Quand la liberté piétine le droit

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Le souhait de la ministre Arena d’apporter un brin de régulation dans les procédures de choix d’écoles a provoqué un tollé de réactions indignées de la part de certains groupements de parents d’élèves. Pourtant, leur combat relève moins de la défense légitime d’un droit menacé que de la protection frileuse d’un privilège de classe.

On ne le répétera jamais assez : la Belgique, communautés francophone et flamande confondues, figure au rang des champions de l’inégalité scolaire. Aux tests internationaux en lecture et en mathématique, la probabilité pour qu’un enfant de milieu favorisé obtienne de meilleurs résultats qu’un enfant de milieu moins favorisé est bien plus élevée chez nous que dans les autres pays de l’OCDE. D’autre part cette inégalité prend, davantage qu’ailleurs, la forme d’un apartheid social. A peu près la moitié des écoles belges sont des ghettos de riches ou des ghettos pauvres. Il y en a, proportionnellement, deux fois moins dans un pays comme la Finlande par exemple. Qui plus est, les écarts de résultats, en math ou en lecture, entre ces écoles dites « d’élite » et ces écoles dites « poubelles » sont huit fois plus élevés chez nous qu’en Finlande.

Cette ségrégation sociale est l’aspect principal de l’état désastreux où se trouve l’enseignement en Communauté française. Elle est le fruit de deux caractéristiques de notre système éducatif : une sélection précoce dès le début du secondaire et un « quasi-marché » scolaire, pompeusement dénommé « liberté de choix des parents ». Disons plutôt que les parents se voient contraints de choisir, parmi un lot d’établissements nombreux et disparates, celui dont ils espèrent qu’il répondra le mieux à leurs attentes. En pratique, seule une minorité de parents profite réellement de cette prétendue liberté : ceux qui en ont le temps ; ceux qui ont une bonne connaissance du système scolaire ; ceux qui peuvent, le matin, conduire les enfants dans un établissement éloigné du domicile ; ceux qui ne se laissent pas impressionner par un conseil d’orientation vers une école « plus facile » ; ceux qui rencontrent monsieur le directeur aux réunions du Rotary Club et lui demandent de bien vouloir réserver déjà une place pour le petit dernier, qui termine ses maternelles… Ceux-là, ces parents instruits et fortunés, parviennent parfois à tirer leur épingle de ce jeu de chaises musicales. Mais pour tous les autres, le marché scolaire est synonyme d’exclusion et de discrimination.

La Belgique est l’un des seuls pays d’Europe où aucune procédure ne vient réguler l’affectation des élèves aux école. Dès lors, les choix se font essentiellement par affinité culturelle et sociale. Ensuite, les petites différences de résultats scolaires, dues au fait que tous ne bénéficient pas du même soutien à domicile, vont en s’amplifiant au fil des années, jusqu’à produire l’extrême inégalité que nous connaissons. Au contraire, dans les pays qui organisent la mixité sociale à l’école, ces petites différences se trouvent atténuées et peuvent même agir comme des stimulants qui favorisent les progrès de tous. L’équité n’implique en effet nullement un nivellement par le bas.

Nous avons donc deux droits qui s’affrontent. D’un côté la liberté de choix que réclament les parents qui donnent de la voix aujourd’hui. De l’autre côté, le droit de trouver une école de qualité à proximité de son domicile, un droit élémentaire, largement bafoué et dont nul ne parle. Mais la position de ces associations de parents ne doit pas faire illusion : elles ne représentent habituellement que les couches sociales la plus favorisées. Puissantes et bien organisées dans les établissements huppés, elles sont quasi-inexistantes dans les écoles fréquentées par les milieux populaires. Ces parents qui s’expriment, qui s’organisent, qui font circuler des pétitions et qui défendent leurs droits ont souvent des enfants qui réussissent assez bien; ils ne savent ce que c’est de courir d’une école à l’autre début septembre, quand les examens de passage son terminés; ils ne savent pas ce que c’est de se voir répondre mille fois « désolé, nous n’avons plus de place » ou « votre enfant serait mieux ailleurs ». Ils ne savent pas le calvaire que la “liberté de choix” représente pour les autres, pour la majorité.

Et pourtant je peux les comprendre. Tant que subsistera l’extrême écart de niveaux entre établissements, tant que notre enseignement ressemblera à un salon de l’automobile où de rutilants bolides de course côtoient de modestes 2CV, comment peut-on sérieusement espérer que ces parents renoncent à offrir “le meilleur choix” à leurs enfants ? Madame Arena a soulevé un vrai problème. Mais les mesures qu’elle prend ne font qu’égratigner la liberté de choix, sans rien modifier fondamentalement. Même les bassins scolaires et le “traitement collectif des préférences”, proposés par l’équipe inter-universitaire de chercheurs, ne s’attaque pas au principe du quasi-marché scolaire ni à la disparité de niveaux entre établissements. Dès lors, loin de résoudre le problème, on ne fait que l’exacerber.

Au sein de l’Appel pour une école démocratique, des enseignants de tous les réseaux et de tous les niveaux, viennent de rédiger un programme audacieux et réellement innovant, visant à la mise en place d’une “école commune”. Parmi la dizaine de mesures destinées à garantir une égale qualité dans tous les établissements, il en est une qui concerne directement la régulation du choix d’école : nous proposons d’assurer à chaque élève une place prioritaire (jusqu’à une date limite, par exemple mi-août) dans une école qui lui est attribuée en fonction de trois critères : proximité géographique, diversité sociale et regroupement familial. Cela ne supprimera pas la liberté de choix, mais cela en limitera considérablement l’attrait, donc les effets pervers. Une telle disposition implique la fusion des réseaux existants en un unique réseau, forcément public et non confessionnel (rappelons à ceux qui jugeraient cela irréaliste que seuls 4% des parents choisissent encore une école “libre” en raison de critères philosophiques).

Entre une liberté qui s’avère largement illusoire pour la majorité des parents et le droit à un enseignement de qualité pour tous les enfants, il est temps d’avoir le courage de choisir.

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.

10 COMMENTS

  1. > Quand la liberté piétine le droit
    En France, nous avons la carte scolaire : l’attribution de l’école en fonction du lieu d’habitation. Il existe de nombreux moyens pour «en sortir», des possibilités d’obtenir des dérogations. Vous imaginez bien ceux qui profitent de ces contournements.

    Mais voilà le temps des élections présidentielles.

    Ségolène Royal propose de réformer le système pour le rendre plus juste (et éviter ainsi les écoles ghetto liées à des quartiers en difficulté).

    Nicolas Sarkozy propose de supprimer la carte scolaire. Pour la remplacer par… «Mais par rien» dit-il fièrement.

    Votre combat préfigure peut-être le nôtre. Nous allons avoir besoin de votre expérience. Courage à vous.

  2. > Quand la liberté piétine le droit
    Un point systématiquement oublié par ceux qui évoquent le modèle scandinave (Finlande, Norvège, Danemark … au sommet de l’étude PISA) : la société y est beaucoup plus homogène qu’en Belgique. Les quartiers ghettos n’y existent pratiquement pas car il existe, dans ces pays, une politique volontariste menée par les communes pour les éradiquer.

    Alors, le fait qu’une école soit « imposée » sur base du lieu d’habitation a nettement moins d’incidence qu’elle ne pourrait l’avoir en Belgique. Comment, d’ailleurs, seulement croire qu’une mesure imposant une mixité sociale fonctionnerait de la même façon à Schaerbeek ou à Lasne ?

    Vouloir IMPOSER une mixité sociale est RIDICULE. Si mixité sociale il y a, elle doit être le reflet de conditions de vie réelles. Comme toujours en Belgique, on essaye de soigner un cancer en tentant de cacher ses symptômes.

    • > Mixité géographique et mixité scolaire
      Malheureusement, il ne suffit pas d’avoir de la mixité sociale sur le plan géographique pour que les écoles soient mixtes. C’est même une des particularités du marché scolaire belge, caractérisé par une forte densité de population : vous trouvez fréquemment des écoles « d’élite » et des écoles de relégation à quelques centaines de mètres l’une de l’autre, dans le même quartier. L’exemple de Lasne, c’est la tarte à la crème : mis à part ces quelques mini-dortoirs de riches, la plupart des communes belges sont beaucoup plus hétérogènes que vous ne semblez le penser. A Schaerbeek, 25% de la population appartient aux deux quartiles supérieurs. Et à Woluwe St Pierre, 25% de la population appartient aux deux quartiles inférieurs. Dans une grande ville comme Bruxelles, organiser la mixité sociale à l’école est, techniquement parlant, parfaitement possible.
      Ceci étant dit, je plaide évidemment AUSSI pour des mesures visant à éliminer la ségrégation sociale géographiqe.
      Pour plus de détails, je vous recommande la lecture de notre « FAQ » sur l’école commune.

      • Mixité sociale pour l’APED = Société communiste?
        SI je comprends vos propos, Mr Hirtt, vous iriez donc plus loin que la régulation de l’enseignement?

        Peut être la régulation du temps de travail pour les indépendants? Et pourquoi pas la régulation des naissances et des mariages également?

        Pour une société vraiment mixte, il faut tout controler. Cela s’appelle une dictature ou un régime communiste.

        Je propose l’égalité des chances, plus juste au niveau européen…

      • Mixité sociale pour l’APED = Société communiste?
        Si vos propos visent ma petite phrase sur la ségrégation sociale géogaphique, alors oui : je suis évidemment pour des mesures régulatrices en la matière. Il faut obliger les communes riches à créer des logements sociaux. Et il faut réviser l’impôt communal pour que les plus nantis n’aient plus intérêt, comme aujourd’hui, à se concentrer dans les communes aisées.
        Et si vous croyez m’ennuyer avec la régulation du temps de travail des indépendants ou celle des naissances, vous vous trompez. Oui, je suis favorable aux deux. Comment imaginez vous qu’on va survivre si on laisse la population mondiale croître au rythme actuel ?

  3. > Quand la liberté piétine le droit
    Merci, merci Monsieur Hirtt pour votre article.

    Le décret de Madame Arena fait débat sur les forums, que dis-je… fureur!

    Et beaucoup, hurlant à la privation de liberté de choix pour les parents, en oublient le nombre grandissant d’enfants souffrant dans ce pays du simple fait d’être issu d’un milieu défavorisé ou pire en raison de leur origine ethnique.

    C’est pourquoi je me suis permise de les renvoyer vers votre excellent article qui ouvre une plus large perspective des problèmes soulevés par Madame Arena et son fameux décret et puis sur les enjeux (paix sociale) concernant l’avenir de notre société dont il est plus que temps de se préoccuper.

    Madame leroy
    1190 Bruxelles

  4. Où se situe le problème?
    Le problème ne se situe-t’il pas plutôt au niveau de la qualité de l’enseignement en général? Si la plupart des écoles avaient un niveau suffisant, les parents soucieux de la formation de leurs enfants ne se trouveraient pas dans l’obligation de faire preuve d’ingéniérie.
    Sur ce point, les pseudo-mesures de mixité sociale d’Arena ne vont sûrement pas changer quelque chose. Sauf peut-être renforcer le sentiment que le choix de l’école est devenu prépondérant et ainsi renforcer le processus de ségrégation.

    • > Où se situe le problème?
      Il est vrai que les écarts de niveaux entre établissement encouragent la ségrégation sociale. Mais à l’inverse, l’absence de mixité sociale est l’un des facteurs principaux qui engendrent ces écarts de niveaux. L’oeuf ou la poule ? Or, s’il est impossible de ‘décréter la qualité’, on peut enrevanche organiser la mixité sociale. C’est donc à ce niveau qu’il faut d’abord agir.
      Je partage votre avis sur le décret Arena.

      • Les cibles à atteindre
        Pour une vraie réforme de l’enseignement et des indicateurs PISA en hausse en Communauté française, trois mesures apparaissent indispensables :

        1/ Permettre à chaque élève de maitriser dès la fin des maternelles et le premier cycle du fondamental d’un apprentissage effectif de la langue française, vecteur de tout autre apprentissage au cours de son parcours scolaire.

        2/ Assurer une remédiation suivie et effective des élèves dès le premier cycle du fondamental afin qu’ils ne trainent pas leurs lacunes d’années en années et qu’ils exploitent au mieux leurs capacités cognitives.

        3/ Mettre à disposition des professeurs des formations de qualité et diversifiées leur offrant un panel de méthodes pédégogiques dans lequel ils pourront puiser les éléments appropriés aux besoins de leur élèves. Mais ne pas orienter vers une méthode unique.

        En sus de ces mesures, replacer l’élève au centre de la discussion en tant qu’être humain et stimuler le partenariat famille – école. L’éducation passe par ces deux piliers et si le pilier famille est absent, le pilier école vacille souvent.

        Enfin, laisser les idéologies du XXe voire fin du XIX siècle au vestiaire pour se concentrer sur la qualité et l’efficacité de l’enseignement et rien d’autre!
        SI tout cela se fait dans des écoles vivantes, représentatives de la société diversifiée que nous connaissons, alors nous aurons atteint l’idéal en matière d’environnement éducatif.

      • > Où se situe le problème?
        Je pense qu’il est également possible d’organiser la qualité de l’enseignement. Il suffirait, comme en Finlande, de mettre en place une vision pédagogique cohérente pour l’ensemble des écoles. Je suis parent. Je vous assure que si je trouvais près de chez moi une école qui développe un projet pédagogique de qualité et cohérent, je ne me poserais pas de question. C’est là que je mettrais mon enfant.
        J’irais même plus loin. Je suis intimement persuadée qu’on ne peut organiser la mixité sociale sans d’abord organiser la qualité du projet pédagogique afin d’accueillir chaque enfant dans ses spécificités. Ce projet pédagogique existe, celui de l’école active que l’on stigmatise trop souvent comme étant élitiste. A lire : un article paru récemment dans la Libre Belgique qui fait une comparaison très intéressante entre le système finlandais et la pédagogie decrolyenne.
        http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/420375/points-communs-entre-le-modele-finlandais-et-certains-systemes-belges.html

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