Tribulations d’un prof de maths au royaume des inepties

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En ce dernier vendredi d’août 2009, j’ai invité des collègues pour une soirée barbecue. Je veux faire la fête avant une nouvelle année scolaire que j’appréhende. En effet, depuis deux ans les inscriptions ne marchent pas bien dans notre école. Cette fois, sauf miracle auquel personne ne croit, nous allons perdre des classes. Ma charge hebdomadaire va être amputée, au mieux de quatre, au pire de huit heures, et je serai donc réaffecté pour une partie de mon horaire. Après trente ans de carrière, cette perspective ne m’emballe pas car les changements risquent d’être éprouvants.

Je suis prof à l’Institut Roger Lazaron de Namur, dans la section Humanités artistiques. Je donne le cours de mathématiques et celui d’éducation scientifique et technologique au troisième degré. Un matheux égaré chez des artistes, pensez-vous. Je ne m’en porte pas mal. Des élèves calmes, paisibles, faciles à gérer, globalement de bonne volonté. Le programme de maths, adapté au contexte, contribue à leur motivation. Il s’agit en fait d’un cours de géométrie descriptive : les élèves réalisent en classe des épures qui repré- sentent des volumes. Finies l’algèbre et les équations, une délivrance pour les nombreux allergiques. Cette particularité m’inquiète un peu. Du fait de ma prochaine réaffectation, je devrai enseigner des matières dont je suis déconnecté depuis des lustres. Non que je ne sache plus dériver une fonction ou calculer une intégrale, mais je redoute d’avoir affaire à des programmes qui appliquent la dernière pédagogie à la mode : l’approche par compé- tences. Je garde une mauvaise image de ma première expérience avec elle.

Cela remonte à la rentrée scolaire de 2002. Sans crier gare, on m’attribue le cours d’éduca- tion scientifique et technologique, suite à une modification de la grille horaire de l’école. « Vous avez le titre requis » me dit le directeur (en l’occurence agrégé en maths). Tel est le statut. Il n’y a pas d’alternative pour garder un emploi complet dans l’établissement. Je pourrais démissionner de cette fonction et me mettre à la recherche d’un complément ailleurs, mais c’est un risque que je ne veux pas prendre. Ce nouveau cours me tracasse car je ne suis pas diplômé dans le domaine des sciences appliquées. Certes, je possède la culture scientifique de l’honnête homme, et il me reste de bonnes notions de physique par mes études en mathématiques aux facultés de Namur. Mais pour moi il est clair que ce savoir sera insuffisant, même pour de « simples » leçons de vulgarisation scientifique. De brillants vulgarisateurs comme Hubert Reeves et Albert Jacquart sont aussi de grands savants. Je n’aimerais pas devoir souvent répondre « je ne sais pas » ou « je me rensei- gnerai » aux questions posées par les élèves.

Ma première préoccupation est de trouver un manuel officiel, un outil didactique qui me permette d’être immédiatement efficient dans le cours. Malheureusement, rien, que dalle ! Et dire que je donne ma première leçon demain… J’ouvre le programme du cours, un fascicule de seize pages que le directeur m’a remis. Le préambule expose les ambitions :

« Le cours d’éducation scientifique et technologique constituera pour les élèves une vulgarisation de qualité, propice à la compréhension de leur environnement scientifique et technologique ». Une vulgarisation de qualité ! Pour exister demain devant mes élèves, j’ai tout juste le temps de photocopier un chapitre quelconque de l’encyclopédie junior qui prend les poussières chez moi sur une étagère.

Le programme énumère huit concepts tels que le corps humain, l’écologie, l’énergie. Des concepts à développer avec les élèves, mais pas aussi simplement qu’on l’imagine à priori. En effet, le programme précise juste avant : « Les contenus opérationnels et associés seront approchés et approfondis, voire maîtrisés, par l’envisagement spiralaire des huit concepts mentionnés ci-dessous ». Dans cette phraséologie absconse, épinglons d’abord l’expression « envisagement spiralaire ». Késako ? Un champignon vénéneux ? Aucune mention dans mon traité de mycologie. Tapez cette expression dans le moteur de recherche Google en prenant soin d’inclure les guillemets, votre écran d’ordinateur affichera laconiquement : « Aucun résultat trouvé ».

Que sont les contenus opérationnels ? En fouillant dans le fascicule, je finis par trouver qu’il s’agit d’un ensemble de dix-huit items regroupés en fait sous le titre « savoir-faire » et numérotés S1 à S18, par exemple : réaliser une manipulation et prendre des notes (S3), compléter une synthèse lacunaire (S8), exposer et défendre son travail (S13), résoudre des exercices d’application des concepts (S18). Pour respecter le jargon pédagogique, il aurait fallu les appeler « compétences transversales ». Que sont les contenus associés ? Je les trouve quelques pages plus loin dans la troisième colonne (sur quatre) d’un vaste tableau de huit lignes (une ligne pour chacun des huit concepts, listés dans la première colonne du tableau) qui s’étale sur cinq pages (fichtre !) : ce sont des savoirs qui précisent quelque peu le contenu des concepts (ouf !).

Amis lecteurs, si vous n’êtes pas encore assommés grâce à votre attrait pour les usines à gaz, vous piaffez d’impatience à connaître la signification des deuxième et quatrième colonnes du tableau. Vous n’allez pas être déçus ! La deuxième colonne indique (au moyen des sigles S1, S2, …) les contenus opérationnels qui se rapportent à chaque concept. Enfin, la quatrième colonne fournit (au moyen des sigles C1, C2 …) les compé- tences disciplinaires propres à chacun des concepts. Vous suivez toujours ? Non ? C’est normal, je ne vous ai pas encore parlé des « compétences disciplinaires ». Au nombre de onze, elles sont définies deux pages avant le tableau, par exemple : (C1) connaître son corps, appréhender et accepter ses limites, le protéger ; (C2) acquérir le savoir-faire et le savoir relatifs à l’adoption de modes de vies et de consommation respectueux de l’envi- ronnement ; (C10) acquérir le savoir-faire et le savoir relatifs à la construction d’une représentation interdisciplinaire des développements technologiques.

Le programme se fend aussi de quelques conseils méthodologiques, dont ce tarabiscoté : « L’observation, l’intuition et la déduction, activées régulièrement, assureront à l’élève autonomie et responsabilisation croissantes, pour qu’il assume, avec cohérence, les statuts qui seront siens à l’âge adulte ». Une formulation qui servirait bien à illustrer le concept d’onanisme intellectuel, mais ce n’est pas au programme.

Maintenant, résumons la situation. La lecture attentive du programme m’a flanqué une solide migraine et demain je dois donner ma première leçon. Or je ne possède pas de bagage académique suffisant et il n’existe pas d’outil didactique utilisable tel quel pour l’exécution du programme. Officiellement, la situation est normale puisque j’ai le titre requis. Je suis bon pour concevoir un cours de A à Z, dont un support didactique pour les élèves. Ma consigne consiste à développer dix-huit contenus opérationnels et onze compétences disciplinaires par envisagement spiralaire de huit concepts décomposés en divers contenus associés. Parallèlement, je dois acquérir les connaissances scientifiques et technologiques qui me font défaut (normalement, on accomplit d’abord des études dans la discipline qu’on souhaite enseigner, ensuite on enseigne ; ici, je devrai faire les deux en même temps). La Communauté française ne fournit pas les amphétamines et les anxioly- tiques pour tenir le coup. Précision importante : tout ça pour un cours d’une période (cinquante minutes) par semaine. Avis à tous ceux tentés par une carrière dans l’ensei- gnement : vous voilà prévenus !

Poussé par la passion du métier, je me suis mis au travail : chercher et étudier des articles et des bouquins, digérer cette somme de matière, composer des synthèses pour les élèves, cent fois remettre mon ouvrage sur le métier pour l’améliorer. Après des centaines d’heu- res de préparation solitaire, largement prises sur mes vacances et émaillées de périodes de doute, de fourvoiement et de découragement, aujourd’hui le cours arrive doucement à maturité. Le concept d’énergie en constitue la colonne vertébrale, car la crise énergétique qui se profile – avec ses connexions climatiques et écologiques – ne pourra se résoudre harmonieusement sans une masse critique de citoyens clairvoyants. Avec cette ossature, il est aisé d’aborder ponctuellement les autres concepts du programme, comme l’écologie et le corps humain. Telle est mon interprétation de l’envisagement spiralaire. Je devrai encore beaucoup m’investir pour arriver au bout du manuel de l’élève qui s’intitulera : « Le concept d’énergie – Les dessous physiques d’un grand défi de notre siècle »1La partie existante du manuel peut-être téléchargée au format PDF depuis www.filedropper.com/leconceptenergie. Pour l’obtenir au format Open Office, adresser la demande à eddie.vanhassel@scarlet.be.

Conclusion : pour être directement efficient et à l’aise dans un cours où il débute, le professeur devrait pouvoir suivre un manuel ou le mode d’emploi d’un ensemble de ressources didactiques mis à sa disposition, un soutien pédagogique qui n’empêcherait pas une personnalisation progressive du cours. Il n’a que faire d’un programme sans queue ni tête qui le plonge dans la perplexité.

Heureusement, j’ai découvert dans la vétusté du bâtiment où j’enseigne une abondance de ressources didactiques. Quand on n’a pas d’argent, il faut avoir des idées. Ainsi, l’épaisseur ridicule du simple vitrage donne l’occasion d’appliquer la loi de conduction thermique pour calculer la déperdition énergétique en hiver : pas moins de cinq cent watts par mètre carré de vitrage et par degré de différence de température entre l’intérieur et l’extérieur ! La disparition des vannes des radiateurs m’oblige à ouvrir les fenêtres quand le chauffage va trop fort, démonstration par l’absurde des mesures à prendre pour économiser l’énergie. L’état de décomposition avancée des châssis illustre les effets des parasites xylophages et du rayonnement ultraviolet sur la peinture. Foin de sarcasmes Van Hassel ! La Ville de Namur, propriétaire des lieux, a annoncé le déblocage des subsides pour la construction d’un nouvel édifice. Mais à côté de cette bonne nouvelle, combien de bâtiments scolaires avec une isolation calamiteuse ? Combien de budgets de fonctionnement lourdement plombés par des factures de chauffage astronomiques ? A l’heure où j’écris ces lignes, mille litres de mazout coûtent le prix d’un ordinateur portable haut de gamme.

Deuxième épisode

Mi-septembre 2009, le couperet tombe : je perds huit heures. Plutôt que d’attendre une réaffectation imposée par le système qui m’enverrait Dieu sait où hors de Namur (lieu de ma résidence), je décide de prendre les devants et mon destin en main. Sur le site du Segec2Secrétariat général de l’enseignement catholique, je trouve les adresses électroniques des écoles secondaires du réseau libre de ma commune. Je leur envoie un courriel qui expose ma situation. Moins de vingt-quatre heures plus tard, je reçois les réponses intéressées de deux d’entre elles : Saint-Joseph (Jambes) pour quatre heures, et l’ITN (Institut technique, Saint-Servais) pour huit heures. Le choix s’impose de lui-même, et les contacts sont rapidement noués avec la direction de l’ITN. Je débute la semaine du 21 septembre. Lorsque j’annonce la nouvelle à mes enfants, la cadette, quinze ans, me supplie : « Papa n’y va pas ! C’est une école de baraki ! Tu vas te prendre un coup de couteau ! ». Je les rassure : des collègues qui y ont travaillé disent que l’établissement est très bien tenu. Néanmoins je m’attends à devoir gérer des classes plus difficiles que celles de mes « artistes ». Je serai bien servi !

C’est mon premier jour avec la cinquième « Technicien commercial ». Les élèves doivent normalement m’attendre sous le préau à un endroit précis. Je ne les trouve pas. Quelques minutes après la fin de la récréation, je me retrouve seul au milieu de la cour et des premières feuilles mortes. Je retourne à la salle des profs. Une collègue me dit : « Vos élèves vous attendent peut-être en classe ». La bonne âme m’accompagne pour voir ce qu’il en est. Dans les escaliers, nous croisons un groupe de cinq élèves. Je les interpelle : « Je cherche les 5° TeCo ; est-ce que c’est vous ? Je suis le nouveau prof de maths ». Un peu surpris, ils me répondent : « Oui, c’est nous. Les autres sont retenus à salle de gym pour une fouille corporelle. C’est à cause d’un vol de gsm ». Chouette, ça commence bien ! Nous allons en classe, rejoints par les retardataires dix minutes plus tard. Les élèves sont très énervés par ce qui vient d’arriver. Après de brèves présentations dans un cirque pas possible, je commence le cours tant bien que mal (plutôt mal que bien). En train d’écrire au tableau, je me retourne pour poser une question. J’en vois un debout qui fait un bras d’honneur à un camarade (si j’ose dire). Que dois-je faire ? Je ne suis pas du tout préparé à ces scènes d’agressivité. La fin du cours sonne comme une délivrance. Au conseil de classe de fin octobre, on décidera que six des dix-huit élèves de 5° TeCo seront entendus par le directeur afin d’être rappelés à l’ordre et éventuellement sanctionnés.

Sur le plan de ma situation administrative, j’ai le pressentiment que mon engagement à l’ITN va être une saga, sachant que ce genre d’initiative personnelle ne cadre pas avec les habitudes du système. Dans un premier temps, tout semble en ordre. La Ville de Namur, qui est le pouvoir organisateur de l’Institut Roger Lazaron (IRL), établit un formulaire de mise en disponibilité pour huit périodes par semaine, conformément à la procédure. Dans la rubrique destinée aux instances de réaffectation, elle inscrit zéro au nombre d’heures à me trouver, avec comme justificatif « autoréaffectation à l’ITN ». Le formulaire est transmis à la Commission zonale de gestion des emplois, censée avaliser la situation, et qui se réunit après la mi-octobre. Peu avant le congé de la Toussaint, le directeur de l’IRL m’avertit qu’il y a un problème : la Commission a invalidé le formulaire au motif qu’une réaffectation d’un réseau d’enseignement à un autre est impossible, en l’occurence du réseau officiel subventionné (IRL) au réseau libre (ITN). Je l’avoue bien volontiers, je

savais dès le départ que mon initiative était probablement vouée à l’échec pour ce mobile. Mais je voulais en avoir le cœur net et, le cas échéant, mettre en évidence une ineptie ruineuse : notre petite communauté francophone3L’appellation officielle de  »Communauté française de Belgique » est une faute sémantique car nous sommes des Belges francophones et non des Français installés en Belgique. Dès lors que le nom même de l’institution est une erreur, faut-il s’étonner de l’amateurisme qui préside à l’organisation de notre système éducatif ?de quatre millions et demi d’individus se paie le luxe de trois réseaux parallèles d’enseignement, au mépris de la rationalité économique et de la raison pédagogique.

Je téléphone au directeur de l’ITN qui s’étonne du problème, car selon lui un accomo- dement a été trouvé avec la présidente de la Commission. La veille du week-end de la Toussaint, je tente d’entrer en contact avec elle pour obtenir une confirmation. En vain. Le mardi, je trouve dans ma boîte aux lettres une enveloppe de la Ville avec une nouvelle version du formulaire de mise en disponibilité : on me demande cette fois de renoncer à la subvention-traitement d’attente (c’est-à-dire au droit de continuer à être payé pour les huit heures en question) jusqu’au terme de l’année scolaire. De cette manière, je ne suis plus réaffectable, donc libre de me faire engager dans un autre réseau (et rémunérer par celui-ci) pour compléter mon horaire. Inacceptable, car on ne m’embauchera que comme temporaire, au risque de me faire éjecter début janvier par un définitif suite à une réaffectation interne au réseau libre (même si le risque est qualifié de très minime par le directeur de l’ITN, à cause de la pénurie de profs de maths). Dans ce cas, je me retrouverais avec un salaire diminué de quarante pour cent.

Je décide donc de faire marche arrière, de « rentrer dans le rang ». Le lundi qui suit la semaine de congé de la Toussaint, en tout début de matinée je me rends au Service du personnel enseignant de la Ville de Namur. On me produit la troisième et dernière version du formulaire de mise en disponibilité, celle qui aurait été établie en septembre si je n’avais pas pris l’initiative de me réaffecter moi-même. Je la signe. Il ne me reste qu’à aller remettre mes clés au directeur de l’ITN. Je lui explique que cet imbroglio adminis- tratif, plus le manque de garanties offertes, plus la boulette de papier qui s’écrasa sur le tableau lors de ma dernière leçon avec la 5° TeCo, c’était vraiment trop. Il comprend ma décision. Je fais remarquer que mes cinq semaines de prestation dans son école ont valeur de bénévolat. Eh oui ! A ma place, quel prof n’aurait pas plutôt profité de cette aubaine, l’occasion durant un trimestre de donner douze heures de cours par semaine au lieu de vingt en restant rémunéré à temps plein (aux frais du contribuable) ? Le directeur me remercie, ensuite nous prenons congé. Mon horaire allégé jusque Noël me permettra de souffler un peu. A présent, le lieu de ma réaffectation en janvier 2010 repose entre les mains du système.

Troisième et dernier épisode

Au début des vacances de Noël, j’accuse réception d’un envoi recommandé du Ministère de la Communauté française. Je suis désigné à partir du mardi 5 janvier 2010 pour occuper l’emploi de professeur de mathématiques à raison de huit périodes par semaine à l’Institut provincial d’enseignement secondaire (IPES) de Seilles, à côté d’Andenne. Le courrier m’impose de notifier mon acceptation, au Ministère et au Pouvoir organisateur de l’IPES, dans un délai de dix jours par envoi recommandé du formulaire annexé. Par envoi recommandé… Qui va les payer ? Moi ? Je téléphone à la personne de contact du Ministère, qui s’avère de bon sens : je peux scanner le formulaire complété et l’envoyer par courriel en pièce jointe.

Mardi 5 janvier 2010, 8 heures, je débarque à l’IPES. Je suis accueilli par le franc et chaleureux sourire d’une des deux chefs d’atelier, une charmante dame métissée dont la chevelure exubérante éveille en moi l’image d’une plage de cocotiers en Polynésie. Voilà qui met à l’aise. Salutations et amabilités de circonstance, formalités administratives, remise des programmes des cours, du règlement d’ordre intérieur, de mon horaire. Pendant ce temps, elle me donne un conseil en matière de discipline en classe : « Attention, ici vous devez tout de suite être sévère ! » dit-elle en roulant des yeux écarquillés, sourcils froncés. La-dessus, elle imite un serrage de vis, le poing serré. C’est déjà moins rassurant.
L’école dispense un enseignement technique de qualification – où je suis versé – et un enseignement professionnel. On me confie la charge du cours de maths quatre heures (c’est-à-dire quatre périodes de cinquante minutes par semaine) en cinquième et en sixième « Comptabilité », et celle de maths deux heures en cinquième et sixième « Agents d’éducation ». Si vous comptez bien, la somme est de douze heures (deux fois quatre plus deux fois deux). Or je suis réaffecté pour huit heures ! Astuce : les cinquième et sixième Comptabilité sont regroupées dans une même classe. Le motif invoqué est celui de la rationalité : il n’y a que trois élèves en cinquième et huit en sixième. La véritable cause, moins avouable car inhérente à notre système éducatif où les écoles se disputent des parts de marché, est le maintien contre vents et marées de la section Comptabilité, en mauvaise posture par manque d’élèves. Résultat : je me retrouve avec douze heures de cours à préparer pour huit rémunérées et, surtout, l’obligation de donner deux cours différents dans une même classe. Est-ce faisable ? Oui, à condition de disposer des outils didactiques qui permettent aux élèves de travailler avec un maximum d’autonomie. Bien entendu, ces outils n’existent pas. Conclusion subjacente : « débrouillez-vous ! » Ou encore : « déve- loppez-les vous-même ! » (et peu importe si je dois y consacrer la moitié de mes nuits).

Je rentre fatigué de ma première journée à l’IPES. Les élèves n’ont pas été faciles, sans doute perturbés par le changement impromptu de leur prof de maths en plein milieu de l’année, sans compter que je disposais de peu de ressources pour les occuper adéquate- ment. La soirée est consacrée à des tâches administratives liées à mon entrée en fonction. Le lendemain, c’est mercredi, avec cours toute la matinée à l’IRL. J’ai réservé l’après-midi à la préparation des nouveaux cours. Pendant deux heures, je me débats avec les quatre programmes. Ils superposent des compétences à atteindre, des savoir-faire, des orienta- tions méthodologiques, des exemples de situation d’apprentissage et des contenus d’apprentissage. Des informations que je dois croiser avec le planning de matière établi pour l’année par la jeune collègue dont j’ai pris la place. Les recoupements s’avèrent ardus. Je ne dois pas compter sur la collaboration de ma collègue qui râle ferme d’avoir passé les vacances de Noël à préparer ses leçons pour des prunes. En effet, elle n’a appris son éviction qu’à la reprise des cours. Je la comprends. Pour tenter d’y voir plus clair, je consulte la table des matières d’un manuel qui, dans son avant-propos, affirme « couvrir intégralement les programmes du réseau libre et ceux de l’enseignement officiel pour le troisième degré de l’enseignement secondaire qualifiant ». Ici aussi les recoupe- ments avec les programmes en ma possession ne sont guère évidents. Très fâché contre le système et prêt à tout jeter dans mon composteur, j’avertis la sous-directrice par télé- phone que je ne sais pas quoi faire de ce fourbi. Rendez-vous est fixé au lendemain dans son bureau, avant ma journée de cours.

Sans surprise, elle ne sait pas m’aider. Pour sortir du pétrin, je montre le manuel cité plus haut. Mon projet, auquel elle ne trouve rien à redire, est d’en faire mon principal outil de référence. Je souhaite donc que les élèves puissent en disposer. L’école possède bien un budget pour l’achat de manuels, mais la procédure sera longue. Je propose comme solution temporaire d’en faire des photocopies. Non réglementaire ! Un arrêté du Conseil provin- cial (pouvoir organisateur de l’IPES) l’interdit explicitement. Je signale qu’à l’ITN ce manuel est photocopié à tour de bras, sans que cela ne pose le moindre problème (aux dires d’une collègue lors de mon passage éclair là-bas, l’auteure aurait même donné son accord). Rien à faire, le règlement c’est le règlement (mais pourquoi ce qui est licite à l’ITN ne l’est-il pas à l’IPES ?). Et puis, quelque chose d’autre gêne mon interlocutrice : l’emploi du manuel en classe risque de perturber les élèves, habitués jusqu’ici à recevoir des feuilles préparées par le professeur précédant. Ils pourraient se plaindre du changement de méthode, surtout qu’ils sont assez contestataires. Et la sous-directrice d’ajouter : « Ce n’est pas que je crains d’affronter les réclamations de parents mécontents mais, pour votre crédibilité de professeur et ne pas passer pour un planqué, il est préférable de préparer vos leçons de façon classique ». Cette réflexion, qui me stupéfait, est double- ment et lourdement significative.

Premièrement, elle témoigne d’une conception déviante du métier d’enseignant : l’utilisa- tion d’un manuel en classe, outil de structuration du savoir, est la marque du prof peu investi dans sa mission et qui a ainsi trouvé le moyen de réduire ses heures de préparation. Ceux qui m’instruisirent en humanités étaient donc tous des planqués. Le souci de corriger cette « anomalie » aurait-il été une cause de l’avènement du Rénové, avec son cortège de filières, d’options, de programmes et de réformes qui ont mis des bâtons dans les roues des maisons d’édition scolaire et, du même coup, compliqué la tâche des enseignants ? Pourtant, imaginons un instant des profs moins absorbés par la préparation des cours, grâce à la disponibilité en classe d’outils didactiques prêts à l’emploi (manuels, didacti- ciels, présentations de type PowerPoint) développés par des équipes pluridisciplinaires (enseignants expérimentés et détachés à cet effet, infographistes, experts) et subsidiées par la Communauté française, des outils qui seraient régulièrement mis à jour sur base des remarques formulées par les utilisateurs. Les profs sur le terrain pourraient alors consacrer davantage de temps aux élèves, avec à la clé des classes moins peuplées et un encadrement plus personnalisé. Et nos jeunes seraient autrement plus performants aux tests Pisa4Le programme PISA est un ensemble d’études de l’OCDE visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs des pays membres (d’après Wikipédia) . Ces outils ne sont pas suffisamment répandus, surtout dans les filières de

qualification à cause de la grande multiplicité des programmes (pour rappel, ma mésa- venture avec le cours d’éducation scientifique et technologique). Dans cette perspective, où notre système éducatif gagnerait en efficacité, le minimum préalable est l’unification des programmes entre les réseaux d’enseignement, et leur clarification en termes de contenus disciplinaires structurés, non en termes de compétences transversales.

Deuxièmement, la posture pédagogique de la sous-directrice illustre parfaitement un effet pervers du quasi marché scolaire qui sape le métier de prof : le phénomène de l’ « élève- client », surtout présent dans l’enseignement qualifiant, une évolution où l’adaptation requise devient moins celle de l’élève aux exigences de l’apprentissage, que celle du prof aux exigences de l’élève. Ainsi, j’ai à peine fait mes débuts dans l’établissement que j’y suis victime, déjà pour la seconde fois, de la logique du marché scolaire. Quand nos dirigeants comprendront-ils l’insanité de cette logique ?

J’entreprends donc de concevoir sur ordinateur des feuilles à distribuer. Pour rappel, je dois préparer l’équivalent de douze heures de cours alors que je suis réaffecté pour huit, et je suis coupé des mathématiques traditionnelles depuis des lustres, ce qui me prive de toute réserve de préparations utilisables ou adaptables. Ce travail ne se limite pas à taper des phrases au moyen d’un logiciel de traitement de texte. Les écritures mathématiques sont complexes et nécessitent l’utilisation d’un éditeur d’équations. Il faut aussi produire des graphiques avec un logiciel approprié puis les « coller » dans le document. Cela exige beaucoup de manipulations, donc de temps, surtout pour obtenir un résultat de qualité. Une grande partie de mes soirées et week-ends y passent, sous la pression de l’urgence. A tout hasard, je note scrupuleusement dans mon journal de classe la nature et la durée de toutes mes prestations (IPES et IRL). Mes semaines tournent autour des quarante- huit heures, parmi lesquelles dix-huit heures (pleines) de présence en classe, avec des élèves fatigants à l’IPES (voire épuisants pour une des classes) qu’il faut régulièrement rappeler à l’ordre. Je tiens le coup durant trois semaines. Le vendredi 22 janvier, au milieu de l’après-midi, je m’effondre dans le divan, abattu, apathique, incapable d’encore penser à quoi que ce soit. Je dors pratiquement tout le week-end sans pour autant récupérer de mon immense fatigue. Burnout ? En tout cas, cette histoire est pour le moins révélatrice d’une mauvaise organisation pédagogique qui confine à l’absurde. Depuis lors, je recours en partie au photocopiage – « photocopillage » diront les lésés – pour alléger ma charge de travail. Et tant pis pour le règlement. Je n’ai pas le choix pour offrir un service potable tout en préservant ma santé physique et mentale.

Conclusion : pour être directement efficient et à l’aise dans un cours où il prend le relais d’un collègue en milieu d’année (réaffection, remplacement pour congé de maladie), le professeur devrait pouvoir reprendre le fil d’un outil didactique utilisé par la classe. Il n’a que faire d’un programme sans queue ni tête qui le plonge dans la perplexité (bis).
Depuis mon arrivée à l’IPES, j’entends mes nouveaux collègues qui se plaignent tout le temps d’une direction bureaucratique et sourcilleuse, qui stresse le corps enseignant avec des contrôles incessants et une pléthore de directives souvent inapplicables et contradic- toires. On me dit que la rotation du personnel est importante, que les temporaires quittent l’école dès qu’ils trouvent une place ailleurs, que même des définitifs remettent leur démission. L’un deux, bon samaritain, me prévient, l’index sur la tempe : « Là-haut, ils sont vraiment tapés. Si tu veux survivre ici, tu dois être méchant ». Chouette ambiance !

Si l’histoire précédente accrédite le bien fondé de certaines allégations, l’avertissement trouvé le 25 mars dans mon casier va dépasser toutes mes capacités d’entendement : le staff de direction me demande de me mettre rapidement en ordre en réalisant les « fiches-matières » du deuxième trimestre, selon le modèle adopté par l’école. La fiche- matières est un document en tête duquel figure un cadre à compléter avec le nom du professeur, la classe, l’intitulé du cours, le nombre d’heures par semaine, l’année scolaire, le programme utilisé et la « référence » (de quoi ? mystère …). Sous le cadre, un tableau de sept colonnes à remplir, intitulées « Mois », « Date », « Date d’évaluation sommative », «Interdisciplinarité, Matière/Objectifs (savoir/savoir-faire) », « N° de compétence du plan de formation » et « Fonction (du programme) ». Inouï ! En trente ans de carrière dans plusieurs établissements scolaires, tous réseaux confondus, je n’ai jamais rien vu de pareil. Et la requête n’est même pas accompagnée d’une note explicative pour éclairer le néophyte que je suis en la circonstance. Quelle subtilité échapperait donc à ma sagacité pour ne pas capter le sens et l’utilité de ces chinoiseries ?

Le règlement d’ordre intérieur ne m’apprend rien. J’attrape au hasard un des programmes de cours. Les « compétences à atteindre » font l’objet de deux petits paragraphes non numérotés (dans le formulaire à compléter, on demande des numéros de compétence) et parfaitement ineptes, comme « Modéliser une situation de la vie courante à partir d’une formule » (Ah bon ? J’ai toujours pensé qu’une formule mathématique était plutôt le résultat d’une modélisation), ou encore « On ne négligera pas de rencontrer les aspects historiques et culturels des notions introduites » (si j’ai bien compris, je dois développer ma compétence à citer des références culturelles et historiques). Le programme signale quelques « savoir-faire », un exemple de « situation d’apprentissage », une série d’ « orien- tations méthodologiques » qui s’avèrent surtout des thèmes de matière à aborder, et des « contenus d’apprentissage ». Décidément, il n’y a rien à tirer de ce brol qui a échappé à tout contrôle élémentaire de qualité – mais qui c’est qui l’a pondu, le chauffeur de notre ministre ?

Alors, mes collègues, comment font-ils pour réaliser leurs fiches-matières ? Peu m’importe, car maintenant l’évidence saute aux yeux. Assez d’hypocrisie ! Non, je ne broderai pas un cache-misère qui habillera les inepties du système d’un bel emballage pseudo-pédagogique. Des images de « Vol au-dessus d’un nid de coucous » me passent par la tête. Pour moi, l’heure de la résistance a sonné. J’allume mon ordinateur et rédige un courriel destiné à la direction. Je vide mon sac et argumente ma désobéissance en ces termes : la fiche-matière est un parfait exemple du caractère de plus en plus abscons de directives qui désarment les enseignants dans le cadre de la pédagogie des compétences ; cette décadence bureau- cratique est magistralement décrite et expliquée par Nico Hirtt5Enseignant belge engagé dans la défense d’une école démocratique, auteur de plusieurs ouvrages où il explique que la pédagogie de l’approche par compétences a été conçue par les promoteurs ultralibéraux d’une économie dérégulée. dans plusieurs articles sur ce site6Voir: L’approche par compétences, une mystification pédagogique; si tant est que la fiche-matière a un sens et une utilité, alors elle fait partie intégrante du programme de cours ; cet aspect du programme doit donc être développé par les instances qui organisent l’enseignement, préalablement au travail des profs ; or c’est tout le contraire qu’on veut nous faire avaler ; je refuse de contribuer au dérèglement du système ; si la fiche-matière est une exigence d’un service d’inspection, merci de bien vouloir me fournir ses coor- données, que j’aille m’expliquer avec ; cette corvée administrative n’ajoute rien aux infor- mations qui se trouvent déjà dans les programmes, dans ma farde de cours et dans mon journal de classe.

Lundi 29 mars 7h40, je clique sur l’icône « Expédier le message ». J’imagine la sueur froide du chef d’établissement qui reçoit cette fin de non-recevoir, sa solitude aussi. Juste retour des choses ? Le lendemain, nous nous croisons à l’accueil. Impossible de s’éviter, bonjour et poignée de main courtois, regards fuyants, ça sent la gêne. C’est ainsi, nous devons assumer maintenant.

Epilogue

À l’heure de publier mes tribulations, je n’ai pas encore eu de retour à mon courriel et, à mon avis, je n’en aurai jamais. Le comble de l’absurde est atteint avec le droit qu’ont les organisateurs du désordre de venir contrôler et critiquer la qualité de mon travail (« évaluer le niveau des études » suivant la terminologie administrative). En décembre, je fêterai mes cinquante-cinq ans. J’ai la chance de pouvoir bénéficier des mesures d’aménagement de fin de carrière garanties jusqu’en 2012. Je compte bien demander mon passage à mi- temps pour l’année prochaine, afin d’achever ma carrière tranquillement à l’IRL. Et non à l’Institut Saint-Martin de Dave près de chez moi, à moitié zinzin.

References[+]