Histoire au CEB : compétences contre savoirs

Facebooktwittermail

Depuis plusieurs années, à l’approche des épreuves certificatives de la sixième primaire (CEB) et de la deuxième année du secondaire (CE1D), le quotidien Le Soir offre gracieusement à ses lecteurs quelques exercices extraits des questionnaires des années précédentes, afin d’aider les élèves à se familiariser avec le type de questions auxquelles ils seront confrontés. C’est ainsi que le samedi 24 avril, le journal proposait cinq questions du CEB d’Histoire. Bien que n’étant nullement versé dans ce domaine, j’ai eu la curiosité d’aller y jeter un coup d’œil et plusieurs choses m’ont interpellé.

Avant d’aller plus loin, il me semble indispensable de préciser, pour ceux qui l’ignoreraient, que depuis l’introduction dans notre enseignement de cette pédagogie particulière que l’on appelle l’approche par compétences (APC), tous les programmes d’étude, tous les questionnaires des épreuves externes, toutes les consignes pédagogiques adressées aux professeurs, ont été orientés dans la même direction : l’objectif premier de notre enseignement est de développer chez l’élève des compétences, ce qu’il faut comprendre comme l’aptitude à mettre en oeuvre un ensemble organisé de savoirs, de savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches (1).

Contradictions de l’approche par compétences

Dans notre monde moderne où la compétition est reine et omniprésente, le but avoué et ainsi décliné de notre enseignement pourrait séduire un esprit non averti qui pourrait se dire que l’école, en poursuivant cet objectif ambitieux, prépare au mieux les élèves à affronter les difficultés de la vie. Mais si on creuse un peu la question, on se rend compte que le tableau n’est pas aussi idyllique qu’il y paraît à première vue. En effet, la focalisation quasi exclusive de l’APC sur l’aptitude à accomplir des tâches mène à de nombreuses désillusions quand ce ne sont pas des catastrophes, car elle ne prend pas en compte toutes les dimensions de l’apprentissage. Aucune discipline, qu’elle soit scientifique ou littéraire, ne peut se laisser enfermer dans un cadre aussi étroit. En effet, en reléguant les savoirs (les connaissances) au second plan et en les considérant comme de simples « boîtes à outils » dans lesquelles on puise au gré des besoins, l’APC ne peut mener à une réelle maîtrise d’une matière.

Quelques exemples

Le document dont je parlais plus haut illustre assez bien cette priorité accordée au « faire » au détriment du « savoir ». La question 2 porte le titre « La communication à travers le temps » et présente à l’élève une série de photographies représentant : une tablette en bois de l’époque gallo-romaine portant des inscriptions, un haut-relief sculpté, une peinture rupestre de Lascaux, une carte postale, … Le travail demandé à l’élève consiste à aller puiser dans une liste de mots proposés, ceux qui peuvent servir à préciser la « nature de la trace » : c’est ainsi que la tablette en bois portant des inscriptions (nettement visibles sur la photographie) doit être décrite par l’élève comme un document écrit, le haut-relief sculpté comme une sculpture, la peinture rupestre comme une peinture, la carte postale comme un document écrit, etc.

Les autres questions, tout aussi étonnantes, sont du même acabit et, faute de place, je ne peux malheureusement pas toutes les évoquer ici, mais je ne peux résister à l’envie de vous parler aussi de la question 4 car, à elle seule, elle permet de montrer à quel point la pratique de l’approche par compétences conduit parfois à véritablement négliger l’essentiel. La question 4 porte le titre « La Seconde Guerre mondiale ». Je ne m’attarderai pas sur la première partie, somme toute assez banale, dans laquelle on demande à l’élève de situer cet événement dans le temps par rapport à certains autres (dont la Première Guerre Mondiale !), pour passer directement à la seconde partie dans laquelle on présente à l’élève deux photographies représentant des foules amassées dans les rues, prises juste après la capitulation de l’Allemagne et on le confronte alors à une liste de cinq « informations » (qu’il valait mieux présenter comme des allégations, puisqu’il va s’agir de déterminer leur véracité). La tâche confiée à l’élève consiste à cocher, dans un tableau, la case qui convient, en regard de chaque allégation ; il a ainsi le choix entre : « La photo permet de répondre OUI », « la photo permet de répondre NON » et « Rien sur la photo ne permet de répondre avec certitude ». Pour ne pas être trop long, je ne reproduirai ici que trois allégations sur les cinq : « Beaucoup d’hommes portaient un chapeau ou une casquette », « Il y avait autant de trams que de bus » et « Personne ne circulait à vélo ». Pour cette question, comme pour la précédente et beaucoup d’autres questions des CEB (ou même des CE1D), pratiquement aucune connaissance préalable n’est requise : il suffit à l’élève de suivre des consignes en puisant les informations utiles dans un document qui lui est fourni. En l’occurrence, la photographie permet de vérifier très facilement que la première allégation est vraie, donc la case à cocher est « La photo permet de répondre OUI ». Par ailleurs, si on aperçoit bien un tram mais aucun bus sur la photo, il est évidemment impossible de tirer une conclusion générale et toute personne sensée cochera la case « Rien sur la photo ne permet de répondre avec certitude ». Quant à l’allégation : « Personne ne circulait à vélo », elle est manifestement fausse puisque la photographie montre clairement, et au premier plan, un homme, au milieu de la foule, qui tient un vélo à la main. Cependant, la formulation «  négative » qui été adoptée pour exprimer cette allégation (« Personne ne circulait à vélo »), ainsi que l’utilisation bien mal à propos du verbe « répondre », alors qu’il n’y a aucune question dans l’énoncé, vont poser un sérieux problème au niveau de la syntaxe : en effet, on ne peut légitimement cocher la case « La photo permet de répondre OUI » (c’est la réponse attendue dans le corrigé joint au questionnaire) que si on modifie totalement la structure de la phrase qui est proposée dans l’énoncé et qu’on la transforme en : « OUI, la photo permet de déterminer (ou de dire, de vérifier, etc. mais pas de « répondre » !) si cette allégation est vraie ou fausse » ; en l’occurrence, elle est fausse. On peut donc voir que les formulations des questions posées n’ont pas nécessairement le caractère irréprochable qu’on serait tenté, a priori, de leur accorder et à trop vouloir tendre des pièges à l’élève, on finit par s’y embourber. La question 4 aurait dû traiter, au vu de son titre, des causes et des conséquences de la Seconde Guerre mondiale : au lieu de cela, elle se focalise sur de purs détails insignifiants comme les chapeaux, les casquettes, les vélos, les trams, les bus et les lampadaires des rues.

Loin de moi l’idée de prétendre que toutes les questions posées dans les épreuves externes, (qu’il s’agisse des CEB, des CE1D ou des CESS) trouvent des réponses aussi triviales (quand elles sont bien formulées) que celles que je viens de décrire. Bien au contraire : certains problèmes, toutes matières confondues, sont réellement ardus et parfois même beaucoup trop.

Une perte de sens

Ce que j’ai voulu montrer à travers ces quelques exemples, c’est à quelles dérives peut conduire l’application à la lettre de la philosophie de l’approche par compétences : à la perte de ce qui doit véritablement faire sens pour l’élève et l’instruire. En parcourant les questionnaires des épreuves externes (toutes matières confondues), le lecteur attentif ne peut manquer de constater que trop souvent, les tâches assignées à l’élève ne représentent en elles-mêmes aucun intérêt pour sa propre construction intellectuelle mais font vraiment penser à des tests psychotechniques destinés à évaluer son intelligence et sa capacité à déjouer les pièges qui lui sont tendus, plutôt qu’à la maîtrise de la matière qu’il est censé avoir étudiée. C’est ainsi, par exemple, que l’objet de la question 3, qu’il serait trop long de détailler ici, consistait à découvrir l’astuce « malicieuse » qui permettait d’extraire une information contenue dans un tableau pour la retranscrire dans un autre au lieu de solliciter directement et sans détour inutile les connaissances de l’élève. Il est incontestable, à mon sens, que le schéma le plus récurrent qui apparaît dans les questionnaires des épreuves externes est celui d’une évaluation de la capacité de l’élève à s’adapter à des situations inédites (un des buts avoués de l’APC !). En 2005, déjà, le pédagogue Marcel Crahay ne disait pas autre chose en faisant remarquer que l’approche par compétences poursuit le but d’évaluer « l’intelligence, conçue comme aptitude à s’adapter aux situations nouvelles » en ajoutant que « la logique des compétences véhicule une idolâtrie de la flexibilité » (2). Cependant, comme chacun sait, l’intelligence est une qualité intrinsèque de l’individu et n’est pas du registre du transmissible. Il est clair que si l’école se limite à n’être qu’un outil destiné à la « mesurer », en négligeant son rôle premier qui est celui de la transmission des connaissances qui permettent de comprendre le monde et de s’y intégrer, elle risque alors de voir son action se limiter à l’établissement de constats – de réussites ou d’échecs – mais en évitant soigneusement de s’interroger sur les choix pertinents qu’il convient de faire en matière de pratiques pédagogiques.

Notes

(1) Définition déclinée par l’Article 5 du Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre (24 juillet 1997)

(2) Marcel CRAHAY : Dangers, incertitudes et incomplétudes de la notion de compétence en éducation, (Cahiers n°21 et 22 du Service de pédagogie expérimentale de l’Université de Liège ; page 9)