« Aïe ! Mes élèves ont raté le CEB ! »​​​​​​​… mais à qui la faute ?

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A la fin de la dernière année scolaire, les médias se sont faits l’écho du taux de réussite à l’épreuve CEB le plus faible depuis 10 ans : il s’élevait en juin 2022 à 85%, contre 88% en 2021 et 90,5% en 2019. Entre autres hypothèses explicatives étaient citées les perturbations liées au covid et la difficulté de cette dernière édition de l’épreuve. Mais, au-delà de ces légères variations d’une année à l’autre, on peut se demander plus largement pourquoi, chaque année et sans qu’une quelconque épidémie ne vienne s’en mêler, des milliers d’élèves de 6ème primaire sont déjà à ce point embourbés dans les difficultés scolaires que cette épreuve représente pour eux un obstacle insurmontable.

Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°91, septembre 2022 (pp. 26-29).

Pour prendre la bonne mesure de la situation, il convient d’abord de rappeler que l’épreuve CEB ne choisit pas ses victimes au hasard, et que le taux moyen de réussite dissimule des réalités bien différentes d’un établissement à l’autre. Si l’échec d’un élève est rare dans les établissements scolaires accueillant un public socio-économiquement favorisé, l’épreuve fait des ravages autrement plus importants dans les écoles qui concentrent les élèves les plus éloignés de la culture scolaire, qui voient parfois leur taux d’échec approcher les 30, les 40, voire les 50%. A l’annonce des résultats, après s’être réjoui de la réussite de ces élèves des classes populaires qui sont parvenus à surmonter les obstacles, on ne peut que se désoler pour ces autres enfants qui ont échoué, et s’inquiéter pour ceux qui, ayant réussi l’épreuve de justesse, abordent l’enseignement secondaire avec des acquis précaires.

Le simple reflet de capacités intellectuelles inégales ?

Mais pourquoi donc déplore-t-on un si grand nombre d’élèves en difficulté en fin de la 6ème primaire ? Une première fausse piste explicative consisterait à invoquer la fatalité génétique : certains élèves seraient moins intelligents que d’autres, et rien ne serait donc plus naturel que ces échecs par milliers. On entend ici et là une resucée « politiquement correcte » de cette hypothèse, qui fait de l’éloge des différences le cache-sexe de la résignation aux inégalités scolaires : au nom des « intelligences multiples » ou de la « diversité des talents », on prétend alors que si certains sont taillés pour des études classiques, d’autres, « moins scolaires », sont quant à eux plutôt appelés à « s’épanouir » dans d’autres domaines. Cette attribution de l’échec d’un grand nombre d’élèves à l’inégale distribution des capacités intellectuelles ne tient pas la route. Sans aller ici jusqu’à affirmer la stricte égalité intellectuelle de tous, il nous semble en revanche particulièrement douteux — et, à vrai dire, insultant — de penser que tant d’élèves de milieux populaires soient trop peu intellectuellement dotés pour acquérir et mobiliser ces connaissances élémentaires qui figurent dans les programmes de l’enseignement fondamental. Les enquêtes internationales contredisent d’ailleurs fermement cette soi-disant fatalité génétique : ainsi les données PISA-2018 nous apprennent-elles que si près d’un élève belge francophone sur quatre rencontre de grandes difficultés en lecture[1], ils ne sont qu’à peine 1 sur 10 dans la même situation en Estonie ou en Irlande par exemple. Et la situation est semblable en mathématiques et en sciences… A moins de considérer fort hasardeusement que les petits Estoniens soient génétiquement mieux pourvus que les petits Wallons et Bruxellois, cette explication « naturelle » des échecs scolaires tombe donc à l’eau, et il faut dès lors aller chercher ailleurs les causes de ces difficultés scolaires massives observées à l’issue de l’enseignement primaire.

Des parents démissionnaires ou trop permissifs ?

On pourrait alors être tenté de se tourner vers les parents d’élèves pour trouver des coupables commodes de ces nombreux échecs aux épreuves CEB. Certains déploreront leur « démission » et l’encadrement potentiellement insuffisant du travail scolaire ; d’autres fustigeront un modèle éducatif trop permissif et laxiste, peu à même de stimuler le « goût de l’effort » et l’investissement des enfants dans le travail scolaire. On peut certes observer l’expansion d’un « culte de l’enfant », bien étayée récemment par une équipe de l’UCLouvain[2]. Héritée d’une légitime préoccupation pour l’épanouissement des enfants, puis exacerbée par une nouvelle forme du capitalisme[3] faisant primer à outrance l’individualisme et le principe de plaisir, cette tendance éducative — qui dépasse d’ailleurs largement les seuls parents — peut engendrer une diminution des exigences vis-à-vis des enfants et une plus grande difficulté pour ces derniers à persévérer dans un travail scolaire rigoureux. Mais cet état de fait ne peut à lui seul expliquer les difficultés scolaires de tant d’élèves… S’il y a à l’évidence des familles qui, pour diverses raisons (économiques, culturelles…), sont peu mobilisées par le « projet scolaire »,  ils sont également tellement nombreux, ces élèves et ces parents qui s’impliquent corps et âme dans la scolarité sans pour autant récolter les fruits de leur dur labeur. Et on peut plus largement se demander si c’est bien aux familles d’assurer cet appoint pédagogique, ou si la transmission des contenus scolaires doit au contraire être le strict apanage de l’École. On a entendu mille fois ce débat sur ce que les enseignants sont en droit — ou non — d’attendre des parents en matière de « suivi scolaire ». Sur ce point, une chose est certaine en tout cas : tant que l’institution scolaire devra compter sur les familles pour assurer la remédiation et la révision des leçons, elle ne pourra être ambitieuse pour tous les élèves, puisque la qualité des apprentissages demeurera largement tributaire des compétences pédagogiques inégales des parents, ou de leurs tout aussi inégales capacités économiques à financer d’onéreux cours particuliers. Or dans une société qui se réclame de la démocratie, on ne peut accepter que l’émancipation intellectuelle d’un enfant dépende à ce point de son milieu familial, et que soient irrémédiablement condamnés à l’échec ces élèves qui ne grandissent pas sous les toits les plus propices aux apprentissages scolaires.

Des enseignants incompétents ou pas assez « innovants » ?

Si l’on ne peut incriminer ni les inégalités intellectuelles, ni les familles, cela signifie-t-il que c’est du côté des enseignants qu’il faut trouver les grands responsables de ces difficultés scolaires partagées par un si grand nombre d’élèves ? On pourrait le croire, à entendre les voix managériales martelant à l’envi qu’il est urgent de « responsabiliser les enseignants ». A les entendre psalmodier ce slogan, on serait tenté de croire que les enseignants n’avaient jusqu’ici été que d’insouciantes cigales, qu’il conviendrait désormais de changer en autant de consciencieuses fourmis… Bien évidemment, les pratiques enseignantes ont leur importance pour favoriser les apprentissages de tous les élèves. Bien entendu, c’est une question de déontologie professionnelle que de chercher continuellement à améliorer ses pratiques pédagogiques pour dispenser un enseignement aussi efficace que possible. Assurément, dans cette perspective, l’amélioration de la formation initiale et continuée des enseignants constitue un enjeu important. Mais la pédagogie ne peut pas tout, et les enseignants non plus. Lorsque l’on enseigne dans ces écoles qui concentrent les élèves les plus éloignés de la culture scolaire, on se trouve bien souvent dépassé par l’ampleur des difficultés auxquelles on doit faire face, et ce même en déployant des trésors de pédagogie et en mettant en œuvre les plus savants plans de pilotage. L’analyse des données de PISA-2018 réalisée par Nico Hirtt[4] permet d’ailleurs de circonscrire plus rigoureusement les pouvoirs limités de la pédagogie : cette étude met en effet en évidence le fait que ce sont bien les caractéristiques structurelles des systèmes éducatifs qui constituent les facteurs les plus déterminants de l’iniquité scolaire, puisqu’ils expliquent plus de la moitié des différences intra-européennes en la matière. Cela ne signifie certainement pas que la pédagogie n’a pas d’importance, mais cela montre en tout cas que « l’innovation pédagogique » ne suffira pas pour régler le problème de l’échec scolaire… et qu’à trop miser sur ce seul levier, on s’expose à de sévères déconvenues.

Quelles réformes structurelles ?

Pour lutter efficacement contre l’échec scolaire, symptôme du caractère particulièrement inégalitaire de notre système éducatif, il est donc indispensable de s’attaquer aux principales racines de ce mal : les structures de notre système scolaire. Mais qu’est-ce à dire ? Quelles structures s’agirait-il donc de réformer dès l’enseignement fondamental pour permettre à tous les élèves, et non seulement aux mieux nés, d’accéder à une maitrise élevée des apprentissages scolaires ?

Là encore, l’étude préalablement citée[5] réalisée à partir des données PISA-2018 permet de fixer des priorités. Cette étude révèle en effet que le déterminant principal de l’iniquité scolaire est le quasi-marché scolaire. En Belgique, ce quasi-marché se concrétise notamment par l’obligation faite aux parents de choisir une école pour leurs enfants, là où dans d’autres pays ce sont les pouvoirs publics qui proposent une école aux familles. Cette particularité de nos systèmes éducatifs belges (francophone et néerlandophone), qui pourrait sembler anodine au premier abord, a en réalité une funeste conséquence : la ségrégation scolaire. Par « ségrégation scolaire », on entend la constitution de nombreuses « écoles-ghettos » concentrant les unes des enfants « de riches », les autres des enfants « de pauvres ». Le quasi-marché scolaire, en offrant une trop large marge de manœuvre aux stratégies parentales dans le choix de l’école d’une part, et aux stratégies des établissements scolaires dans le « recrutement » des élèves d’autre part, favorise en effet l’entre-soi au sein des écoles. Ainsi, dans nos systèmes scolaires belges profondément structurés par cette logique de marché, la proportion d’élèves fréquentant des écoles-ghettos est infiniment plus élevée qu’en Norvège, pays où les pouvoirs publics assignent une école aux élèves. Or fréquenter une « école-ghetto de pauvres » n’est pas sans conséquence : cela entrave les apprentissages, notamment parce que les enseignants, confrontés à un trop grand nombre d’élèves en difficulté, peinent à aider chacun autant qu’il en aurait besoin[6]. Dès lors, si l’on veut réellement bâtir un système scolaire ambitieux pour tous, la priorité des priorités consiste à réguler le marché scolaire dès l’enseignement fondamental. Le premier pas en ce sens consisterait à proposer une école aux parents en conciliant mixité sociale et proximité entre le domicile et l’école[7].

Une fois la mixité scolaire assurée, la réduction de la taille des classes, surtout en début de scolarité, constituerait une autre réforme structurelle nécessaire. Elle permettrait à chaque élève de recevoir l’aide dont il a besoin et de développer ainsi un rapport positif à l’école. L’étude STAR[8] réalisée sur plus de 10.000 élèves aux Etats-Unis montre en effet que les enfants placés dans de petites classes[9] de la 3ème maternelle à la 3ème primaire progressent nettement mieux en mathématiques et en lecture que les élèves qui ont fréquenté des classes de taille « normale ». Cerise sur le gâteau : l’étude établit que cet avantage acquis en début de scolarité a tendance à s’accroitre par la suite, même après que les élèves ont été répartis dans des classes de taille « standard ».

Une troisième réforme structurelle, sans doute moins réaliste dans l’immédiat, consisterait à mettre en place une « École ouverte » qui serait un véritable lieu de vie des enfants, accessible après les heures de cours, le week-end et pendant les vacances. On y engagerait du personnel qualifié afin d’aider les élèves qui ont besoin d’étudier rigoureusement leurs leçons ; ceci permettrait également à ces élèves de bénéficier du monitorat d’élèves plus âgés ou plus avancés pour réaliser leurs devoirs. En partenariat avec les acteurs culturels et associatifs, mais aussi avec la communauté locale, on y proposerait des activités sportives ou culturelles, ludiques ou artistiques, scientifiques ou technologiques, de bricolage, de jardinage, de cuisine, de découverte… On réduirait ainsi le fossé qui existe souvent entre les enfants de milieux populaires et toutes ces expériences qui participent de la formation du citoyen et favorisent les apprentissages en enrichissant le « capital culturel » de chacun. Cette École ouverte offrirait par ailleurs davantage de temps pour mener avec les élèves des projets collectifs à finalité sociale : préparation d’une animation à destination des maisons de repos, organisation d’une exposition sur les inégalités ou d’une journée de troc solidaire, « verdurisation » de la rue, participation à l’organisation d’une fête de quartier, etc. Ces projets permettraient à tous de goûter aux exigences et aux joies du travail collectif mené à bien, de faire l’expérience positive de l’engagement social, de développer une culture de la rigueur et de la solidarité. Plutôt que de déplorer l’individualisme ou l’abaissement des exigences, l’École se doterait alors d’instruments puissants permettant de lutter contre ces tendances.

Ces propositions n’ont évidemment pas la prétention d’être exhaustives. Mais leur mise en œuvre contribuerait significativement à la réduction des inégalités scolaires que l’on constate aujourd’hui à l’issue de l’enseignement primaire. Ce n’est qu’alors que l’implémentation d’un tronc commun jusqu’à 15 ou 16 ans aurait de réelles chances de porter ses fruits, c’est-à-dire d’amener tous les élèves à maitriser ce large bagage de connaissances nécessaires à la compréhension du monde et à sa transformation. Car, que l’on ne s’y trompe pas, la lutte contre l’échec scolaire n’est pas seulement un combat à mener pour l’épanouissement individuel des élèves ; c’est avant tout un impératif démocratique. A l’heure où le changement climatique se fait de plus en plus menaçant, où les inégalités sociales explosent, où les tensions géopolitiques se font toujours plus aigües, la transformation profonde du monde apparait plus indispensable que jamais. Dans une véritable démocratie, cette transformation est censée émaner de la délibération collective de citoyens éclairés. Or ceux-ci ne peuvent valablement participer à la « conversation démocratique »​​​ que s’ils ont une fine compréhension des enjeux, qui requiert que tous acquièrent à l’École des connaissances de haut niveau. Tous, en ce compris les citoyens qui constituent aujourd’hui, ou constitueront demain, les classes exploitées de notre système économique. Sans cela, les transformations à venir risquent bien de se faire à leurs dépens.

  1. C’est-à-dire sous le « niveau 2 » défini par l’OCDE.
  2. Cf. Dupont, S., Mikolaczak, M. & Roskam, I. (2022). The Cult of the Child: A Critical Examination of Its Consequences on Parents, Teachers and Children. Social Sciences 11: 141. https://doi.org/10.3390/socsci11030141
  3. Dans « Le capitalisme de la séduction », (Messidor/Editions sociales, 1981), Michel Clouscard montre comment la création de nouveaux « marchés du désir » et ce qu’ils nécessitent de « consommation libidinale, ludique et marginale » a favorisé l’éclosion d’une société permissive pour le consommateur (… mais toujours répressive pour le producteur).  
  4. Hirtt, N. (2020). L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? En ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2020/02/PISA-2018-FR.pdf
  5. Cf. Hirtt (2020), op. cit.
  6. Pour voir de façon plus détaillée de quelle manière la ségrégation détériore les conditions d’enseignement, lire par exemple : Laval, C., Vergne, F., Clément, P. & Dreux, G. (2012). La nouvelle école capitaliste (pp. 92-104). Paris : La Découverte.
  7. Ceci nécessiterait le recours à un algorithme informatique… déjà existant et simulé avec succès pour la région bruxelloise. Cf. Hirtt, N. & Delvaux, B. (2017). Peut-on concilier proximité et mixité sociale ? Simulation d’une procédure numérique d’affectation des élèves aux écoles primaires bruxelloises. Les cahiers de recherche du GIRSEF, 107.
  8. Cf. Kerckhofs, J.-P. (2021). La taille des classes, ça compte ? En ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/2021/10/02/la-taille-des-classes-ca-compte/
  9. Entre 13 et 17 élèves.