Philosophe marxiste, musicien[1] et historien de l’éducation, Georges Snyders (1917-2011) a consacré une grande partie de son travail à la question de la « joie à l’école », à laquelle il a dédié plusieurs livres. A ses yeux, cette joie ne peut être séparée d’un projet éducatif progressiste, dont il a cherché à préciser quelques-uns des grands principes en explorant les tensions entre l’enseignement traditionnel et l’Éducation Nouvelle.
Se définissant avant-guerre comme un « homme de gauche », George Snyders s’engage dans la Résistance après l’instauration du régime de Vichy, avant d’être déporté à Auschwitz en 1944. L’épreuve du camp de concentration et sa libération par l’Armée rouge l’amèneront à se rapprocher du marxisme, puis à adhérer au PCF[2]. « C’est d’avoir connu la faim, le froid, l’injustice, qui m’a obligé de comprendre qu’il n’y a pas de démocratie, de vie heureuse et ‘bien tempérée’, aussi longtemps qu’il y a des exploiteurs et des exploités, des profiteurs et des opprimés » [3], explique-t-il. Devenu professeur de philosophie dans le département des sciences de l’éducation de la Sorbonne, Snyders mettra sa réflexion au service de la construction d’un système scolaire qui devienne levier d’émancipation collective. D’Auschwitz, Snyders conserve une autre détermination, à savoir celle de dépasser l’atrocité du camp pour en tirer une « œuvre créatrice », et « reconstruire une joie nouvelle (…) et aider les autres à y parvenir ».
La joie à l’école
Pour Snyders (1986a), la joie propre à l’école revêt avant tout une dimension culturelle : elle réside dans la rencontre et la confrontation avec les « modèles », c’est-à-dire les grandes œuvres issues des différentes disciplines, qui permettent à l’élève de dépasser les styles de vie et de pensée habituels. Cette joie, exigeante, difficile, doit néanmoins constituer le quotidien de l’expérience scolaire : ce n’est pas une joie qu’il est question de remettre à plus tard…
L’une des conditions de cette joie, c’est que les grandes œuvres soient reliées à la vie concrète, apportent aux élèves des réponses aux questions qu’ils se posent. Des réponses qui dépassent leur culture spontanée et ne se limitent donc pas à leurs intérêts immédiats. Des réponses non pas définitives mais plutôt fondamentales, qui étayent leurs réflexions. L’appropriation — ardue — des grandes œuvres devient alors motif de joie parce qu’elle permet de mieux saisir le monde et de se sentir davantage en mesure de le transformer.
Mais pourquoi relire Snyders aujourd’hui, plusieurs décennies après la parution de ses ouvrages majeurs ? Sans doute parce qu’il figure parmi ceux qui ont le plus finement analysé les grands débats éducatifs du XXᵉ siècle, tout en inscrivant ces analyses dans une perspective émancipatrice. Ses réflexions offrent dès lors, à notre sens, matière à penser à tous ceux qui souhaitent faire de l’École un vecteur d’émancipation collective, en s’appuyant sur un examen critique des expériences et des impasses du passé.
Une école progressiste est-elle seulement possible dans une société qui ne l’est pas ?
Snyders souligne que, sous l’influence de certaines approches sociologiques[4], s’est imposée dans certains milieux progressistes l’idée selon laquelle l’institution scolaire ne constituerait rien d’autre qu’un instrument de reproduction de la structure sociale; en d’autres mots, l’Ecole capitaliste ne pourrait jouer d’autres rôles que ceux que la société capitaliste et sa classe dominante lui confèrent. L’Histoire des structures et des contenus scolaires ne serait dès lors que le fidèle reflet des évolutions de l’économie capitaliste et de ses exigences en termes de qualification de la main-d’œuvre et de contrôle social. En conséquence, la prétention de faire de l’Ecole une institution progressiste serait à la fois naïve et vaine, la seule manière de changer le système scolaire consistant à changer préalablement la société. Actant que l’Ecole ne peut être qu’un instrument au service de l’oppression, les plus radicaux, comme Illich (1971), en arrivent même à prôner son abolition pure et simple.
Snyders ne nie pas que notre système scolaire soit partiellement le produit du capitalisme, soit partiellement l’instrument de reproduction qu’en font les classes dominantes. A l’Aped, nous ne disons d’ailleurs pas autre chose : nous avons par exemple montré ailleurs (Hirtt & al., 2015) que l’Ecole avait été utilisée tour à tour pour favoriser l’embrigadement patriotique, éloigner les classes populaires des idées socialistes, former la main-d’œuvre au gré des exigences des évolutions technologiques. Nous avons encore rappelé que la massification scolaire résultait d’une hausse des exigences en termes de qualifications, que l’approche par compétences dérivait de l’exigence patronale d’une main-d’œuvre flexible, que même une mesure positive telle que l’allongement du tronc commun constituait une exigence du grand patronat (Hirtt, 2018). Oui, le capitalisme imprime sa marque à l’institution scolaire, et Snyders reconnait même aisément qu’une Ecole progressiste ne pourra pleinement s’épanouir que dans une société qui l’est également.
Mais, comme le précise Snyders, l’Ecole n’est pas que cela ; elle porte aussi en elle un potentiel révolutionnaire dont les enseignants progressistes et les classes populaires ont à se saisir. Il n’y a dès lors rien à céder à la résignation ni au fatalisme. « L’Ecole, écrit Snyders, n’est pas le fief de la classe dominante ; elle est terrain de lutte entre classe dominante et classe exploitée; elle est terrain où s’affrontent les forces de progrès et les forces conservatrices. Ce qui s’y passe reflète et l’exploitation et la lutte contre l’exploitation. L’école est à la fois reproduction des structures existantes, courroie de transmission de l’idéologie officielle, domestication — mais aussi menace à l’ordre établi et possibilité d’affranchissement. Son aspect reproductif ne la réduit pas à zéro : au contraire, il marque quel combat est à mener, la possibilité de ce combat, qu’il est déjà engagé et que nous avons à le poursuivre » (Snyders, 1976, p. 98).
Une pédagogie de gauche est-elle légitime ? L’Ecole ne deviendrait-elle pas ainsi un lieu de propagande ?
Quoique marxiste, Snyders défend l’idée d’une pédagogie plus largement « de gauche », « avec tout le flou que ce terme comporte, et aussi, du même coup, tous les espoirs d’entente, d’union dont il est chargé » (Snyders, 1973, p. 135).
« Une pédagogie de gauche, poursuit Snyders, c’est fondamentalement une pédagogie qui enseigne des idées de gauche, transmet des contenus de gauche, suscite une vue, une méthode, des attitudes de gauche. Nous soutiendrons que le point décisif est le contenu des idées acquises : le racisme, la division de la société en classes, les conditions et les perspectives d’une société qui mette fin à l’exploitation… » (Snyders, 1973, p. 135).
Se pose alors la question de la neutralité de l’école. Transmettre ces contenus de gauche ne revient-il pas à endoctriner les élèves ? Snyders défend l’idée que la neutralité n’est tout simplement pas possible, et même que ce qu’on appelle généralement neutralité consiste en une validation implicite des idées dominantes.
« La thèse officielle est que l’école ne doit d’aucune façon peser sur l’esprit de l’enfant, sur ses convictions. On aura comme seul objectif d’éveiller sa liberté, de former sa raison. (…) Certains pensent à un choix entre plusieurs directions qu’on aura posées à égalité devant l’élève ; la plupart considèrent que l’école doit passer sous silence les questions controversées, les choix deviennent alors affaire purement personnelle — et remis à plus tard (…). En cela consisterait la neutralité pédagogique. Pour notre part, nous ne voyons dans de telles positions qu’illusion et renoncement. D’abord cela est impossible : l’éducation est toujours un choix, choix des élèves que l’on engage dans telle direction, choix des contenus et des valeurs qui leur sont proposées ; on ne peut pas former le jugement, par exemple le jugement historique, sans étudier des faits historiques — et cette histoire choisit d’insister sur la continuité révolutionnaire entre 89 et la Commune, ou de présenter la Commune comme un incident isolé, et donc sans portée. (…) Les opinions moyennes, conformistes se font sans doute moins remarquer puisqu’elles ne choquent guère ; elles constituent pourtant des attitudes définies, au même titre que des opinions révolutionnaires. L’abstention est une prise de position aussi agissante sur les élèves que l’affirmation (…). Quand l’école ne traite pas tel problème, elle laisse l’enfant non pas vierge, disponible, mais soumis à l’opinion ambiante (…) aux préjugés que sécrète notre société. (…) En fait, à chaque instant l’école choisit — mais avec mauvaise conscience, de façon honteuse, sans oser dire ses choix (…). Le choix n’est donc pas du tout entre une école « neutre », apolitique ou une école politisée : l’école est politique toujours. Mais nous avons à choisir entre une école conservatrice, sur un mode réticent, assez honteux — et une école qui ose s’affirmer, se définir, prendre conscience de ses objectifs et en rendre raison devant ses élèves, et qui devient par-là capable de les toucher et de les faire progresser » (Snyders, 1973, pp. 162-163).
Pour Snyders, si l’école se refuse d’être politique, elle engendre en outre l’ennui des élèves puisqu’elle considère que les contenus qu’elle leur propose sont sans enjeu, sans portée dans le monde réel ; elle ôte aux savoirs leur pouvoir de compréhension et de transformation du monde et les rend inertes. Pour autant, Snyders n’est pas aveugle aux dangers de l’endoctrinement mais estime « que le pire danger aujourd’hui, c’est que l’école se confonde avec le scepticisme, le refus, le vide. A nous de démontrer dans les faits, que les vérités ne sont pas des œillères mais des points de perspectives » (Snyders, 1973, p. 165).
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Une école politique sans endoctrinement ? Pour conserver la fonction politique des contenus scolaires tout en se gardant de verser dans la propagande, les balises que donnent Barrow & Milburn (1986) peuvent être utiles. Selon ces deux philosophes (analytiques) de l’éducation, on peut parler d’endoctrinement dès lors que (1) l’on use de moyens non-rationnels (2) avec l’intention d’entrainer une adhésion inconditionnelle (3) vis-à-vis de doctrines non présentées comme telles (4) en veillant à fermer l’esprit des élèves à toute remise en cause ultérieure de ces doctrines. |
L’Ecole progressiste doit-elle se construire en opposition à l’enseignement traditionnel ?
Snyders regrette que l’enseignement traditionnel ait souvent été réduit à ses dérives. Ainsi l’enseignement traditionnel a-t-il été « ramené à un pur et simple dressage ou à une longue suite d’ânonnements » (Snyders, 1973, p. 40), invariablement fondé sur une discipline arbitraire exercée par un enseignant oppressant. Un enseignement qui serait fatalement vecteur de passivité et d’ennui de l’élève. Snyders regrette que cette critique caricaturale, et en réalité contraire aux textes[5], ait conduit à condamner l’enseignement traditionnel tout entier, et avec lui les enseignants qui le pratiquaient.
Snyders (1973) estime pour sa part qu’il y a nombre d’éléments positifs à conserver de l’enseignement traditionnel, au premier rang desquels son attachement à la volonté de transmettre des « modèles », des « chefs-d’œuvre » (littéraires, historiques, scientifiques, mathématiques, artistiques, etc.) qui, plutôt que d’écraser les élèves, sont autant de points d’appui pour les aider à construire leur pensée. Snyders souligne aussi le fait que l’enseignement traditionnel reconnaisse la nécessité d’une médiation forte de l’adulte, d’un guidage minutieux par l’enseignant, qui implique explications structurées et exercices permettant une progression méticuleuse jusqu’à l’appropriation et la mémorisation de modèles exigeants.
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Les chefs-d’œuvre de la « culture bourgeoise » valent-ils vraiment la peine d’être enseignés ? A la suite des analyses de Bourdieu et Passeron, il est devenu de bon ton de ne voir dans les chefs-d’œuvre culturels que des pièces d’une « culture bourgeoise » qui n’aurait pas de valeur intrinsèque particulière. On prétend alors, nous explique Snyders, que cette culture aurait « comme unique raison d’être le désir d’appartenir à un petit groupe, dite élite cultivée, de le manifester aux autres et de s’en persuader soi-même » (Snyders, 1976, p. 273). Pire, cette « culture bourgeoise », parce qu’elle n’est familière que des enfants des couches supérieures, constituerait un instrument de sélection sociale à l’école. Il n’y aurait donc aucune bonne raison de l’enseigner à l’école. Comme Snyders, nous nous opposons à cette forme de relativisme culturel[6] : qu’il existe un « usage mondain » de la culture (bourgeoise) est certain, mais cela ne suffit pas à lui ôter toute qualité. Snyders montre qu’on peut trouver des ingrédients émancipateurs au sein même des œuvres bourgeoises. Ainsi, s’il y a bien chez Mozart « un petit marquis poudré, aimable et élégant, une atmosphère de cours princière », il n’en demeure pas moins qu’il a transformé en musique « les prises de position les plus progressistes de son époque : l’athéisme et la protestation contre un certain type de moralisme (Don Juan), la lutte d’un valet et de sa femme contre les droits féodaux (Les Noces de Figaro)… » (Snyders, 1976, p. 295). |
Pour autant, Snyders critique la volonté souvent exprimée par les théoriciens de l’enseignement traditionnel d’un éloignement de la vie des élèves, et notamment le choix de modèles « choisis hors du présent, hors du monde, séparés de l’expérience habituelle de l’enfant ; et bientôt (…) opposés à cette expérience » (Snyders, 1973, p. 45). Dans ce cas, ajoute Snyders, « les modèles (…) refusent la sympathie avec le monde — le monde quotidien où vit l’enfant, qui lui pose problème, dont il attend joies et découvertes. Des pédagogies qui, si l’on ose ainsi parler, coupent le contact. (…) Mais l’enfant ne vit pas sur le type du refus, ne se nourrit pas de refus, ni d’abstention. Si les modèles qu’on lui présente sont tels, il devient impossible d’escompter qu’ils exercent une force attractive » (Snyders, 1973, pp. 46-47).
Quid de l’Education Nouvelle ?
Snyders reconnait à l’Education Nouvelle[7] le mérite d’avoir pris en considération la principale lacune de l’enseignement traditionnel, c’est-à-dire son éloignement de la vie et des questionnements des élèves. Il s’oppose aux critiques conservatrices de l’Education Nouvelle, qui « veulent (…) introduire un pouvoir de restriction, de tristesse, l’austérité d’une règle qui accoutume l’enfant à plier, à accepter — et s’en prennent à ce qui nous paraît au contraire le plus solide et le plus vrai dans l’éducation nouvelle : l’enfant est fait pour le bonheur et ce bonheur, cette vraie vie heureuse doivent être déjà le lot de l’enfance et de l’école » (Snyders, 1973, p. 100).
Snyders reproche cependant aux pédagogues de l’Education Nouvelle d’en rester parfois, souvent, à l’univers enfantin immédiat, aux intérêts supposés des élèves, ou en tous cas de renoncer à les amener jusqu’aux grandes œuvres. Il regrette que l’accès à des connaissances exigeantes passe après la préoccupation pour les méthodes pédagogiques, déplore que l’apport de « modèles » par l’enseignant soit trop souvent considéré comme une imposition de l’adulte s’opposant aux intérêts ou à la nature présumée de l’enfant. En découle une minoration de l’importance des connaissances : « la réforme pédagogique est avant tout une question de méthodes et non pas de programmes » déclare ainsi Angela Medici (citée par Snyders, 1973, p. 94) ; « la connaissance des faits, l’acquisition de capacités ou d’aptitudes particulières, la formation des opinions mêmes (…) sont autant de préoccupations mineures de notre pédagogie », ajoute Freinet (cité par Snyders, 1973, p. 94). Pourtant, explique Snyders (1973, p. 93), « dans la mesure où l’école n’est pas la confrontation avec les grandes œuvres, (…) elle n’élèvera pas l’enfant au-dessus de ses routines, de ses préjugés, elle ne lui apportera pas de quoi briser le conformisme aux idées reçues et aux conduites consacrées ».
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Vraiment naturels, les intérêts de l’enfant ? Snyders montre le danger qu’il y aurait à s’en tenir aux seuls intérêts spontanés de l’enfant. Présentés comme le reflet des goûts et de la personnalité individuels de l’enfant, ces intérêts sont en réalité socialement déterminés. On n’aime pas Beethoven ou Maitre Gims par nature, mais bien en conséquence des influences sociales qu’on a reçues ; et le rôle de l’école est justement de dépasser ces conditionnements sociaux. En rester aux intérêts spontanés des élèves revient à les garder prisonniers de leurs influences premières. A cela s’ajoute qu’en matière culturelle, l’appétit vient en mangeant : c’est parce que l’école fournit de la nourriture culturelle que les élèves y prennent goût, et développent leur appétit pour les connaissances. « C’est l’école, lorsqu’elle a exercé son action pendant un temps suffisant, qui incite à acquérir, par la suite, des savoirs que l’école n’a pas transmis » (Snyders, cité par Hirtt, 2024). |
Snyders reproche également à l’Education Nouvelle de généraliser abusivement le processus des « apprentissages naturels » des élèves : ainsi déplore-t-il que Freinet attende que la familiarisation de l’enfant « avec l’essentiel de ce que nous appelons la culture (…) [soit] une fonction aussi naturelle que d’apprendre à marcher » (Freinet, cité par Snyders, 1973, p. 68). De ce fait, l’action de l’enseignant est considérée avec suspicion sitôt qu’elle se fait trop structurante, trop explicite, puisque l’enseignant pourrait, devrait, se satisfaire d’accompagner l’enfant sur la voie naturelle de ses apprentissages. Selon Snyders, on n’accède pourtant pas si naturellement, si facilement aux grandes œuvres : « le (…) danger est de croire que le passage est direct et aisé du texte de l’enfant à l’œuvre littéraire : il suffirait d’une confrontation entre camarades, de quelques coups de pouce, on va ‘élaborer’ le texte tout en se promettant de n’y rien modifier ; et l’enfant cheminerait sans difficulté aucune de son texte à une expression adéquate et nuancée, de son texte à la compréhension de V. Hugo (…). Le maitre se contenterait de veiller à ce que les discussions et expériences de déroulent sans encombre » (Snyders, 1973, p. 105).
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L’action méthodique de l’enseignant, inutile voire néfaste aux apprentissages ? Snyders (1973) montre que certains pédagogues de l’Education Nouvelle vont jusqu’à considérer l’intervention de l’enseignant comme inutile. Il en va ainsi pour Cousinet :« s’il est vrai, affirme celui-ci, que seul, sans recevoir aucun enseignement, le bébé arrive à marcher, n’a-t-on pas le droit de penser aussi qu’il arrivera seul, et sans aucun enseignement, à résoudre une équation algébrique ? » (Cousinet, cité par Snyders, 1973, p. 68). Flayol, une observatrice de Decroly, va encore plus loin en déclarant que « la mécanisation, l’imitation, la critique des adultes viennent altérer cette fraîcheur d’audace » dont l’enfant ferait preuve spontanément (Snyders, 1973, p. 104). |
Une critique sévère des « méthodes non-directives »
La critique de Snyders (1985) est nettement plus acerbe vis-à-vis des « méthodes non-directives ». Notamment lorsque celles-ci renoncent à tout enseignement, à tout programme qui n’émanerait pas du désir spontané des élèves, désir auquel il ne serait pas question que l’adulte s’oppose. « Nous devons choisir : l’autorité ou la liberté ; la discipline ou l’autodétermination. Il ne peut y avoir de demi-mesure » affirme ainsi Neill (cité par Snyders, 1985, p. 37). Snyders dénonce ces oppositions stériles, qui coïncident avec le postulat de Neill selon lequel « il n’y a rien à apprendre, il n’y a rien qui mérite d’être appris » (Snyders, 1985, p. 45). S’abstenant de leur transmettre des contenus émancipateurs qu’ils ne désireraient pas spontanément, ces pédagogies non-directives abandonnent les élèves à leurs déterminismes sociaux et au conformisme, alors même qu’elles prétendent les libérer. Elles se révèlent en ce sens particulièrement conservatrices. Croyant naïvement que « la liberté des élèves n’aurait pas à redouter d’autres obstacles que le maitre ou le programme que le maitre a prévu » (Snyders, 1985), ces pédagogies laissent les élèves prisonniers de leur ignorance, les empêche de conquérir la liberté que permet l’acquisition de nouvelles connaissances. Obnubilées par la suppression de toute contrainte émanant de l’adulte, les pédagogies non-directives substituent l’idée de lutte des générations à toute perspective de lutte des classes qui, elle, réclame la conquête de connaissances élaborées. Pour Snyders, autorité de l’enseignant et liberté de l’élève ne sont pas antinomiques, mais constituent au contraire les termes d’une dialectique émancipatrice. L’autorité du maitre peut ainsi être mise au service de la liberté de l’élève dès lors qu’elle repose sur la volonté de transmettre des contenus émancipateurs.
Snyders (1973, 1985) met par ailleurs en exergue les limites du self-government des élèves prôné par les pédagogies non-directives. S’il affirme l’absolue nécessité d’ « organes de gouvernement » au sein desquels les élèves peuvent s’exprimer librement et participer à la codécision, il montre que l’abdication de son pouvoir par le maitre au sein de cet organe mène immanquablement à la domination du groupe par certains élèves : « moins le maitre interviendra et plus le monde des élèves sera soumis à la hiérarchie : ce sera le règne des « meneurs naturels », meneurs précoces qui sauront se distinguer, émerger de la masse des menés » (Snyders, 1973, p. 101). Notons que Ferrière, l’un des fondateurs de l’Education Nouvelle… se réjouit d’une telle amorce des hiérarchies sociales : « les individualités fortes qui constitueront l’élite de demain auront pu donner toute leur mesure (…). Aussitôt que [le chef] a surgi, le groupe se donne à lui et lui obéit » (Ferrière, cité par Snyders, 1973, p. 101). Pour Snyders, si de tels organes de gouvernement sont indispensables, il n’en demeure pas moins que l’enseignant doit y conserver un rôle de direction spécifique[8].
Pour Snyders (1985), la participation des élèves à ces organes ne peut en outre suffire à leur éducation citoyenne. Ceci parce que le groupe d’élèves ne peut être assimilé, même en tant que miniature, à la société des adultes, notamment parce qu’il se noue dans celle-ci des rapports d’exploitation qui n’ont aucun équivalent direct à l’école. La communauté des élèves n’est pas la société ; le gouvernement participatif de la classe n’est pas la démocratie, à moins de réduire la démocratie à sa stricte dimension formelle. Ce qu’on apprend en participant à des organes de gouvernement à l’école a bien évidemment de la valeur, mais ne peut être confondu avec l’apprentissage d’une citoyenneté critique ambitieuse. L’apprentissage de la citoyenneté réclame en effet l’acquisition de connaissances qui permettent de comprendre les rapports d’exploitation ; c’est cette compréhension des rapports d’exploitation qui donne la capacité de les combattre, et par là même de combler peu à peu le fossé séparant notre démocratie formelle d’une démocratie réelle.
« Ressouder la pédagogie »
« L’école traditionnelle ne valorise que la culture élaborée et veut ignorer la culture première[9] ; certains mouvements pédagogiques, par ailleurs importants, risquent l’erreur inverse », conclut Snyders (1986b). Plutôt que d’opposer les deux courants pédagogiques, il préconise dès lors de les « ressouder », le défi de l’école consistant à « aider les jeunes à franchir le pont qui sépare leur culture immédiate de la culture élaborée » (Snyders, 1986b). La tâche de l’enseignant est justement d’assurer ce franchissement :
« Prendre appui sur ce qu’est l’enfant, rester au contact de ses goûts et de ses aspirations. Ce qui implique un maître capable de vivre, à tel moment et pour telle couche sociale, ces soucis que traversent les élèves, soucis et espoirs de leur vie effective comme de leur existence imaginaire. Un maître capable de saisir ce qu’il y a de positif dans Tintin, plus généralement dans ce genre de culture que nous appellerions volontiers immédiate (…). Mais ne pas en rester à Tintin : la tâche du maître est « d’accélérer et de discipliner » (la formule est de Gramsci) les expériences de l’enfant ; le conduire jusqu’à une cohérence, une exigence à laquelle il ne parviendrait pas tout seul, mais qui répond profondément à son désir — puisque, en fin de compte, le bonheur que propose Victor Hugo, c’est celui-là même que suggérait Tintin, avec infiniment plus d’ampleur, d’ouverture, de possibilité ouverte à la réalisation » (Snyders, 1985, p. 350).
Parce que la conquête des connaissances est une tâche ardue et exigeante, elle ne peut, selon Snyders, s’affranchir d’une organisation méthodique par l’enseignant, assurant explication, exercisation et mémorisation, ce qui n’exclut aucunement des phases de découverte ou de travail de groupe.
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Les prémices d’un « enseignement ressoudé » chez Freinet ? La critique que Snyders fait de Freinet nous parait parfois sévère, parce qu’elle survalorise certains textes au détriment d’autres qui auraient permis une analyse plus nuancée. Mais peu importe finalement : l’intention de Snyders n’est pas de dresser la liste des bons et des mauvais points, mais de faire apparaitre des limites pédagogiques sur lesquelles prendre appui pour faire un pas de plus dans la direction d’une éducation progressiste. Si, comme Snyders, nous sommes en désaccord catégorique avec certains écrits de Freinet relativisant l’importance des savoirs — et plus encore avec certaines déformations « libertaires » ou individualistes de sa pédagogie qui ont cours dans certaines écoles qui s’en revendiquent, il n’en demeure pas moins qu’il nous semble trouver dans l’œuvre du pédagogue français une articulation féconde entre autorité et liberté[10], ou par exemple, entre l’Education Nouvelle et les exercices structurés. Ainsi, si en 1932 Freinet rejette les livrets d’exercices individuels de la « méthode Winnetka » au titre qu’ils seraient « secs, rigides et impitoyables comme un travail à la chaîne », il finit par les adouber en 1934, déclarant que s’agissant d’acquérir les mécanismes des opérations, « une réalisation précieuse, collective et d’ailleurs unique au monde a été mise au point sous la direction de Washburne à Winnekta » (cité par Schlemminger, 1994). |
L’école progressiste ne sera ni réactionnaire, ni libertaire
De l’œuvre de Snyders, on peut notamment retenir trois « tensions fécondes », à savoir :
- la dialectique de la culture primaire et de la culture élaborée ;
- la dialectique des pédagogies inductives et des pédagogies explicites ;
- la dialectique entre l’autorité de l’enseignant et la liberté de l’élève.
Les propositions pédagogiques « réactionnaires » ou « libertaires », qui ne prennent en considération qu’un des termes de ces dialectiques, se rejoignent finalement par leur conservatisme. La première, arc-boutée sur une culture élaborée austère, sans lien avec la vie, voit dans le « retour » à l’enseignement magistral pur et à l’autorité écrasante du maître les voies d’une refondation salutaire de l’école. Elle est pourtant condamnée à transmettre des savoirs stériles, sans lien avec la vie, ainsi que des attitudes de docilité. La seconde, qui nie ou relativise l’importance des connaissances élaborées, condamne toute entorse aux pédagogies inductives et refuse les contraintes à la liberté de l’élève (éventuellement jusqu’à s’opposer à tout enseignement qui ne se ferait pas à l’initiative de celui-ci) risque bien de ne transmettre qu’un mince bagage de connaissances — insuffisant pour pouvoir participer à la transformation émancipatrice du monde, et de ne conduire qu’à l’égotisme.
Snyders nous invite quant à lui à considérer de manière unitaire les deux termes de ces équations : l’éducation progressiste est celle qui articule le désir à l’effort et les connaissances à la vie, qui part de la culture immédiate pour atteindre la culture élaborée, qui comprend que la joie de l’appropriation d’une nouvelle connaissance nécessite d’en passer par un apprentissage rigoureux et exigeant, qui conjugue judicieusement les explorations inductives des élèves à la parole éclairante et au guidage structurant de l’enseignant, qui n’envisage l’autorité du maitre qu’en tant qu’elle contribue à l’émancipation collective des élèves.
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Et la créativité dans tout ça ? Pour Snyders, la créativité ne peut être assimilée à l’apparente spontanéité infantile. L’enfant qui dessine ou qui produit un « texte libre » imite ce qu’il a vu ailleurs. Toute création commence par l’imitation. Et la créativité n’est jamais si étroite que lorsque l’on a peu de modèles sur lesquels prendre appui. La créativité ne s’oppose donc pas à la transmission de connaissances, que du contraire ; c’est en acquérant de plus en plus de modèles que la créativité de l’enfant s’élargit. Reprenant à son compte les arguments d’Alain, Snyders écrit : « Plus vous l’aurez aidé, plus il inventera. Beethoven innove à partir de Haydn, trouve son style et son génie à partir de Haydn ; Kant prend le départ en prolongeant Leibnitz et Hume. N’est-ce pas encore plus vrai pour le commun des mortels ? : Il n’y a qu’une méthode pour bien penser qui est de continuer quelque pensée ancienne et éprouvée… Il n’y a qu’une méthode pour inventer, qui est d’imiter » (Snyders, 1973, p. 23). Développer la créativité exige donc à nouveau de « ressouder la pédagogie », en transmettant des modèles aux élèves et en leur donnant des occasions de s’exprimer « librement » à partir d’eux. |
Références bibliographiques
Barrow, R. & Milburn, G. (1986). A Critical Dictionary of Educational Concepts: An Appraisal of Selected Ideas and Issues in Educational Theory and Practice. New York : St. Martins.
Hirtt, N. (2018). La bourgeoisie et l’École ou l’art des injonctions contradictoires. L’école démocratique, n°74, 3-14.
Hirtt, N. (2024). Le niveau : un concept réactionnaire ? L’école démocratique, n°99, 23-28.
Hirtt, N., Kerckhofs, J.-P., Schmetz, P. (2015). Qu’as-tu appris à l’école ? Essai sur les conditions éducatives d’une citoyenneté critique. Bruxelles : Aden.
Illich, I. (1971). Une société sans école. Paris : Seuil.
Mottint, O. (2021). La culture générale pour tous, une ambition scolaire dépassée ? En ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/2021/01/09/la-culture-generale-pour-tous-une-ambition-scolaire-depassee/
Schlemminger, G. (1994). Le fichier autocorrectif : quelques aspects historiques. Le Nouvel Educateur, n°64. En ligne : https://www.icem-freinet.fr/archives/ne/ne/64/reperes-64-rtf.pdf
Snyders, G. (1973). Pédagogie progressiste : éducation traditionnelle et éducation nouvelle. Paris : Presses Universitaires de France.
Snyders, G. (1976). Ecole, classe et lutte des classes : une relecture critique de Baudelot-Establet, Bourdieu-Passeron et Illich. Paris : Presses Universitaires de France.
Snyders, G. (1985). Où vont les pédagogies non-directives ? (4ème édition). Paris : Presses Universitaires de France.
Snyders, G. (1986a). La joie à l’école. Paris : Presses Universitaires de France.
Snyders, G. (1986b). Le gai savoir, une pédagogie pour réconcilier les « grandes œuvres » avec la vie des jeunes. L’Humanité, 6 novembre 1986.
Notes
- Snyders consacrera d’ailleurs plusieurs livres à la musique et à son enseignement : « L’école peut-elle enseigner les joies de la musique ? » (1989), « La musique comme joie à l’école » (1999), etc. De manière générale, cette passion pour la musique conduira Snyders à considérer très sérieusement les apprentissages artistiques à l’école, et la question d’une transmission progressiste des chefs-d’œuvre traversera toute son œuvre. ↑
- PCF : Parti communiste français. ↑
- Cet extrait et les suivants sont issus d’un discours prononcé par Georges Snyders le 30 avril 2011, à l’occasion de son 94ème anniversaire, célébré par le PCF (en ligne : https://66.pcf.fr/sites/default/files/discours_version_imprimeur.pdf). ↑
- Snyders (1976) vise principalement les analyses de Baudelot & Establet et, dans une moindre mesure, celles de Bourdieu & Passeron. ↑
- Snyders (1973) se réfère aux textes d’Alain, de Durkheim et de Jean Château pour spécifier « la lettre » de l’enseignement traditionnel. ↑
- Pour une discussion plus large de cette question, voir Mottint (2021). ↑
- L’Education Nouvelle englobe les courants pédagogiques qui, dès la fin du XIXe siècle, en opposition à l’enseignement traditionnel, se sont donnés comme modalité principale de centrer l’enseignement sur l’élève, ses intérêts, ses besoins, en promouvant le plus souvent les pédagogies actives. Elle s’institutionnalise en 1921 avec la création de la Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle, à laquelle contribueront notamment Adolphe Ferrière, Maria Montessori, Roger Cousinet, A.S. Neill, Ovide Decroly, John Dewey et Célestin Freinet. ↑
- S’inspirant sur ce point de Makarenko, Snyders (1973, 1985) préconise la cogestion plutôt que l’autogestion. ↑
- Par « culture première », Snyders (1986b) entend la culture « que les jeunes acquièrent par leur vie aujourd’hui » ; la « culture élaborée » désigne « les grandes découvertes scientifiques, les grandes œuvres artistiques et littéraires ». ↑
- Ainsi Freinet écrit-il : « Il faut conserver à l’école ordre, discipline, autorité et dignité, mais l’ordre qui résulte d’une meilleure organisation du travail, la discipline qui devient la solution naturelle d’une coopération active au sein de notre société scolaire, l’autorité morale d’abord, technique et humaine ensuite, qui ne se conquiert pas à coup de menaces ou de pensums mais par une maîtrise qui incline au respect ; la dignité de notre fonction commune de maîtres et d’élèves, la dignité de l’éducateur ne pouvant se concevoir sans le respect farouche de la dignité des enfants qu’il veut préparer à leur fonction d’hommes » (Freinet, cité par Hirtt, 2024). ↑













