L’approche par compétences : une mystification pédagogique

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Introduction

Dans le monde francophone, le mouvement de réforme pédagogique baptisé «approche par compétences» a commencé par se développer au Québec et en Suisse romande, avant de s’étendre à la Belgique, à Madagascar et, plus timidement, en France. En Communauté française de Belgique, c’est le «décret missions» de juillet 1997 qui a donné le coup d’envoi de la réforme. Il y était question d’ «amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre à apprendre toute leur vie et à prendre une place dans la vie économique, sociale et culturelle». Ainsi se trouvaient associées officiellement, et pour la première fois, deux idées : celle de viser le développement de «compétences» (même si en 1996 on les place encore sur le même pied que les «savoirs») et celle d’utiliser plus efficacement l’enseignement obligatoire au service de la «vie économique». En mai 1999, le parlement de la Communauté française adoptait les «socles de compétences» de l’enseignement primaire et du premier cycle secondaire et, un an plus tard, il votait les «compétences terminales» à atteindre en fin d’enseignement secondaire. Les années 2001 et suivantes virent l’arrivée progressive, dans tous les niveaux et réseaux d’enseignement, de nouveaux programmes basés sur l’approche par compétences.

Une approche ni récente ni originale

Ces réformes ont eu lieu au moment où, parallèlement, le Parlement européen et le Conseil des ministres européens approuvaient (de 2000 à 2006) un cadre de référence pour les «compétences-clé» nécessaires «à l’apprentissage tout au long de la vie, au développement personnel, à la citoyenneté active, à la cohésion sociale et à l’employabilité» 1Parlement européen, 2006. Ce programme européen faisait suite à des initiatives semblables au niveau de l’OCDE et de la Banque mondiale qui, elles aussi, proposèrent leurs listes de «compétences de base pour entrer dans l’économie de la connaissance».

En parcourant la littérature française, belge, québécoise ou suisse-romande consacrée à l’approche par compétences, on pourrait avoir l’impression que celle-ci serait une invention purement francophone et assez récente. Rien n’est moins vrai. Les travaux théoriques de chercheurs anglo-saxons relatifs à la «competency based education» remontent pour la plupart au début des années 70 2Houston et Howsam 1972, Schmiedler 1973, Burns et Klingstedt 1973. Cependant, ces travaux concernaient essentiellement la formation professionnelle.

C’est aussi, initialement, via l’enseignement professionnel que le «competentiegericht leren» fit, dès les années 90, son entrée aux Pays-Bas. Mais, très vite, cette orientation pédagogique allait s’étendre à tous les niveaux et types d’enseignement hollandais. La réforme essuya cependant de sérieuses critiques dès le début des années 2000, notamment en raison de l’extrême confusion liée aux multiples interprétations du concept de «compétence». A tel point que le Onderwijsraad (Conseil de l’éducation) néerlandais commanda en 2001 un rapport d’experts destiné à clarifier et à justifier l’usage du concept de «compétences» 3Merriënboer et al. 2002.

En Flandre, l’introduction d’une approche par compétences dans l’enseignement fut un peu plus tardive et plus progressive. Elle est toujours en cours. Dans le cadre du projet DeSeCO (Definition and Selection of Competencies) initié par l’OCDE, les autorités flamandes ont réuni un groupe d’experts qui publia en 2001 un premier rapport. Il s’agissait essentiellement d’un état des lieux sur l’importance qu’on accordait aux compétences-clé en Flandre 4DVO 2001. A partir de 2004 et, surtout en 2005, le VLOR (Vlaamse Onderwijsraad ou Conseil de l’Enseignement Flamand, une instance multipartite chargée de conseiller le ministre dans ses orientations en matière de politique éducative) décida, dans le cadre de sa fonction de recherche, de lancer une étude exploratoire concernant l’enseignement orienté sur les compétences. En 2008, dans son Ontwerpaanbeveling over de hervorming van het secundair onderwijs (Projet de recommandation sur la réforme de l’enseignement secondaire), le VLOR franchit le pas en décrétant que l’un des rôles essentiels de l’enseignement secondaire, en vue d’assurer l’intégration sociale des jeunes, est de leur permettre de «développer suffisamment de compétences afin de pouvoir évoluer d’une façon socialement acceptable dans la société en mutation rapide et dans la vie professionnelle». Dans le même document, le VLOR estime que l’approche par compétences1 est l’un des principaux leviers pour mieux adapter l’enseignement secondaire aux défis de la société moderne 5VLOR 2008a. Un an plus tôt, à la demande de Frank Vandenbroucke, ministre flamand de l’Education mais également ministre de l’Emploi, un groupe d’experts avait publié un rapport intitulé «Competentieagenda», où ils examinaient quelles compétences-clés étaient requises dans le cadre du développement présent du marché du travail et ce qu’elles impliquaient quant aux pratiques pédagogiques et aux objectifs de l’enseignement flamand6Buyens et al. 2006 et 2007. Enfin, le programme du nouveau gouvernement flamand, issu des élections de juin 2009, prévoit explicitement de «promouvoir l’approche par compétences et la formation aux compétences» 7Vlaamse Regering 2009.

Ce que ça change

Ce qui caractérise l’approche par compétences, c’est que les objectifs d’enseignement n’y sont plus de l’ordre de contenus à transférer mais plutôt d’une capacité d’action à atteindre par l’apprenant. Une compétence ne se réduit ni à des savoirs, ni à des savoir-faire ou des comportements. Ceux-ci ne sont que des «ressources» que l’élève ne doit d’ailleurs pas forcément «posséder», mais qu’il doit être capable de «mobiliser» d’une façon ou d’une autre, en vue de la réalisation d’une tâche particulière. Une compétence, dit l’un des promoteurs de cette approche, est «une réponse originale et efficace face à une situation ou une catégorie de situations, nécessitant la mobilisation, l’intégration d’un ensemble de savoirs, savoir-faire, savoir-être…» 8Bosman et al. 2000. Selon un document d’analyse publié par la Fondation Roi Baudouin, à la demande du gouvernement flamand, la compétence est «la capacité réelle et individuelle de mobiliser, en vue d’une action, des connaissances (théoriques et pratiques), des savoir-faire et des comportements, en fonction d’une situation de travail concrète et changeante et en fonction d’activités personnelles et sociales» 9De Meerler 2006.

Beaucoup d’auteurs insistent également sur le fait que la tâche à réaliser pour prouver sa compétence doit être «inédite» : l’élève (ou le travailleur) compétent doit pouvoir se débrouiller dans des situations nouvelles et inattendues, même si elles restent évidemment confinées dans le cadre d’une «famille de tâches» déterminée 10Bosman et al. 2000, Roegiers 2001.

L’approche par compétences est née de la rencontre d’une double attente du monde de l’entreprise — disposer d’une main d’œuvre adéquatement formée et rationaliser ses coûts de formation — et de conceptions pédagogiques axées sur le résultat individuel plutôt que sur les savoirs — la pédagogie par objectifs inspirée du behaviorisme anglo-saxon et le cognitivisme 11Bosman et al. 2000. Certains affirment qu’elle puiserait également ses racines dans l’école pédagogique du constructivisme : nous montrerons plus loin pourquoi cette prétention nous semble non seulement infondée mais à l’exact opposé de la réalité.

Dans le monde anglo-saxon, après une période d’accalmie, l’approche par compétences est revenue sur le devant de la scène. Depuis la publication du célèbre rapport «A nation at risk», sur l’état calamiteux de l’enseignement américain 12US Department of Education 1983, on n’y parle plus que d’éducation axée sur les résultats (outcome-based education), de performances, d’excellence, de standards de contenu (ce qu’un individu doit être capable de réaliser ou d’accomplir) et de standards de performance ou benchmarks (repères de niveau qui permettent d’expliciter un standard de contenu au regard d’un niveau de formation). C’est dans ce contexte que l’approche par compétences y fait aujourd’hui un grand retour.

Cependant, cette «pédagogie» à la mode (ou plutôt, comme nous verrons, cette philosophie de l’éducation à la mode) a aussi ses détracteurs. Parmi eux on trouve parfois les porte-parole des conceptions les plus réactionnaires sur l’enseignement, ceux qui attaquent l’approche par compétences parce qu’elle se présente comme «innovante» et par ce qu’elle affirme vouloir stimuler l’égalité des chances. En Flandre, un Raf Feys, qui publie la petite revue de droite «Onderwijskrant », attachée à l’élitisme et abhorrant tout ce qui pourrait ressembler à une démocratisation de l’enseignement, s’en prend à l’approche par compétences parce qu’il la considère comme une partie de «l’idéologie néfaste de l’égalité des chances».

Des détracteurs … et non des moindres !

Chez les enseignants aussi, il s’en trouve pour rejeter a priori l’approche par compétences, simplement parce qu’elle les oblige à revoir leur façon de travailler. Mais on entend également des critiques autrement sérieuses et de plus en plus nombreuses. Au Québec, Gérald Boutin et Louise Julien ont publié, en 2000, un virulent pamphlet contre l’introduction de l’APC (approche par compétences) : «les pouvoirs publics manipulent les “affaires éducatives” au service d’une idéologie de rendement et d’efficacité, au détriment de la culture et du développement des personnes, voire même de l’apprentissage» 13Boutin et Julien 2000. Les mêmes auteurs stigmatisent «une stratégie de lancement qui prend la forme d’un “marketing” bien orchestré (vidéos, points de presse, publicité autour des journées de formation, etc.) et occulte les visées réductrices, les fondements paradoxaux et la mise en œuvre précipitée de cette vaste opération. On fait manifestement fi du point de vue de la majorité des formateurs d’enseignants, des enseignants dans les écoles et enfin, des étudiants en formation eux-mêmes».

Le vaisseau des «compétences» craque également de l’intérieur. En 2005, les Cahiers du Service de pédagogie expérimentale de l’Université de Liège (ULg) publiaient un numéro explosif intitulé «Les compétences : concepts et enjeux». Différents chercheurs en sciences de l’éducation y livraient leur avis, parfois très critique, sur l’APC. Ainsi le professeur Bernard Rey, de l’ULB, proposait-il une critique sévère du concept de «compétences transversales», pourtant au coeur des réformes. En 2002, le même Bernard Rey avait tenté de nuancer un peu le dogme des compétences en y distinguant les «compétences de premier, deuxième et troisième degré», ce qui revenait à «reconnaître l’utilité des automatismes dans le fonctionnement cognitif des individus» 14Rey 2005, Crahay 2006. Dans le même numéro des Cahiers, Dominique Lafontaine (ULg) évoquait le «désarroi des enseignants et des praticiens de terrain qui se demanderont légitimement comment les décideurs les ont lancés si vite dans une aventure pédagogique dont les périls paraissent nombreux ». Mais la contribution la plus forte et la plus surprenante fut assurément celle de Marcel Crahay. Celui qui avait été l’une des chevilles ouvrières des réformes en Belgique francophone à la fin des années 90, y qualifiait désormais l’APC de «mauvais réponse à un vrai problème». Sur le plan théorique, il estime aujourd’hui que le concept de «compétence» est une «illusion simplificatrice», qu’elle n’est «pas étayée par une théorie scientifiquement fondée» et qu’elle « fait figure de caverne d’Ali Baba conceptuelle dans laquelle il est possible de rencontrer juxtaposés tous les courants théoriques de la psychologie quand bien même ceux-ci sont en fait opposés». Ces critiques, Marcel Crahay les reprendra et les développera dans un article écrit pour la «Revue française de pédagogie» 15Crahay 2005, Crahay 2006.

Nous-mêmes avons consacré plusieurs articles à la critique de l’approche par compétences et, plus particulièrement, aux dérives extrêmes où la mise en oeuvre des nouveaux programmes, des socles et des compétences terminales nous a conduits dans certaines disciplines, comme les sciences et les mathématiques 16Hirtt 2001, 2005, 2008.

Dans le présent dossier nous entendons approfondir cette critique et montrer que :

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References[+]

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.

5 COMMENTS

  1. L’approche par compétences : 
une mystification pédagogique
    Bonjour,

    Je travaille dans le domaine des circuits et séjours touristiques et je trouve que l’approche compétences est la meilleure façon de faire un retour sur investissement rapide. En effet, chaque investisseur se doit d’y penser avant de prendre une décision car il est vital pour une société. Donc c’est normal que les « compétences » deviennent incontournables. Si j’avais un choix pour le recrutement d’un futur collaborateur entre une personne ayant des acquis exploitables et une autre bourrée de diplômes sans aucune expérience, à coup sûr, je prendrai celui qui a plus d’expériences tout évaluant quand même ce que je pourrai y gagner en terme de salaires. Bien à vous! voyage Madagascar

    • L’approche par compétences : 
une mystification pédagogique
      Et voila les orientations qu’on veut à tout prix donner à l’éducation de nos gosses.Celle qui est orienté vers le profit au lieu de la citoyenneté et l’humanisme. La Grèce de ces jours est en le plus expressif des exemples.
      à bon entendeur, salut

  2. L’approche par compétences : 
une mystification pédagogique
    Les compétences et les connaissances acquises tout au long de la vie ne sont pas reconnues à leur juste valeur. A compétences égales le « diplômé » gagne et gagnera toujours 2X plus. Dans certains domaines à compétences égales les non diplômés ou peu diplômés ne trouvent même pas d’emploi. Même s’ils peuvent justifier avoir acquis les compétences et les connaissances utiles en travaillant de nombreuses années et en ayant fait de nombreuses formations professionnelles dans un domaine bien ciblé. Formation qui devait pourtant leur garantir des possibilités d’emplois. Ils ne rentrent pas dans les conditions administratives requises. En valorisant l’expérience sur base de compétences uniquement sans y adjoindre des exigences de connaissances on permet d’augmenter le nombre de travailleurs compétents sur le marché de l’emploi tout en diminuant leur salaire sur base d’un calcul de compétitivité basé sur les barèmes salariales. On valorise économiquement des types d’enseignements (de qualité plus académique) par rapport à d’autres (dit de la deuxième chance) qui doivent contenter le travailleur d’être valorisé par le simple fait d’avoir la chance de travailler sans avoir étudié de nombreuses années. Une voie qui ouvre un avenir de travailleur sans offrir aucune perspective d’avenir ni d’évolution de carrière pour autant. Une réalité qui se généralise de plus en plus. On devrait mettre une priorité à permettre à TOUS les individus de terminer leurs humanités et de faire des études supérieures de qualités qui débouchent sur des diplômes. C’est cela l’égalité des chances. Faciliter la remise à niveau des personnes adultes et des jeunes en décrochages scolaires et des enfants qui connaissent de retard d’apprentissage en tenant compte de leurs difficultés et de leur réalité de vie pour leur permettre d’atteindre le même degré d’exigence. En valorisant la connaissance comme valeur d’épanouissement au même titre que la culture. C’est cela l’enseignement pour TOUS. Connaissances et compétences sont complémentaires et doivent être valorisé par un salaire qui en tient compte. Je suis animatrice spécialisée en citoyenneté et apprentissage des TIC (Technologie de l’Information et de la communication). Avec un public dit « fragilisé » Et je me rends compte que les publics plus « fragilisés » sont parfois réfractaires à tout accompagnement qui sort de leur cadre professionnel. Ils sont souvent dégouttés par l’apprentissage des connaissances trop scolaire et en même temps ils ce sentent parfois stigmatisé et infantilisé par une remise à niveau « culturelle et professionnelle » basée sur des compétences à acquérir. Cependant, pour les amenés à plus de connaissances il faut déjà qu’ils réalisent le potentiel qui est le leur. Et ce potentiel est le plus souvent de l’ordre des compétences à développer pour apprendre à aprendre. Mais lorsque leurs compétences seront reconnues et qu’ils réaliseront qu’ils n’auront jamais la possibilité de valoriser auprès de leur employeur les connaissances acquises tout au long de la vie en dehors des murs de l’école, ils ne pourront que vivre une grande frustration. Si le système ne permet pas une valorisation des connaissances tout au long de la vie en fonction d’un savoir faire et d’un savoir être qui leur est propre dans l’exercice de leur métier, ils auront beau être les meilleurs dans leur domaine ils resteront sous-payés parce que 20 ans plus tôt ils n’auront pas été parmi ceux qui avaient la possibilité de faire des études. Je suis donc favorable à des formations et études qui renforce la connaissance à condition que cela ne soient pas toujours les mêmes qui en profitent et que cela puisse se faire tout au long de la vie et surtout en portant une attention toute particulière aux enfants et aux adultes qui connaissent des difficultés d’apprentissages et non pas dans une logique sélective de connaissances inutile au métier exercé avec pour seul objectif de privilégier des matheux et des littéraires. Reprendre des études universitaires devrait devenir possible pour tous le monde et à tous les âges.

  3. L’approche par compétences : ?une mystification pédagogique
    La démonstration contenue dans cet article concerne sans doute l’enseignement général et sa responsabilité citoyenne. Toutefois la formation professionnelle ne peut pas ignorer cette démarche innovante qu’est l’approche par compétences.

  4. mon avis
    Bonjour,
    Je ne sais pas pourquoi, je dois ressaisir mon message suite à un bug …
    Je vais donc faire court : je disais que les privés ont parfaitement compris les lacunes du public en matière d’apprentissage de compétences.
    C’est dommage car l’école publique est la seule garante de l’égalité des chances.

    Jacques
    Mon blog

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