Ségrégation et quasi-marché, creusets de l’iniquité scolaire à la belge

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Enquête internationale après enquête internationale, nos systèmes éducatifs belges confirment leur caractère particulièrement inégalitaire. Il n’y a néanmoins aucune fatalité en la matière : l’étude statistique menée par Nico Hirtt (2020) à partir des données PISA-2018[1] a en effet permis d’identifier la cause majeure de cette iniquité scolaire, à savoir notre quasi-marché scolaire particulièrement libéral et la ghettoïsation scolaire qu’il entraine. Une régulation rigoureuse de ce quasi-marché apparait dès lors comme une part indispensable de la solution au mal scolaire belge.

Cet article a été initialement publié dans L’École démocratique, n°93, mars 2023 (pp. 4-7). Cliquez ici pour en savoir plus sur l’initiative citoyenne en faveur de la mixité scolaire et pour la soutenir.

La Belgique, championne de l’iniquité scolaire

Commençons d’abord par rappeler à quel point nos systèmes scolaires belges apparaissent comme particulièrement inégalitaires sitôt qu’ils sont comparés aux autres systèmes scolaires européens. Une première manière d’appréhender cette réalité consiste à observer les écarts de performances scolaires au test PISA-2018 entre les 25% d’élèves les plus riches et les 25% d’élèves les plus pauvres (cf. graphique n°1).

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Graphique n°1 – Différences de scores PISA entre les quartiles socio-économiques extrêmes toutes disciplines confondues (Hirtt, 2020, p. 2).

Dans l’enseignement flamand (VLG[2] sur ce graphique et les suivants) comme dans l’enseignement francophone (FWB[3]), cet écart avoisine les 110 points: il s’agit d’un écart abyssal puisqu’il équivaut à un différentiel d’acquis scolaires correspondant à près de 3 années scolaires[4]. Comme le montre le graphique n°1, l’enseignement flamand comme l’enseignement francophone figurent parmi les pires élèves de l’ex-Europe des 15, bien loin des performances en termes d’équité affichées par la Norvège par exemple.

En vue de mesurer plus rigoureusement l’iniquité scolaire, Nico Hirtt (2020) a construit un indice composite d’inégalité sociale scolaire combinant (1) l’ampleur des écarts entre élèves en fonction de la variation de leur indice socio-économique[5] et (2) la dépendance entre origine sociale et score PISA[6]. La comparaison intra-européenne obtenue sur base de ce nouvel indice est encore plus accablante pour nos systèmes scolaires : sur les 28 pays européens comparés, seule la Hongrie fait pire que l’enseignement flamand, tandis que l’enseignement francophone pointe au 5ème rang des systèmes éducatifs les plus inéquitables d’Europe.

Ségrégations et inégalités sont intimement liés…

Comme d’autres études internationales antérieures, les analyses statistiques de Nico Hirtt (2020) font apparaitre une corrélation saisissante entre ségrégation scolaire (sociale[7] et académique[8]) et iniquité sociale des performances scolaires (cf. graphique n°2) : les systèmes scolaires les plus inéquitables sont ceux qui comptent la plus grande proportion d’élèves inscrits dans des écoles-ghettos « de riches » ou « de pauvres ».

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Graphique n°2 – Corrélations entre ségrégations sociale/académique et inégalité sociale scolaire (Hirtt, 2020, p. 8).

La Norvège, caractérisée par une très faible ségrégation scolaire, affiche par exemple une faible inégalité sociale des performances scolaires. A contrario, la Hongrie et nos systèmes scolaires belges, caractérisés par un taux élevé de ségrégation scolaire, figurent parmi les systèmes scolaires les plus inéquitables. Notons toutefois que corrélation ne signifiant pas causalité, il convient de rester prudent à ce stade avant d’attester d’un lien de cause à effet sur cette seule base statistique : il se pourrait par exemple que la relation entre les deux variables « aille dans les deux sens », et que ce soit au moins partiellement l’inégalité scolaire qui alimente la ségrégation, et non seulement l’inverse.

Des recherches complémentaires autorisent néanmoins à penser qu’une telle causalité est plus que probable. Synthétisant ces recherches, Laval et ses collègues (2012) montrent que « mettre les plus faibles ensemble les rend encore plus faibles ». Dans les écoles-ghettos « de pauvres », il est par exemple plus difficile d’aider les élèves en difficulté du fait de leur grand nombre : « les apprentissages se font alors dans de plus mauvaises conditions du fait du poids des élèves faibles (…). Quant aux professeurs, ils s’adaptent aux élèves, leurs cours sont moins denses, moins rapides, leurs objectifs sont moins ambitieux » (Laval & al., 2012, chapitre 4). Ces écoles sont également plus sujettes à l’établissement d’une « norme collective déviante » : c’est notamment le cas lorsque certains adolescents, se sentant mis sur une voie de garage, réagissent à leur condition d’ « exclus de l’intérieur » en cherchant à « imposer une norme de conduite a- ou anti-scolaire aux élèves les plus mobilisés par l’étude pour les pousser à abandonner tout effort » (Laval & al., 2012, chapitre 4). Les inégalités scolaires ne sont pas la seule conséquence regrettable de la ségrégation : à l’heure où l’on n’a de cesse d’en appeler au « vivre-ensemble », la ségrégation « ethnique », corolaire de la ségrégation sociale, ne semble guère favorable au développement des relations interculturelles.

Le quasi-marché, puissant levier de la ségrégation scolaire

On pourrait penser que la ségrégation scolaire n’est que le reflet fidèle de la ségrégation résidentielle : les établissements scolaires ségrégués seraient alors le décalque pur et simple de quartiers et villes effectivement ghettoïsés. L’étude menée par Delvaux et Serhadlioglu (2014) sur Bruxelles montre cependant que la ségrégation résidentielle n’explique pas tout de la ségrégation scolaire, loin de là. Le jeu des acteurs — parents, écoles, réseaux — contribue également à la ségrégation scolaire, la rendant plus prononcée que la ségrégation résidentielle (voir Zancajo & Bonal, 2020).

Si ce jeu des acteurs peut s’exprimer à plein chez nous — et ainsi accentuer considérablement la ségrégation scolaire — c’est parce que nos systèmes scolaires belges prennent la forme de « quasi-marchés » particulièrement libéraux. Le quasi-marché belge est ainsi caractérisé par les trois éléments suivants :

  • une grande liberté de choix de l’école octroyée aux parents. Dans de nombreux pays, ce sont les pouvoirs publics qui proposent une école aux parents. Au contraire, dans les quasi-marchés scolaires comme en Belgique, les parents sont contraints de trouver par eux-mêmes une école pour y inscrire leurs enfants, ce qui contribue à la ségrégation scolaire. Ceci s’explique par le fait que les critères de sélection d’un établissement scolaire sont socialement différenciés : les parents des classes supérieures préféreront par exemple une école réputée « élitiste » et/ou proposant certains projets ou options, tandis que les familles populaires éviteront ces mêmes écoles, les percevant comme une menace pour la réussite scolaire de leurs enfants, ou encore comme éloignées de leur imaginaire culturel. Par ailleurs, les parents des classes moyennes et supérieures tendent à choisir une école garantissant à leurs enfants un entre-soi social perçu comme un moyen de favoriser une scolarité ambitieuse, sereine (moindre risque d’indiscipline ou de violences), et à l’abri des « mauvaises fréquentations » (Laval & al., 2012 ; Zancajo & Bonal, 2020).
  • une forte polarisation en réseaux d’enseignement public et privé. Les quasi-marchés scolaires sont également caractérisés par la présence d’un réseau d’enseignement privé concurrent de l’enseignement public, et par sa capacité à capter une proportion importante des élèves. C’est bien évidemment le cas en Belgique, où le réseau catholique scolarise plus de 40% des élèves dans le fondamental, et plus de 60% des élèves du secondaire (FWB, 2022). Or, comme le montre Cécile Gorré (2023), le réseau de l’enseignement catholique attire des élèves présentant un indice socio-économique plus élevé que ceux de l’enseignement officiel. La polarisation en réseaux concourt de cette manière à la ségrégation scolaire.
  • une certaine liberté laissée aux chefs d’établissement d’accepter ou de refuser des inscriptions. La latitude, officielle ou officieuse, dont jouissent les directions d’écoles pour valider une inscription contribue elle aussi à la ségrégation scolaire, par l’intermédiaire du jeu de sélections/« dissuasions » opérés par les établissements sur base du profil des élèves.

Le quasi-marché scolaire, déterminant majeur de l’iniquité scolaire

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Graphique n°3 – Impact des facteurs de marché sur l’inégalité sociale scolaire (Hirtt, 2020, p. 11)

Il est tout à fait possible de mesurer statistiquement l’impact de ces trois facteurs de quasi-marché sur l’équité scolaire. C’est d’ailleurs ce à quoi a procédé Nico Hirtt (2020). Le résultat est sans appel (cf. graphique n°3) : plus le marché scolaire est accentué, et plus l’inégalité sociale des performances scolaires est importante.

Comme on peut l’observer sur ce graphique, aucun des systèmes scolaires caractérisés par de profondes logiques de marché (Hongrie, Slovaquie, enseignement flamand et francophone belge…) ne parvient à produire de l’équité scolaire. Et on peut dans ce cas-ci établir une causalité entre quasi-marché et iniquité scolaire puisque le sens de la relation ne prête pas à confusion: c’est bien le quasi-marché qui produit l’inégalité et non l’inverse. Un autre élément significatif de ce graphique est apporté par le coefficient de détermination (R² ajusté = 48,6%), qui signifie que les facteurs de quasi-marché expliquent pour 48,6% les différences intra-européennes en termes d’équité scolaire. L’étude de Nico Hirtt (2020) démontre ainsi que le marché scolaire constitue la principale cause explicative des différences observées en termes d’inégalités sociales scolaires dans l’espace européen.

En conséquence, la régulation rigoureuse du marché s’avère être une condition indispensable pour stimuler la mixité sociale à l’école et, partant, l’équité scolaire. C’est bien le sens de la proposition de l’Aped, détaillée dans le prochain article de ce dossier. La mise en œuvre de cette proposition permettrait aux systèmes scolaires belges de tirer profit de la « leçon suédoise » : le système scolaire suédois, autrefois brillant élève du point de vue de la mixité et de l’équité scolaires, a en effet connu une explosion de la ghettoïsation et des inégalités scolaires depuis l’introduction de logiques de marché (Hirtt, 2019). Charge à nous de prendre la route suédoise, mais en sens inverse…

Références

Delvaux, B. & Serhadlioglu, E. (2014). La ségrégation scolaire, reflet déformé de la ségrégation urbaine. Les Cahiers de recherche du Girsef, n°100.

FWB (2022). Population scolaire par réseaux : chiffres pour l’année scolaire 2020-2021. En ligne : https://statistiques.cfwb.be/enseignement/fondamental-et-secondaire/population-scolaire-par-reseau/, consulté le 10 mars 2023.

Gorré, C. (2023). Réseaux scolaires et classes sociales. A paraitre prochainement sur le site de l’Aped.

Hirtt, N. (2019). Suède, Finlande: quand les modèles éducatifs s’embourbent dans le marché scolaire. L’école démocratique, n°77 (mars 2019), 11-17.

Hirtt, N. (2020). L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? Une analyse statistique

des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge, à partir des données de l’enquête PISA 2018. En ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2020/02/PISA-2018-FR.pdf

Laval, C., Vergne, F., Clément, P. & Dreux, G. (2012). La nouvelle école capitaliste [e-book]. Paris : La Découverte.

Zancajo, A. & Bonal, X. (2020). Education markets and school segregation : a mecanism-based explanation. Compare : A Journal of Comparative and International Education, 52 (8), 1241-1258.

Notes

  1. Le programme PISA, développé par l’OCDE, évalue principalement les acquis en mathématiques, sciences et lecture des jeunes de 15 ans issus de plus de 80 pays.
  2. VLG : Vlaamse Gemeenschap
  3. FWB : Fédération Wallonie-Bruxelles
  4. Dans l’étude PISA, un écart de 40 points équivaut approximativement à un différentiel d’acquis correspondant à une année scolaire.
  5. Plus exactement le gain de score PISA pour une variation unitaire de l’indice ESCS.
  6. Plus exactement le coefficient de détermination statistique entre origine sociale et score PISA.
  7. La ségrégation sociale peut être définie comme la séparation des élèves dans des écoles en fonction du statut socio-économique de leurs parents.
  8. La ségrégation académique peut être définie comme la séparation des élèves dans des écoles distinctes en fonction de leurs performances scolaires. Cette ségrégation académique va de pair avec la ségrégation sociale scolaire, mais est également alimentée par la filiarisation de l’enseignement.