Suède, Finlande : quand les modèles éducatifs s’embourbent dans le marché scolaire

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Petit à petit, depuis vingt ans, l’enseignement suédois a perdu son statut de système éducatif égalitaire : la ségrégation sociale et les inégalités de performances entre élèves riches et pauvres y croissent sans arrêt. Comment expliquer cela, malgré l’existence d’un « tronc commun » jusqu’à 16 ans ? Les études convergent désormais pour incriminer le libre choix de l’école et la concurrence entre écoles publiques et « libres » introduits dans les années 90. Une leçon précieuse pour les réformes en Belgique…

Les systèmes éducatifs des pays nordiques ont longtemps, et à juste titre, fait figure d’exemples en matière d’équité sociale. Dans les premières enquêtes PISA, la Finlande, la Norvège et la Suède affichaient des écarts de performance selon l’origine sociale considérablement plus faibles que ceux observés dans les autres pays. La plupart des commentateurs attribuaient ce succès démocratique à la conjonction de plusieurs facteurs : un tronc commun de très longue durée (jusqu’à l’âge de 16 ans), une grande autonomie des établissements scolaires, une culture de « remédiation » et le refus des redoublements.

Or, voilà que l’un de ces pays, la Suède, se met à dégringoler dans les classements, non seulement pour ce qui est des performances moyennes mais, surtout, pour les indicateurs d’équité sociale de l’enseignement. A chaque nouvelle enquête PISA, la situation semble s’y détériorer un peu plus. Une évolution similaire, quoique nettement moins forte, commence à se faire jour également en Finlande. Mais la Norvège, elle, résiste.

Aujourd’hui, de plus en plus d’études scientifiques montrent que le facteur explicatif majeur de cette évolution est l’introduction, en Suède et dans une moindre mesure en Finlande, de mesures libérales : libre marché scolaire, concurrence entre écoles, transformation des directeurs en managers,… A l’évidence, il y a là des leçons importantes à tirer pour les réformes en Belgique.

Suède : trois décennies de marchandisation

Jusqu’en 1992, le système d’enseignement suédois était tout à fait centralisé : l’immense majorité des élèves fréquentaient les écoles publiques, directement organisées, financées et contrôlées par le ministère de l’Éducation. Chaque élève se voyait attribuer une école, selon son lieu de résidence, et les changements n’étaient autorisés que rarement, sur base de critères très stricts. Moins de 1% des élèves fréquentaient les rares écoles privées, sans financement public, donc payantes. Le même système existait en Finlande et en Norvège.

Chèque scolaire

Dès le début des années 80, différentes coalitions gouvernementales suédoises — tantôt de centre-droit, tantôt social-démocrates — ont préparé le terrain législatif et idéologique en vue d’un « New Public Management » impliquant une décentralisation et une contractualisation du secteur public, un pilotage par objectifs ou par résultats, au nom de « l’efficience » et de la « modernité ». Mais c’est avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de droite en 1991 que l’enseignement suédois franchit son Rubicon. Le vote, en 1992, de la « loi sur le libre choix de l’école » fit du système éducatif suédois l’un des plus décentralisés au monde. En voici les grandes lignes :

  • L’organisation de l’enseignement public est déplacée de l’État central vers les municipalités.
  • Liberté est accordée à n’importe quelle institution privée d’organiser une ou des écoles, dites « indépendantes » ou « libres » (friskolor).
  • Les parents ont toujours le droit (prioritaire) d’inscrire leur enfant dans l’école de leur zone de résidence, mais ils peuvent tout aussi librement refuser cette école et en choisir une autre, publique ou indépendante.
  • Les municipalités sont contraintes d’accorder à chaque école, qu’elle soit publique ou indépendante, le même financement pour chaque élève qui s’y inscrit : c’est le fameux « chèque scolaire » ou « school voucher » suédois.
  • En cas de saturation, les écoles indépendantes peuvent sélectionner les élèves au moyen de listes d’attente ou sur base de critères de proximité et de regroupement familial.

Dans la prolongation de cette privatisation et de cette mise en compétition de l’éducation, la Suède a connu d’importantes réformes en matière de pilotage de l’enseignement public. Des décrets de 2000 et de 2010 ont transformé le rôle du chef d’établissement, de responsable pédagogique en « manager » chargé de veiller à la « performance » et au « contrôle de qualité » (Alexiadou 2016). En 2008, la nouvelle Inspection Scolaire a été dotée d’un pouvoir de sanction plus important que jadis. Tout au long des années 2000, les épreuves d’évaluation standardisées ont cru en nombre et en ampleur. (Alexiadou 2016)

Les objectifs affichés par le gouvernement suédois au moment de cette réforme étaient la copie-conforme du catéchisme libéral de Milton Friedman :

  • Améliorer la qualité de l’enseignement, par l’action conjointe de la liberté du consommateur et de la libre concurrence entre écoles.
  • Diminuer le coût de l’enseignement par une utilisation plus efficiente des moyens.
  • Diminuer les inégalités sociales en permettant aux pauvres d’échapper aux écoles des quartiers pauvres. (Bunar 2019)

Voyons maintenant quels furent les effets réels de la réforme.

Privatisation

Bien que le système des chèques scolaires ait été introduit il y a plus de 25 ans, il a fallu attendre les années 2000 avant que cette nouvelle organisation ne conduise à une augmentation importante du nombre d’écoles indépendantes et, par voie de conséquence, à des stratégies de positionnement des écoles publiques sur le marché scolaire.

La première vague d’écoles indépendantes, après la loi de 1992, était surtout constituée d’écoles proposant une pédagogie particulière (écoles Montessori ou Freinet par exemple), de coopératives parentales ou d’établissements affichant une orientation religieuse. Mais par la suite on vit naître de plus en plus d’écoles « généralistes », proposant un profil éducatif très similaire à celui des écoles publiques (Böhlmark, 2015).

Au tournant du millénaire, on assista à une profonde restructuration des écoles privées qui se concentrèrent entre les mains d’un petit nombre d’opérateurs purement marchands (« for profit »). En 2010, 85% à 90% des écoles libres dépendaient d’entreprises privées qui engendraient un profit pour leurs actionnaires ou propriétaires (Alexiadou 2016, Varjo 2018). Dans l’enseignement pré-scolaire (förskoleklass), 64% des écoles libres dépendent désormais d’entreprises privées et 33% d’associations sans but lucratif (Hartman 2011). En quelques années, trois des quatre principales entreprises suédoises actives dans l’enseignement secondaire supérieur furent achetées par des fonds d’investissements étrangers qui n’avaient jamais opéré dans le secteur de l’enseignement (Alexiadou 2016).

La plus grande entreprise scolaire, AcadeMedia, comptait, en 2015, 450 écoles de différents niveaux, avec 12.000 employés et 90.000 élèves ou étudiants. Son chiffre d’affaires s’élevait à 679 millions d’euros (pour 2013-2014), avec un taux de profit de 7,1% (Alexiadou 2016). Ce bénéfice semble s’expliquer par le fait que les écoles privées ont moins de responsabilités et de charges obligatoires (salles de gymnastique, laboratoires, repas scolaires) et qu’elles ne sont pas obligées d’employer du personnel qualifié pour l’étude ou la guidance ni d’assurer l’accompagnement spécialisé d’enfants souffrant de handicaps. Mais la source de profit principale provient d’un taux d’encadrement professeurs/élèves réduit par rapport à l’enseignement public (Alexiadou 2016).

En 2013, 13% des élèves de l’enseignement obligatoire suédois fréquentaient une école libre. Dans l’enseignement secondaire supérieur (non obligatoire) ce pourcentage s’élève à 26%. On note cependant d’importantes différences entre les grands centres urbains et les municipalités rurales, avec des taux de participation à l’enseignement libre qui peuvent varier de 50% à 3% respectivement (Alexiadou 2016, Varjo 2018).

L’augmentation du nombre d’élèves qui choisissent une école autre que l’école publique de proximité se traduit également par une augmentation de la distance entre le domicile et l’école : sa valeur médiane est passée de 1,6 km en 2000 à 1,8 km en 2006 (Östh 2013).

Enfin, une dernière conséquence directe de cette privatisation et de cette compétition est la fermeture de nombreuses écoles rurales (Fjellmann 2018).

Ségrégations

Au cours des années 2000, le système éducatif suédois a commencé à donner des signes d’une ségrégation sociale et académique croissante. Une enquête réalisée en 2005 à Stockholm a révélé une nette augmentation de l’inégalité des niveaux de maîtrise des savoirs entre les écoles, entre les élèves d’origine suédoise et les autres, ainsi qu’entre les élèves de différentes origines socio-économiques. (Bunar 2008, Alexiadou 2016). En 2004, le coefficient de ségrégation scolaire selon l’origine sociale avait augmenté de 30% depuis l’entrée en vigueur de la loi sur la liberté de choix (Wiborg 2010).

En 2009, des enfants de parents disposant d’un diplôme de l’enseignement supérieur avaient deux fois plus de probabilité de fréquenter une école indépendante que les autres enfants (Böhlmark, 2015). Dans le décile socio-économique supérieur (les 10% les plus « riches »), 55% des élèves fréquentent une école indépendante, contre 5% seulement dans le décile inférieur (Varjo 2018). Une enquête réalisée auprès des parents qui ont opté pour une école indépendante conclut que « ce qui semble important pour la plupart de ces parents, c’est la composition sociale et ethnique de l’école », plutôt que les pratiques pédagogiques ou l’orientation religieuse (Varjo 2018).

Certains chercheurs, par prudence, n’ont pas voulu tout de suite conclure que la liberté de choix et le développement de l’enseignement privé étaient la cause principale de cette ségrégation accrue. On pouvait en effet formuler l’hypothèse que ce serait plutôt l’inégalité sociale croissante qui expliquerait le recours plus intensif à l’école privée dans le chef des classes moyennes et supérieures. Mais une étude réalisée en 2015 a permis de trancher définitivement cette question. Il se fait que le degré de liberté de choix d’écoles varie d’une municipalité à l’autre. En utilisant cette particularité, des chercheurs ont pu montrer que, toute chose restant égale par ailleurs — donc en comparant des municipalités ayant une même composition sociale ou ethnique — la ségrégation a augmenté davantage là où la pratique du libre choix scolaire s’est le plus développée et est restée plus faible là où ce choix est limité (Böhlmark, 2015).

Inégalités

La ségrégation académique et sociale risque évidemment d’engendrer, à son tour, une inégalité de « niveaux » entre les écoles. Différentes études montrent effectivement que la variance des performances entre écoles a augmenté au cours des années 2000 (Östh 2013). Certains ont supposé initialement que cela aurait pu être le résultat d’une augmentation de la ségrégation sociale résidentielle. Cependant, des chercheurs sont parvenus à comparer la variance des performances moyennes des écoles « réelles » avec celles que l’ont observerait théoriquement si chaque élève fréquentait simplement l’école de son quartier. Leur conclusion est (1) que les écarts entre écoles croissent plus vite dans la réalité que ce qui pourrait s’expliquer par le seul fait des inégalités géographiques et (2) que la forte augmentation de ces écarts en 2003 coïncide avec l’expansion des écoles indépendantes et le changement de comportement des écoles publiques en réponse à cette compétition. Les mêmes chercheurs ont également montré que la variance inter-écoles des performances est cinq fois plus élevée dans les municipalités où un pourcentage important d’élèves (>20%) fréquentent les écoles indépendantes que dans celles où ce pourcentage est faible (<5%). Leur conclusion est formelle : « C’est le libre choix de l’école et non la ségrégation résidentielle qui est le facteur le plus déterminant dans les écarts entre établissements » (Östh 2013).

Si l’on combine la ségrégation sociale et les écarts de « niveaux » entre écoles, on doit s’attendre à une croissance des inégalités sociales de performances des élèves. En effet, de nombreuses études montrent que la liberté de choix au sein d’un système scolaire accentue les différences sociales en offrant surtout aux parents les mieux informés une possibilité accrue de choisir de « meilleures » écoles pour leurs enfants. Dans son rapport 2016 sur la Suède, l’OCDE confirme cette évolution : « on observe des signes d’une croissance de l’inégalité dans la distribution des résultats de l’apprentissage. Le fossé entre les élèves les plus performants et les moins performants s’est accru au cours de la dernière décennie et est désormais supérieur à la moyenne OCDE. Le fossé entre les élèves avantagés et désavantagés sur le plan socio-économique s’est également accru » (OCDE 2016).

En 2017, un rapport a montré que le différentiel de performance entre élèves autochtones et allochtones s’était également accru significativement. Mais cette étude a par ailleurs révélé que cet écart disparaissait presque entièrement lorsqu’on tenait compte de l’origine sociale (Edwards 2018). D’autres études indiquent arrivent à la conclusion que l’origine sociale expliquerait environ la moitié des écarts de performance entre élèves suédois autochtones et allochtones (OCDE 2016). Quoi qu’il en soit, en Suède comme dans de nombreux autres pays, l’inégalité scolaire d’origine sociale est la cause principale des inégalités scolaires ethniques.

Certains chercheurs suggèrent encore que toutes ces inégalités ont pu être accrues par la très forte tendance, en Suède, de pratiquer des pédagogies individualisées. Ceci conduirait à déplacer la responsabilité de l’apprentissage de l’enseignant vers l’élève, amplifiant ainsi les inégalités d’apprentissages, du fait de la capacité inégale des parents à corriger le tir. « Cette soi-disante stratégie d’équité éducative, basée sur un curriculum piloté par l’élève lui-même, sur la liberté de choix et la flexibilité, risque d’augmenter les différences de performance académique entre groupes d’élèves plutôt que de les réduire » (Wiborg 2010).

Aujourd’hui, l’Agence nationale suédoise pour l’éducation doit elle-même reconnaître que « les mécanismes de libre choix entraînent une division, non seulement des élèves, mais également des écoles. (…) On peut dire que ce développement sape à la fois le principe « d’égalité d’accès » et « d’égalité des chances » » (Gustafsson 2006).

Finlande : un marché pas encore très libre

La Finlande aussi a introduit, depuis le milieu des années 90, une certaine liberté de choix de l’école. Le contexte est toutefois très différent de celui de la Suède. En Finlande il n’est question ni de chèque scolaire, ni d’enseignement « libre » ou « indépendant ». Dans l’enseignement obligatoire, 96% des écoles finlandaises sont des écoles publiques, municipales. (Varjo 2018)

Tous les élèves se voient assigner une école par les autorités municipales. Jusqu’en 1999 il s’agissait automatiquement de l’école la plus proche de leur domicile. Mais depuis le Basic Education Act de 1999, la loi oblige seulement les municipalités à attribuer « une école de proximité » à chaque élève. Ceci leur permet de développer des politiques d’affectation plus équitables, en tenant compte d’autres critères que la distance (Varjo 2018).

Les élèves de l’enseignement obligatoire (ou plutôt leurs parents) peuvent opter pour une autre école que celle qui leur est attribuée, mais comme nous l’avons dit il s’agit toujours d’une école publique municipale. De plus, ce choix est conditionné par la capacité de l’école (alors qu’en Suède les écoles sont libres de grandir tant qu’elle le peuvent et le chèque scolaire suit automatiquement l’élève). L’opportunité d’opter pour une autre école est cependant très variable d’une municipalité à l’autre. Elle est surtout importante dans les grandes villes. A Helsinki, près de la moitié des élèves de 7ème (l’équivalent de la 2ème secondaire belge ou de la classe de quatrième du collège français) demandent une autre école et 80% d’entre eux y sont admis. (Kuosmanen 2014)

Une loi de 1998 permet également aux écoles d’organiser des classes proposant un « curriculum pondéré », c’est-à-dire un programme qui diffère légèrement du programme national en attachant plus de « poids » à certaines disciplines ou à des projets spécifiques. Les élèves ont alors par exemple plus de cours de musique, de sport, de sciences, de langues modernes, d’art ; ou bien l’ensemble des cours est davantage orienté sur un thème : environnement, arts, agriculture… L’inscription dans ces classes peut parfois impliquer une procédure de sélection via des tests d’aptitude. Aujourd’hui, dans les municipalités urbaines, 30 à 40% des élèves sont inscrits dans de telles classes. Ceci constitue clairement « la force motrice du libre choix d’école en Finlande » (Kuosmanen 2014).

Bien qu’on soit donc assez loin d’une marchandisation à la suédoise, tout ceci a néanmoins conduit à une certaine augmentation de la ségrégation sociale et ethnique en Finlande, ainsi qu’à une augmentation des inégalités sociales de performances. Une étude portant sur l’évolution de la ségrégation entre 1996 et 2004 a montré que celle-ci avait fortement augmenté à Helsinki, où la municipalité a opté pour une grande liberté de choix, alors qu’elle restait stable dans la ville de Vantaa, qui a opté pour une stratégie de limitation du libre choix. Les auteurs de cette recherche estiment donc qu’il « existe des preuves de l’augmentation de la ségrégation depuis la réforme du libre choix d’école en Finlande » (Kuosmanen 2014).

Alors que la Finlande occupait la toute première place des classements PISA 2001 et 2003 en matière d’équité scolaire, elle est désormais devancée par la Norvège et l’Islande et sa position se dégrade régulièrement (voir graphiques).

Norvège : les principes tiennent bon

La Norvège a décrété une timide libéralisation de l’enseignement en 2003, mais qui concerne seulement le niveau secondaire supérieur (élèves de plus de 16 ans). Dans l’enseignement primaire et dans le secondaire inférieur les élèves continuent de fréquenter normalement l’école qui leur est assignée en fonction de leur zone de résidence. En 2015, seuls 3% des élèves du primaire fréquentaient des écoles privées. Tous les autres étaient scolarisés dans des écoles municipales. (Machin 2010)

La Norvège consacre aussi sensiblement plus de moyens financiers à l’enseignement que la plupart des autres pays européens.

Elle reste, aujourd’hui encore, l’un des pays au monde où l’origine sociale influence le moins fortement les performances scolaires telles que mesurées par PISA ou TIMSS. Reste à savoir si elle résistera encore longtemps aux sirènes du libéralisme éducatif que réclament les familles les plus avantagées.

Deux graphiques illustrant la déglingue de la Suède en matière d’équité… (cliquer pour agrandir)

La Belgique à l’école de la Suède

Voilà longtemps que les pays nordiques évoqués dans cet article font (ou faisaient…) figure d’exemples en matière d’équité scolaire. Souvent, dans les milieux progressistes, on a eu tendance à attribuer ce succès à trois caractéristiques que ces systèmes éducatifs partagent depuis les années 70 :

  • Un tronc commun de longue durée (jusque 16 ans dans les trois pays)
  • L’absence de redoublements ou leur caractère exceptionnel
  • La pratique systématique de la remédiation

Mais, étrangement, on oubliait souvent que, jusqu’au début des années 90, ces pays avaient une autre particularité commune : c’étaient des systèmes d’enseignement étatiques et centralisés, sans aucune forme de concurrence entre écoles ou entre parents, sans libre choix, sans marché scolaire. Peut-être l’occultation de cette réalité provenait-elle de la difficulté d’aller à contre-courant des idées d’autonomie, de décentralisation, de libre choix… professées par un néo-libéralisme triomphant et souvent reprises par une gauche opportuniste. D’autant que les toutes première données comparatives, celles des enquêtes TIMSS 1995 et PISA 2000, révélaient encore de beaux résultats pour la Suède en matière d’équité, alors même que des politiques éducatives libérales avaient été introduites dans ce pays et étaient encore fraîches dans tous les esprits.

Mais aujourd’hui, le doute n’est plus permis. Non seulement les promesses d’efficacité et d’équité de la réforme libérale de l’enseignement en Suède n’ont pas été tenues, mais la recherche scientifique a clairement démontré que la mise en concurrence des écoles sur un marché scolaire, jointe à des pratiques de management par objectifs, est en train de détruire l’École démocratique suédoise. La Finlande commence à suivre elle aussi cette pente dangereuse, alors que la Norvège, qui a conservé son enseignement public sans marché et sans concurrence reste championne de l’équité sociale à l’école.

Ce constat est de la toute première importance pour les débats actuels en Belgique. C’est entre autres en s’inspirant du « modèle nordique » que la Fédération Wallonie-Bruxelles est en train de mettre en place un « tronc commun » jusqu’à l’âge de 15 ans. Une proposition de tronc commun jusque 14 ans a été envisagée en Flandre il y a quelques années. De tels projets peuvent paraître généreux et courageux. Pourtant, avant de les soutenir, il faut se demander si les conditions de leur succès sont réunies. Sans quoi l’on courrait vers l’échec et l’on offrirait alors du pain béni aux forces de droite et d’extrême droite qui vont répétant qu’une démocratisation de l’enseignement est de toute façon impossible et non souhaitable.

Ce qu’ont démontré historiquement la Norvège, la Suède et la Finlande, c’est qu’un enseignement de tronc commun de longue durée et d’un bon niveau est tout à fait possible. Cela est réjouissant, parce que cela détruit les affirmations de ceux qui prétendent que les enfant de riches et de pauvres seraient — génétiquement ou culturellement — trop différents pour recevoir le même enseignement. Cela nous conforte donc dans l’ambition d’oeuvrer à une école commune jusque 16 ans. Mais l’évolution récente de la Suède (et petit-à-petit celle de la Finlande) montre tout aussi indubitablement que le succès de ce tronc commun est incompatible avec un libre marché scolaire.

Or, il se trouve qu’en ce domaine la Belgique est au moins aussi libérale que la Suède. Certes, nous n’avons pas d’écoles dirigées par des entreprises commerciales. Mais alors qu’en Suède 13% des élèves de l’enseignement obligatoire fréquentent une école libre, on oscille chez nous entre 50 et 70% selon les régions. Alors qu’en Suède on continue de proposer une école publique aux parents, qui peuvent ensuite opter pour un autre établissement, en Belgique on pousse la logique de marché jusqu’à obliger les parents à trouver eux-mêmes une école ; ce qui ne fait évidemment qu’aggraver les phénomènes de ségrégation sociale. La Suède a introduit le chèque-scolaire, direz-vous. Mais en Belgique nous avons depuis des décennies un chèque scolaire qui ne dit pas son nom : les subventions-traitement et les subsides de fonctionnement arrivent automatiquement à l’école choisie par les parents. En Belgique, l’écart-type des indices socio-économiques des écoles est plus élevé qu’en Suède, d’un facteur 1,3 (Flandre) à 1,5 (FWB). 49% des élèves belges francophones et 43% des élèves flamands de 15 ans fréquentent une école « ghetto » (de riches ou de pauvres), contre 27% seulement des élèves suédois. (Hirtt 2017)

Aujourd’hui, en Belgique, le quasi-marché scolaire produit déjà de grandes différences sociales et académiques entre les établissements, dès l’école fondamentale. Dans ces conditions, une prolongation du tronc commun conduira probablement, d’une part, à un abaissement des objectifs d’apprentissage dans le premier cycle secondaire et, d’autre part, à une différenciation sociale et académique entre les écoles et/ou à l’intérieur des écoles qui organisent ce premier cycle secondaire. L’inégalité sociale que l’on aurait chassée par la porte de la filiarisation précoce, reviendrait ainsi de plus belle, par la porte du libre choix.

Qui plus est, en fédération Wallonie-Bruxelles, le Pacte d’excellence prévoit également l’introduction de dispositions managériales qui viendront encore renforcer la tendance des établissements à l’autonomie et au positionnement compétitif sur le marché scolaire.

Faut-il donc renoncer au tronc commun allongé ? Pas du tout. Mais il faut impérativement le faire précéder d’une politique d’inscription scolaire proposant aux parents une école proche et socialement mixte (condition pour que la majorité des parents l’acceptent). Il faut également briser les pratiques de concurrence qui alimentent le libre choix et la ségrégation, notamment en fusionnant les réseaux d’enseignement. Enfin, il faut doter les écoles des moyens matériels et humains à la hauteur de l’ambition démocratique.


Bibliographie

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Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.