’est une idéologie terriblement efficace, profondément ancrée dans la conscience de larges couches de la population, en particulier chez les classes moyennes intellectuelles, ces forgerons de l’« opinion publique ».

Si la « marchandisation » de l’École n’a pas mit fin à son rôle d’appareil idéologique d’État, il faut bien reconnaître que, dans ce domaine, elle se trouve désormais secondée, voire supplantée, par d’autres instruments : presse, publicité, radio, cinéma et surtout la télévision.

D’autre part, dans le champ-même de la formation du citoyen, c’est maintenant le consommateur qui se trouve au centre des attentions scolaires. La création de nouveaux marchés de masse, liés aux technologies émergentes, n’est possible qu’à la condition que les clients potentiels aient acquis les connaissances et les compétences qui leur permettent d’exploiter ces produits, qu’ils aient aussi surmonté leurs appréhensions. Le frein majeur au développement du commerce électronique sur Internet, par exemple, semble bien être d’ordre psychologique, plus que technique. Or, selon le bureau d’étude Merryl Lynch, ce secteur devrait représenter un marché de 500 milliards de dollars fin 2002. La Commission Reiffers, initiée par Edith Cresson au début des années 90, pour réfléchir sur l’avenir de l’éducation européenne, s’inquiète : « On peut douter que notre continent tienne la place industrielle qui lui revient sur ce nouveau marché si nos systèmes éducatifs et de formation ne suivent pas rapidement. Le développement de ces technologies, dans un contexte de forte concurrence internationale, nécessite que les effets d’échelle puissent jouer à plein. Si le monde de l’éducation et de la formation ne les utilisent pas, le marché européen deviendra trop tard un marché de masse. »[xxvii] Quelques mois plus tard, lors d’une conférence devant un parterre d’industriels des technologies de l’information et de la communication, Edith Cresson déclarait : « Le marché européen demeure trop étroit, trop fragmenté, le nombre encore trop faible des utilisateurs et des créateurs pénalisent notre industrie. (…) C’est pourquoi il était indispensable de prendre un certain nombre de mesures pour l’aider et le stimuler. C’est l’objectif du plan d’action “Apprendre dans la société de l’information” dont s’est doté la Commission en octobre 1996. Celui-ci a deux ambitions principales : d’une part, aider les écoles européennes à accéder au plus vite aux technologies de l’information et des communications ; et, d’autre part, accélérer l’émergence et donner à notre marché la dimension dont notre industrie a besoin »[xxviii].

Le plan d’action « Apprendre dans la société de l’information » est le grand projet européen dans la cadre duquel Claude Allège libère 15 millions de FRF pour équiper les collèges et lycées en ordinateurs en connections au réseau Internet, dans le cadre duquel la Région Wallone libère 3 milliards de BEF pour équiper les écoles belges francophones de « cyberclasses », dans le cadre duquel Deutsche Telekom souscrit un partenariat avec le ministère fédéral allemand de l’Education pour accélérér l’équipement des établissements scolaires en TIC, etc.

Les propos d’Edith Cresson étaient confidentiels, tenus devant une assemblée de patrons en 1997. Trois ans plus tard, au Sommet européen de Lisbonne, on ne prend plus de gants. Comment rattraper le retard européen en matière de TIC et de Commerce électronique, se demandaient les ministres réunis sous la présidence portugaise. Et la réponse fut, unanime : e-Learning, l’introduction massive des technologies informatiques dans les établissements scolaires.

L’entrée des marques dans les écoles est un autre signe de cette tendance à utiliser l’enseignement pour soutenir les marchés. Du paquet pédagogique « petit déjeuner santé », produit par Nestlé, à la cassette vidéo sur « le fonctionnement de l’entreprise moderne » réalisée exclusivement avec des images de l’usine Coca Cola de Dunkerque, en passant par les « masters de l’économie » du groupe bancaire CIC, les établissements scolaires sont submergés par les offres généreuses de sponsoring et de matériel didactique gratuit. Une société de marketing française, spécialisée dans le marché des jeunes et qui se nomme modestement L’Institut de l’Enfant, a calculé que la consommation des familles est influencée à hauteur de 43 % par les enfants. Cela représente, pour la France, un marché de l’ordre de 600 milliards de FF (90 milliards €). Dès lors, comme l’écrit le journal patronal Les Echos, « l’enceinte scolaire et, surtout, la caution de l’enseignant constituent, pour une marque, un facteur de crédibilité inestimable »[xxix].

Fin 1998, la Commission européenne diffusait un rapport sur « Le marketing à l’école », réalisé, à sa demande, par la société… de marketing (!) GMV Conseil. Le rapport se termine par une série de conclusions et de recommandations qui, derrière quelques nuances de façade constituent bel et bien une reconnaissance du droit à l’entrée des marques à l’école. Qu’on en juge :

« Sans garde-fous, la pénétration du marketing à l’école risque d’engourdir le sens critique des élèves, de faire naître en eux des frustrations, de leur faire percevoir la société de manière appauvrie et d’encourager chez eux des attitudes stéréotypées. Mais avec des garde-fous, ces pièges seront évités et des avantages se feront jour : avantages matériels, certes, pour des systèmes scolaires en manque chronique de moyens, mais aussi pédagogiques, puisque d’une part la pénétration du marketing à l’école ouvre celle-ci au monde de l’entreprise et aux réalités de la vie et de la société, et que d’autre part elle permet d’éduquer les élèves aux questions de consommation en général et aux techniques publicitaires en particulier. (…)

Pour permettre à l’école de retirer un bénéfice financier et pédagogique maximum des actions de marketing à l’école et empêcher les dérives « à l’américaine », l’étude recommande (…) de maintenir la pression sur les entreprises pour qu’elles continuent à créer des matériels de qualité selon les critères définis plus haut;  d’intervenir auprès des autorités nationales responsables de l’Education afin que soient réactualisés les textes s’appliquant aux « pratiques commerciales » à la lumière de la multiplication des nouveaux médias. D’autre part, ces textes devraient maintenant reconnaître la légitimité de certaines « bonnes » pratiques déjà largement répandues, ce qui les rendrait d’autant plus crédibles dans l’interdiction de pratiques moins avouables ».[xxx]

Dérégulation

Les objectifs éducatifs étant fixés, la question qui se pose est : comment organiser l’enseignement afin qu’il puisse les atteindre ? A nouveau, le terme central de la réponse sera « flexibilité ».

Il ne faut pas seulement que le travailleur soit flexible, adaptable et compétitif, encore faut-il que le système éducatif lui-même se dote de ces caratéristiques. Pour reprendre l’image qu’aimait à utiliser Laurette Onkelinckx, ex-ministre de l’Education en Communauté française de Belgique, il faut abandonner « le lourd paquebot » de l’enseignement dirigé par l’Etat et lui substituer « une flotille de petits navires plus faciles à manœuvrer ». La métaphore est plus parlante que ne l’imaginait la ministre : car le risque réele est que les uns y gagneront une vedette rapide ou un yacht luxueux, pendan que d’autres seront relégués dans un rafiot pourri ou une chaloupe à rames.

Dès 1989, la Table Ronde des Industriels européens écrivait que « l’administration de l’école (est) dominée par les contraintes bureaucratiques (…) Les pratiques administratives sont souvent trop rigides pour permettre aux établissements d’enseignement de s’adapter aux indispensables changements requis par le rapide développement des technologies modernes et les restructurations industrielles et tertiaires ».[xxxi] De même, pour l’OCDE, « le système scolaire doit s’efforcer de raccourcir son temps de réponse, en utilisant des formules plus souples que celles de la fonction publique, pour créer – ou fermer – des sections techniques ou professionnelles, utiliser des personnels compétents, disposer des équipements nécessaires ».[xxxii]

L’augmentation de l’autonomie des établissements scolaires leur offre une plus grande marge de manœuvre pour s’adapter aux attentes des milieux économiques. Mais aussi de la société et des parents, ajoutera-t-on. Certes, mais dans un contexte où la compétition pour l’accès aux emplois valorisants est chaque jour plus aigüe, l’intervention des parents (dans les conseils de participation ou ailleurs) répercute inévitablement les attentes des employeurs. Les pressions pour introduire quelques heures d’anglais dès les premières années de l’enseignement fondamental sont révélatrices à cet égard.

L’autonomie permet notamment de nouer des partenariats avec les entreprises (et incite à le faire, dans la mesure où celles-ci peuvent constituer des sponsors bienvenus en ces temps de disette budgétaire). Ainsi, selon le rapport de Commission européenne sur les « objectifs concrets » des systèmes d’enseignement, « il convient de resserrer (les) liens avec l’environnement local, avec les entreprises et les employeurs, plus particulièrement, afin d’améliorer leur compréhension des besoins de ces derniers et d’accroître ainsi l’employabilité des apprenant ». En 1995 déjà, dans son Livre blanc sur l’éducation, la Commission relevait que « les systèmes les plus décentralisés sont aussi ceux qui sont les plus flexibles, qui s’adaptent plus vite et qui permettent de développer de nouvelles formes de partenariat »[xxxiii].

Ces partenariats visent souvent, explicitement, à faire pénétrer dans l’école ce qu’on appelle pudiquement « l’esprit d’entreprise ». Il faut souligner en effet que la flexibilité demandée au travailleur ne se limite pas au plan strictement professionnel. Il s’agit également d’accepter les nouveaux modes d’organisation du travail : production à flux tendu, travail de nuit, horaires variables. Cela exige de « responsabiliser » le travailler, c’est-à-dire de lui inculquer l’idée que son propre intérêt s’identifie avec celui de son employeur. La Commission européenne regrette que « très souvent les systèmes d’enseignement se concentrent sur la transmission des compétences professionnelles, laissant l’apprentissage des aptitudes personnelles s’effectuer plus ou moins au hasard. Il est cependant possible d’améliorer et d’encourager ces dernières parallèlement à l’enseignement des compétences professionnelles et par le biais de celui-ci »[xxxiv]. C’est là qu’intervient la collaboration avec les entreprises. Ainsi l’OCDE estime-t-elle que le bénéfice majeur de l’enseignement en alternance est « d’apprendre à devenir membre d’une équipe de travail, à accepter de recevoir des ordres et de travailler avec les autres. Il s’agit aussi de mieux comprendre le rythme du travail et d’être prêt à répondre à des exigences différentes lors des étapes successives d’une carrière ».[xxxv]

La volonté de déréguler frappe également les modes de certification. Dans un contexte de rotation rapide de la main d’œuvre, le patronat souhaite, comme nous l’avons vu, flexibiliser le marché du travail. Celui-ci est aujourd’hui fortement régulé par le système de la qualification et du diplôme, qui donne lieu à des négociations collectives garantissant les salaires, les conditions de travail et la protection sociale. Pour détruire ce système « rigide », les milieux économiques mettent en avant la nécessité d’introduire des certifications « modulaires ». Celles-ci ont le double avantage de permettre un recrutement plus souple (donc en faisant davantage pression sur les droits sociaux) et de constituer une incitation des « apprenants » à privilégier dans les cursus tout ce qui est d’un rapport efficace (réel ou supposé) en termes d’employabilité.

En Allemagne, le plan d’action national pour augmenter le nombre des postes d’apprentissage, prévoit que « les élèves qui ne réussissent pas entièrement leurs examens de fin d’étude obtiendront des certificats de qualifications partiels utilisables sur le marché de l’emploi ».[xxxvi] En France, la Charte « Un lycée pour le XXIe siècle » propose que, dans l’enseignement professionnel, « les diplômes (fassent) l’objet de modalités de certification modulaires adaptées à la diversité des accès à la qualification des candidats ».[xxxvii] En Belgique, le Décret sur les missions de l’enseignement obligatoire, prévoit lui aussi que les étudiants pourront bientôt faire certifier des « modules » de formation, même s’ils n’ont pas suivi ou réussi l’ensemble des matières. En vue d’uniformiser cette reconnaissance souple des compétences au sein des pays membres de l’Union européenne, la Commission a pris l’initiative de faire plancher des chercheurs sur la faisabilité d’une « carte de compétences » électronique, la fameuse « skill’s card »[xxxviii].

L’école autonome, antichambre de l’école de marché

Depuis la création de son groupe de travail Education, en 1989, la Table Ronde des Industriels n’a cessé d’« encourager des modes de formation moins institutionnels, plus informels ».[xxxix] Le lobby patronal européen a été parfaitement entendu. Les systèmes d’enseignement de tous les pays européens et à tous les niveaux suivent grosso modo la même évolution, vers une plus grande autonomie et davantage de compétition entre établissements scolaires. Un rapport de la cellule européenne Eurydice souligne le caractère international de ce mouvement de « libération » du tissu scolaire : « Les réformes apportées à l’administration générale du système scolaire se résument principalement à un mouvement progressif de décentralisation et de délégation des pouvoirs vers la société. Pratiquement tous les pays concernés ont introduit de nouvelles réglementations qui déplacent le pouvoir de décision de l’État central vers les autorités régionales, locales ou municipales et de celles-ci vers les établissements d’enseignement. »[xl]

Désormais, dit l’OCDE, « il est admis que l’apprentissage se déroule dans de multiples contextes, formels et informels », précisant que « la mondialisation – économique, politique et culturelle – rend obsolète l’institution implantée localement et ancrée dans une culture déterminée que l’on appelle “l’Ecole” et en même temps qu’elle, “l’enseignant ”. »[xli] Les gourous de la Commission européenne sont plus explicites encore, puisqu’ils estiment « que le temps de l’éducation hors l’Ecole est venu et que la libération du processus éducatif rendue ainsi possible aboutira à un contrôle par des offreurs d’éducation plus innovants que les structures traditionnelles. »[xlii]

C’est bien évidemment de l’enseignement privé marchand, de l’éducation « for profit » comme disent les Anglo-saxons, dont il est question ici. Le développement de la demande de formation tout au long de la vie favorise son émergence et lui assure progressivement le dépassement des seuils de rentabilité. On voit mal comment il ne partirait pas, ensuite, à la conquête de l’enseignement de base. « Les évolutions multiples rendues nécessaires par les transformations économiques et technologiques ne permettent plus aux systemes scolaires, ni au pouvoirs publics, dassumer seuls la préparation initiale et la formation continue de la main-d’ceuvre » dit l’OCDE. Il faut donc « trouver un partage des responsabilités qui, selon les particularités des pays, garantisse à la fois la qualite et la flexibilité des enseignements et des formations ».[xliii]

Education Business

Les dépenses mondiales d’éducation représentent la coquette somme de 2000 milliards de dollars, soit plus du double du marché mondiale de l’automobile. Il y a là de quoi faire saliver pas mal d’investisseurs en mal de placements rentables. Et surtout de placements durablement rentables, comme l’ont montré les déboires boursiers des start-up néotechnologiques. Privatiser l’ensemble de ces 2000 milliards à courte terme n’est guère envisageable. Cependant, sous l’action conjointe du définancement public, de la demande croissante de formation tout au long de la vie et de la déréglementation administrative et financière des établissements d’enseignement, des pans entiers de l’éducation et de services annexes tombent petit à petit dans l’escarcelle de l’« Education Business ».

Pour le consultant américain Eduventures, les années 90 « resteront dans les mémoires pour avoir permis l’arrivée à maturation de l’enseignement de marché (“for-profit education”). Les fondations de la vibrante industrie éducative du XXIe siècle – initiatives entrepreneuriales, innovations technologiques et opportunités du marché – ont commencé à fusionner pour atteindre leur masse critique ».[xliv] Les analystes de Merril Lynch estiment que le secteur de l’enseignement présente aujourd’hui des caractéristiques similaires à celles des soins de santé dans les années 70 : un marché gigantesque et très fragmenté, une faible productivité, un faible niveau de technologie mais qui ne demande qu’à augmenter, un déficit de management professionnel et un taux de capitalisation infime (15 milliards de dollars aux USA, pour un marché de capitaux de plus de 16.000 milliards). Tout cela conduit la Banque d’affaires à conclure que la situation est mûre pour une vaste privatisation marchande. Merril Lynch cite encore, parmi les facteurs qui stimulent la croissance de ce marché, « l’insatisfaction » des parents envers l’enseignement public. Dès lors, ceux qui ont les moyens financiers d’échapper aux écoles d’État désargentées constituent un formidable réservoir potentiel de clients pour cet Education business en pleine croissance. Aux États Unis, un rapport du National Center for Education Statistics a montré qu’en 1993, 72% des ménages dont le revenu dépassait 50.000 dollars envoyaient leurs enfants dans des écoles privées ou bien déménagaient pour pouvoir fréquenter l’école publique de leur choix.[xlv]

Il semble très difficile de disposer d’estimations globales à l’échelle mondiale, mais on sait que pour les seuls États-Unis le marché de cette industrie éducative nouvelle s’élevait, en 1998, à 82 milliards de dollars, dont 24 milliards de produits, 30 milliards de services et 28 milliards de revenus d’écoles de tous types.[xlvi] Un pays comme l’Australie gagne 55 milliards de francs belges (7 milliards FRF) grâce à l’exportation de ses formations. Ce qui suscita d’ailleurs l’envie de l’ex-ministre français Claude Allègre, lequel enjoigna ses compatriotes à conquérir à leur tour ce « grand marché du XXIe siècle ». Conquérir ? La France occupe d’ores et déjà la deuxième place mondiale dans le marché éducatif, notamment grâce à sa position de monopole dans le monde francophone.

Au Royaume Uni, la société de placements Capital Strategies a lancé l’indice boursier « UK Education and training index » dont elle ne manque  pas de vanter les performances exceptionnelles. Un investissement de 1000 £, au moment du lancement de cet indice en 1996, aurait valu 3.405 £  en juillet 2000. Une croissance de 240%, à comparer aux 65% de l’indice général de la bourse le Londres, le FTSE.[xlvii] Parmi les facteurs explicatifs de cette croissance remarquable, Capital Strategies cite les investissements publics en ordinateurs et centres de formation aux nouvelles technologies, les partenariats croissants entre les universités et l’industrie et la sous-traitance croissante de services éducatifs. Le marché de la sous-traitance « pèserait » à lui seul quelque cinq milliards de livres.

Toujours en Angleterre, l’inspection des écoles primaires est assurée, depuis 1993, à raison de 73% par des organismes privés qui captent ainsi un marché de 118 millions de livres sterling. Dans le même pays, le remplacement des professeurs absents est également devenu une activité lucrative. La société Capstan, par exemple, place quotidiennement un millier de professeurs-remplaçants.[xlviii] Aux Etats-Unis la société Edison Schools gère en pleine autonomie quelques 125 établissements d’enseignement publics.

Un catalyseur nommé Internet

L’un des plus puissants catalyseurs de la transformation de l’enseignement en un grand marché mondial est sans conteste le développement des technologies de communication à distance et en particulier l’essor d’Internet. Constatant qu’elles sont de plus en plus étroitement concurrencées par des offres de télé-enseignement émanant de nouveaux venus sur le marché, les universités traditionnelles décident, les unes après les autres, de se lancer sur ce crénau.

Aux États Unis, c’est la Western Governor’s University, une initiative de grands groupes financiers privés, qui a initié le mouvement via une collaboration avec IBM et Microsoft. Rapidement, les établissements plus « institutionnels » ont suivi : ainsi, trois grandes universités américaines et une université anglaise (Columbia, Stanford, Chicago et la London School of Economics) ont signé un accord avec une compagnie spécialisée dans la diffusion pédagogique via Internet afin de délivrer des formations à distance dans le domaine des affaires et de la finance. Pour l’heure ces formations ne sont pas encore validées par des diplômes, mais on ne cache pas que « l’idée existe ». Parmi les opérateurs privés, citons encore la Concord University School of Law, qui offre exclusivement des formations par Internet et qui est dirigée par Kaplan Educational Centers, une firme spécialisée depuis longtemps dans l’aide à la préparation d’examens, elle-même propriété de la Washington Post Company. Certains, comme le MIT, jusgent le marché suffisamment important pour y offrir des formations gratuites. La stratégie est claire : accaparer des parts de marché en brisant les prix, afin de fidéliser une clientèle qui, un jour, ne pourra plus faire autrement que de payer très cher cet enseignement à distance.

Selon une étude réalisée par la International Data Corporation, le nombre des étudiants des collèges américains participant à des cours « en ligne » devrait tripler entre 2000 et 2002 pour atteindre 2,2 millions, soit 15% de l’effectif de l’enseignement supérieur US. La même étude prévoit que d’ici cette date 85% des collèges offriront des formations payantes sur Internet.[xlix]

On pourrait se réjouir de voir ainsi les trésors de la science et de la culture rendus accessibles au plus grand nombre. Mais ce serait oublier que ces savoirs ne seront pas (durablement) gratuits et que leur accès sera donc réservé à qui pourra les payer. Ce serait oublier surtout qu’ici, comme dans toute globalisation marchande, une lutte à mort entraînera la survie de quelques-uns seulement. C’est la standardisation commerciale, donc l’apauvrissement du savoir qui nous attend au bout de la route. Par la force du marché, une technologie potentiellement émancipatrice est ainsi amenée à engendrer le contraire : un apauvrissement intellectuel et culturel dramatique.

Nombreux sont ceux, dans les milieux enseignants, qui ne croient pas à la généralisation de l’enseignement à distance sur Internet. Parce que, disent-ils, ça ne marche pas ; ce qu’ils font ne peut pas être automatisé. Ils ont peut-être raison sur ce point. Mais on le fera tout de même, quelles que soient les conséquences pour la qualité de l’enseignement. Parce que, explique David Noble, « l’enjeu ce n’est pas l’éducation ; l’enjeu c’est l’argent ».[l] C’est tellement vrai que la banque d’affaires Merril Lynch a consacré une étude de plus de 300 pages aux perspectives du marché de l’enseignement en ligne. Il en ressort que ce secteur représente d’ores et déjà un marché de 9,4 milliards de dollars et qu’il devrait atteindre 54 milliards d’ici 2002.[li]

Autre marché important pour l’enseignement à distance sur Internet : celui des tutorats et des aides à la préparation d’examens. Le site ExamWeb propose par exemple une préparation de l’examen de base SAP (Scholastic Aptitude Test) au prix de 345 $ (14.000 BEF) ou, à l’autre extrémité du cursus scolaire, une préparation du California Bar (examen pour l’accès au barreau en Californie), pour la modique somme de 1.694 $ (68.000 BEF). Attention : pour cette somme vous n’avez pas de cours ni de diplôme, seulement une préparation à l’examen.

Ces diverses formes d’enseignement en ligne ont d’ailleurs permis l’explosion, aux États-Unis, du nombre d’enfants poursuivant leur scolarité (primaire ou secondaire) à la maison : le « home schooling ». Jadis réservé aux enfants des régions rurales isolées ou aux familles bourgeoises pouvant payer des tuteurs à leurs enfants, le home schooling a connu un développement phénoménal, passant de 500.000 à 1,7 millions d’enfants en dix ans. Les parents qui voient avec angoisse la déglingue et la montée de la violence dans les écoles publiques américaines espèrent trouver, dans l’enseignement (ou l’aide à l’enseignement) à distance sur Internet, une solution de rechange de bonne qualité et pas trop coûteuse. Ces institutions communiquent avec les parents via le réseau, les informent des progrès accomplis par l’élève et proposent parfois des activités para-scolaires. Le tout est payant, bien sûr. Mais le montant des frais varie considérablement en fonction du nombre d’heures d’aide individualisée et en raison inverse du volume des messages publicitaires qui accompagnent les cours…

Mondialisation

Quoi qu’en pensent certains, le véritable intérêt d’Internet, sur le plan du développement de l’enseignement marchand réside moins dans ses caractéristiques multimédia que dans sa capacité de diffusion instantanée à l’échelle planétaire, associée à un coût marginal quasiment nul. Rien ne prouve que le livre et la vidéo soient beaucoup moins performants qu’Internet sur le plan pédagogique, si ce n’est que ce dernier apporte une incontestable dimension d’interactivité. Mais surtout, chaque livre, chaque cassette produite représente un coût de matière première, de fabrication, de conditionnement, d’emballage, d’expédition et de diffusion qui viennent s’ajouter aux frais investis dans la réalisation du produit pédagogique lui-même et qui augmentent d’autant le risque financier en cas de mévente. Sur Internet rien de tel. Une fois le « site » mis au point, son contenu peut être vendu et revendu à l’échelle mondiale sans autre frais (sauf les frais des communications électroniques, qui sont directement à charge de l’acheteur). Internet permet ainsi de rentabiliser des investissements importants dans la conception scientifique, pédagogique et multimédia de produits éducatifs.

Mais cela implique aussi que, pour être pleinement rentable, le marché se doit d’être mondial. Deux organismes internationaux (et plusieurs groupes de pression privés) oeuvrent activement à cette « libéralisation du marché mondial des services éducatifs » : l’Organisation Mondiale du Commerce et la Banque Mondiale.

En 1998, en prévision du sommet de Seattle, le secrétariat de l’OMC avait constitué un groupe de travail chargé d’étudier les perspectives d’une libéralisation accrue de l’éducation. Dans son rapport, il soulignait le rapide développement de l’apprentissage à distance et saluait la multiplication des partenariats entre des institutions d’enseignement et des entreprises du secteur des TIC. Le rapport se réjouissait également de la déréglementation croissante de l’enseignement supérieur en Europe, félicitant les gouvernements qui avaient entrepris de « quitter la sphère du financement exclusivement public pour se rapprocher du marché, en s’ouvrant à des mécanismes de financement alternatifs ». Enfin, l’OMC énumérait les nombreuses « barrières » qu’il faudrait lever afin de libérer le commerce des services éducatifs, citant par exemple « les mesures limitant l’investissement direct par des fournisseurs d’éducation étrangers » ou encore « l’existence de monopoles gouvernementaux et d’établissements largement subventionnés par l’Etat ».

Depuis l’échec de Seattle, il semble que les négociations sur l’ouverture de l’enseignement à la concurrence internationale se poursuivent à Genève, dans le cadre de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS)

De son côté, la Banque Modiale tente, dans les pays du Tiers Monde, d’ouvrir l’enseignement supérieur et le cycle supérieur de l’enseignement secondaire à la convoitise du secteur privé. L’argumentation de la Banque mondiale est simple : la priorité, dans les pays en développement, doit être donnée à l’alphabétisation. Or, comme la BM refuse toute forme d’abrogation de la dette des pays du Tiers Monde et veut encore moins œuvrer à un commerce plus juste, il n’y a d’autre solution, dit-elle, que de réorienter les dépenses publiques d’éducation vers l’éducation de base. Dans les autres niveaux d’enseignement, il faut donc « encourager le recours au secteur privé, soit pour financer des établissements privés, soit pour constituer un complément de recettes à des établissements d’Etat »[lii]. Cette privatisation augmentera le coût des études pour les étudiants et leurs parents ? Elle favorisera un développement inégal entre les établissements ? La Banque balaie ces objections : « La question vitale maintenant n’est pas de savoir si des acteurs non-gouvernementaux vont jouer un rôle croissant dans l’éducation – cela est désormais certain – mais de voir comment ces développements peuvent être intégrés dans les stratégies globales des nations ».[liii]

En juin 1999, à Washington, la Banque Mondiale a organisé, via sa filiale SFI (Société de Financement Internationale), une conférence au titre explicite : « Opportunités d’investissement dans l’éducation privée dans les pays en développement »[liv]. La SFI vient également de créer le service Edinvest « un forum pour les personnes, les sociétés et les institutions intéressées par l’éducation dans les pays en développement » qui « fournit des informations pour rendre possible les investissements privés à grande échelle »[lv]. Edinvest[lvi] éclaire les investisseurs potentiels quant aux possibilités offertes par le marché éducatif dans les pays en développement. Son site Internet est sponsorisé par des firmes privées telles Eduveres.com et Caliber. La Banque Mondiale et la SFI étaient également présentes en force au premier World Education Market, à Vancouver, en mai 2000.

Lors du colloque de Washington, Jack Maas, Lead Education Specialist à la SFI, exprimait son admiration pour telle école secondaire en Gambie, qui offre « un enseignement de première qualité » pour la somme de 300 USD par an. « C’est vraiment une aubaine. Nous pouvons brûler 300 dollars en une nuit dans un hôtel occidental, donc c’est une véritable aubaine »[lvii]. Est-il nécessaire de rappeler que le revenu annuel moyen des habitants de Gambie s’élève à 950 USD… ?

Conclusions

La mise en adéquation de l’enseignement avec les nouvelles attentes des puissances industrielles et financières a deux conséquences dramatiques : l’instrumentalisation de l’École au service de la compétition économique et l’agravation des inégalités sociales dans l’accès aux savoirs. L’École s’était massifiée en permettant aux enfants du peuple d’accéder – partiellement, timidement – à la richesse de savoirs réservés jusque là aux fils et aux filles de la bourgeoisie. Maintenant que la massification a été menée à son terme, on somme l’enseignement de ramener l’instruction du peuple dans des limites qu’elle n’aurait jamais dû franchir : apprendre à produire, à consommer et, accessoirement, à respecter les institutions en place. Ni plus, ni moins.

L’évolution actuelle des systèmes d’enseignement se réalise au détriment de l’accès aux savoirs et aux savoir-faire qui permettent de comprendre le monde, qui permettent donc aussi d’y agir. Ce sont précisément les plus exploités que l’on prive ainsi des armes intellectuelles dont ils auraient besoin pour lutter en vue de leur émancipation collective.

Cette École de la production sera, plus encore qu’aujourd’hui, une instance de reproduction sociale. Au nom – comble de l’hypocrisie ! – de la lutte contre l’échec, on divise, on sélectionne et on abaisse le niveau des exigences des uns (ceux qui constitueront la masse de main d’œuvre peu qualifée requise par la « nouvelle » économie), tout en incitant les autres à chercher chez des « offreurs d’éducation plus innovants », les savoirs qui feront d’eux les fers de lance de la compétition internationale. La déréglementation des programmes et des structures, l’explosion des formes diverses d’enseignement payant, tout cela constitue le terreau sur lequel les inégalités de classes se transformeront, avec encore plus d’efficacité qu’aujourd’hui, en inégalités d’accès aux savoirs.

Quant à l’école publique, elle n’aura plus, selon le propre aveu de l’OCDE, qu’à « assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser »[lviii].

Tout cela est-il inéluctable ? Les déterminants économiques à l’œuvre ici ont certes des allures de rouleau compresseur, mais la marche de l’histoire n’est pas linéaire. La destruction de l’École publique et de ses ambitions démocratiques, l’apauvrissement du contenu de l’enseignement obligatoire, les conditions de travail de plus en plus pénibles, la précarisation du statut des professeurs, tout cela finit par susciter des réactions, des résistances, des luttes. L’opposition à la marchandisation se développe avec la même nécessité d’airain que la marchandisation elle-même. Là encore, le capitalisme en marche s’enfonce dans les contradictions et produit inéluctablement « son propre fossoyeur ».

Les penseurs de l’OCDE en sont bien conscients : « la réforme la plus souvent nécessaire, et la plus dangereuse, est celle des entreprises publiques, qu’il s’agisse de les réorganiser ou de les privatiser. Cette réforme est très difficile parce que les salariés de ce secteur sont souvent bien organisés et contrôlent des domaines stratégiques. Ils vont se battre avec tous les moyens possibles (…) sans que le gouvernement soit soutenu par l’opinion (…). Plus un pays a développé un large secteur parapublic, plus cette réforme sera difficile à mettre en œuvre ».[lix]

Le futur de l’enseignement reste donc à écrire. Il sera le fruit de ces forces contraires, de leur affrontement.

Les formes et les lieux de la résistance sont multiples. Il faut lutter contre les multinationales et les organisations internationales qui impulsent l’évolution marchande de l’école, contre les gouvernements qui en assurent les conditions, contre certains pouvoirs organisateurs, inspections, directions, trop souvent complices ou exécutants zélés. Il faut lutter contre des enseignants qui laissent faire, contre des parents qui relaient le discours patronal en croyant assurer ainsi un avenir à leurs enfants, contre des élèves parfois trop contents d’une baisse des exigences. Il faut lutter contre soi-même enfin, car nul n’est à l’abri du découragement, du repli corporatiste ou des effets lénifiants du matraquage idéologique ambiant.

Chacun entre en résistance par des voies qui lui sont propres. Le militant de longue date défend l’École contre les assauts de l’OMC et de la Banque Mondiale, parce qu’il a une conscience profondément ancrée de l’importance du service public. Le professeur d’université s’inquiète des menaces qui pèsent sur sa liberté académique. Le chercheur craint de voir la survie de ses travaux soumise à leur rentabilité économique. Le professeur de travaux pratiques dans l’enseignement professionnel se sent spolié de son expérience et de sa mission, au profit de formateurs venus du monde de l’entreprise. Les enseignants de cours généraux s’exaspèrent de la baisse du niveau des élèves. Des instituteurs tentent de s’opposer à l’utilisation de cours « sponsorisés » par les marques. L’un des enjeux majeurs, aujourd’hui, est d’unifier ces luttes. Il s’agit de faire comprendre aux universitaires, aux professeurs du secondaire, aux instituteurs, mais aussi aux parents, aux élèves et aux étudiants, que leurs colères doivent se fondre en une résistance commune.

Il s’agit aussi d’unir à nouveau le practicien de l’école moderne, qui voit son travail novateur dévoyé au nom d’une rationalité de profit, et le syndicaliste enseignant, auquel la dérégulation fait craindre à juste titre l’abandon de l’école publique. Cela impliquera sans doute que les uns abandonnent un certain dogmatisme pédagogique ; que les autres ouvrent les yeux sur ce que fut réellement « l’école républicaine ». Que les uns et les autres acceptent que, si l’école publique ne peut être sauvée sans être rénovée, elle ne peut pas non plus être rénovée sans qu’on en donne aux professeurs et aux élèves le temps et les conditions matérielles nécessaires.

[i] Commission européenne, Rapport du Groupe de Réflexion sur l’Education et la Formation « Accomplir l’Europe par l’Education et la Formation », Resumé et recommandations, décembre 1996.

[ii] Cité par K. De Clerck, Momenten uit de geschiedenis van het Belgisch onderwijs, De Sikkel, Antwerpen, 1975.

[iii] Cité par Edwy Pénel dans Le Monde du 14 septembre 1980.

[iv] INSEE-Première, n° 488, septembre 1996.

[v] Anne Van Haecht, L’enseignement rénové, de l’origine à l’éclipse, éditions de l’ULB, Bruxelles 1985.

[vi] INSEE-Première, n° 469, juillet 1996.

[vii] Barbara Tan, Blijvende sociale ongelijkheden in het Vlaamse onderwijs, CSB-Berichten, Antwerpen, mai 1998.

[viii] L’insertion professionnelle des jeunes lycéens, Note d’information ministère de l’Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, 18 juin 1998, ISSN 1286- 9392, situation au 1er février 1997.

[ix] Le Monde Diplomatique, 1 janvier 1995.

[x] Monthly Labor review, novembre 1999.

[xi] ERT, Construire les autoroutes de l’Information pour repenser l’Europe, Un message des utilisateurs industriels, juin 1994.

[xii] Morrisson Christian, La Faisabilité politique de l’ajustement, Centre de développement de l’OCDE, Cahier de politique économique n°13, OCDE 1996.

[xiii] Kaufmann Chantal, op. cit.

[xiv] Le Monde, 12 mai 2000.

[xv] De Standaard, 30/06/2000

[xvi] ERT, Education et compétence en Europe, Bruxelles, février 1989.

[xvii] ERT, Education et compétence en Europe, op.cit

[xviii] ERT, Une éducation européenne. Vers une société qui apprend, Bruxelles, juin 1995.

[xix] Commission européenne, Les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation, Rapport de la Commission, COM(2001) 59 final, Bruxelles, le 31.01.2001

[xx] OCDE, Politiques du marché du travail : nouveaux défis. Apprendre à tout âge pour rester employable durant toute la vie. Réunion du Comité de l’emploi, du travail et des affaires sociales au Château de la Muette, Paris, 14-15 octobre 1997, OCDE/GD(97)162.

[xxi] Commission européenne, Les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation, Rapport de la Commission, COM(2001) 59 final, Bruxelles, le 31.01.2001

[xxii] Pour une Europe de la connaissance, Communication de la Commission européenne, COM(97)563 final

[xxiii] Discours d’Edith Cresson, Putting our knowledge to work: a second chance for young people, Harrogate, 5 mars 1998.

[xxiv] Commission des Communautés Européennes, e-Learning – Penser l’éducation de demain, communication de la Commission, COM(2000) 318 final, Bruxelles, le 24.5.2000

[xxv] Commission des Communautés Européennes, Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie, SEC(2000) 1832, Bruxelles, le 30.10.2000

[xxvi] Claude Allègre dans « XXIe siècle – Le magazine du ministère de l’Education nationale, de la Recherche et de la Technologie », Numéro 1 . mai 1998

[xxvii] Commission européenne, Rapport du Groupe de Réflexion sur l’Education et la Formation « Accomplir l’Europe par l’Education et la Formation », Resumé et recommandations, décembre 1996.

[xxviii] Idem.

[xxix] Les Echos n° 17563, 14 janvier 1998.

[xxx] GMV Conseil, Le marketing à l’école, étude sur les pratiques commerciales dans les écoles réalisée à la demande de la Commission européenne, octobre 1998

[xxxi] Table Ronde des Industriels Européens, Education et compétence en Europe, Etude la Table Ronde Européenne sur l’éducation et la formation en Europe, février 1989

[xxxii] OCDE, Analyse des politiques d’éducation, 1998.

[xxxiii] Commission des Communautés européennes, Enseigner et apprendre, Vers la société cognitive, Livre blanc sur l’éducation, Bruxelles, 29 novembre 1995, pp. 1, 24.

[xxxiv] CE, Objectifs concrets, op. cit.

[xxxv] OCDE, redéfinir le curriculum: un enseignement pour le XXIe siècle, Paris 1994

[xxxvi] Nationaler Aktionsplan für mehr Lehrstellen, BMBF, 1998.

[xxxvii] Claude Allègre, Un lycée pour le XXIe siècle, 4 mars 1999.

[xxxviii] Lire à ce sujet : G. de Sélys et N. Hirtt, Tableau Noir, Résister à la privatisation de l’enseignement, éditions EPO, Bruxelles 1998.

[xxxix] ERT, Les marchés du travail en Europe Les perspectives de création d’emplois dans la deuxième moitié des années 90, Bruxelles 1993.

[xl] Dix années de réformes au niveau de l’enseignement obligatoire dans l’union européenne (1984-1994), Eurydice.

[xli] OCDE, Analyse des politiques d’éducation, Paris 1998.

[xlii] Rapport du groupe de réflexion sur l’éducation et la formation, op. cit.

[xliii] l’Observateur de l’OCDE, n°193 avril-mai 1995 1/04/95

[xliv] Adam Newman, What is the education-industry ?, Eduventures, janvier 2000.

[xlv] Choy, S. P. (1997).  Public and private schools: How do they differ?  Washington, DC: National Center for Education Statistics (NSEC 97-983).

[xlvi] Michael Barker, E-education is the New New Thing, Edinvest, premier trimestre 2000.

[xlvii] Capital Strategies, News Release, 18 juillet 2000.

[xlviii] Richard Hatcher, Profiting from schools : business and Education Action Zones, in Education and social justice, Vol. 1, n°1, automne 1998.

[xlix] Michael Barker, E-education is the New New Thing, Edinvest, premier trimestre 2000.

[l] Ibidem.

[li] Le Monde, 2-3 juillet 2000.

[lii] Harry Anthony Patrinos, Market Forces in Education, World Bank July 1999.

[liii] Education sector strategy, World Bank, juillet 1999

[liv] Investment opportunities in private education in developing countries, op.cit.

[lv] Education sector strategy, 1999, op.cit.

[lvi] http://www.worldbank.org/edinvest

[lvii] Discours de Jack Maas, Lead Education Specialist, IFC, conférence de Washington, 1999

[lviii] Adult learning and Technology in OECD Countries, OECD Proceedings, Paris1996.

[lix] Morrisson Christian, La Faisabilité politique de l’ajustement, Centre de développement de l’OCDE, Cahier de politique économique n°13, OCDE 1996