Philippe Meirieu: l’individualisation, solution ou problème de l’école ?

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Le 20 novembre 2021, Philippe Meirieu nous faisait l’amitié de participer à nos traditionnelles « 6 heures pour une École démocratique ». L’occasion pour le pédagogue français de revenir sur l’Histoire de l’individualisation, sur son actualité, mais aussi sur les orientations préoccupantes que les hérauts de l’ « école numérique » voudraient bien lui faire prendre. L’occasion enfin d’identifier quelques-unes des conditions d’une individualisation qui serait au service de l’émancipation collective. Voici le résumé de cette conférence.

Vous pouvez également écouter le podcast complet de cette conférence en cliquant ici.

L’individualisation, une histoire déjà ancienne

Au début du XIXème siècle, les systèmes éducatifs occidentaux se cherchent encore, balancés entre trois formes scolaires qui subsistent ou qui, au contraire, émergent.

On observe ainsi la persistance, surtout dans les campagnes, de l’ « écolage individuel », une forme scolaire héritée du Moyen Âge. Dans ce modèle, le maître et les élèves sont réunis dans un vaste bâtiment, souvent une grange. Le maître fait venir à lui les élèves un par un, à tour de rôle, pour leur administrer un enseignement individuel, proportionnel à la rétribution qu’il a reçue de leurs parents ; aucun enseignement ne se réalise collectivement, tout y est individualisé. L’écolage individuel, déclinant, sera bientôt supplanté par deux autres formes scolaires.

L’école simultanée est la première de ces formes scolaires qui prennent le dessus sur l’écolage individuel. Héritée de prêtre français Jean-Baptiste de La Salle, elle repose sur un principe d’homogénéité : toute classe doit rassembler de 20 à 40 personnes du même âge, du même niveau, qui font la même chose en même temps, sous l’autorité inflexible du maître. Les partisans de l’école simultanée militent ensuite en faveur de la généralisation de cette structure : ils réclament que les écoles primaires, les écoles secondaires et les universités soient chacune scindées en au moins trois niveaux correspondant aux tranches d’âges et niveaux des élèves qu’elles accueillent respectivement.

Diffusée à partir de la Grande Bretagne[1] mais aussi de congrégations religieuses continentales se consacrant à l’éducation des enfants pauvres[2], l’école mutuelle est au contraire fondée sur un principe d’hétérogénéité. Ce sont parfois plus de 100 enfants de 5 à 15 ans qui se trouvent rassemblés dans la même « classe ». Dans ce modèle, si c’est bien le maître qui organise et qui supervise l’enseignement, ce sont en fait les aînés et les plus avancés — guidés et préparés par le maître — qui vont enseigner aux plus jeunes et aux moins avancés. L’enseignement s’exerce donc par le biais du monitorat.

De 1830 à 1832, Guizot, alors en charge de l’Instruction publique en France, est en position d’arbitrer entre ces trois modèles. La forme scolaire moyenâgeuse est rapidement écartée, car coûteuse et inefficace. La querelle fait alors rage entre les partisans de l’école simultanée (principalement des catholiques conservateurs) et ceux de l’école mutuelle (souvent des protestants progressistes). Les premiers tiennent à un modèle qui assure l’emprise du maître sur les élèves, qui maintient une discipline stricte, qui laisse peu de place aux interactions entre élèves, considérées comme dangereuses et dont on craint qu’elles ne portent en elles les germes de velléités révolutionnaires. Les seconds sont favorables au partage du pouvoir du maître et à la mise en place de méthodes coopératives. Sans surprise, Guizot se prononça en faveur de l’école simultanée, qu’il estimait plus apte à étouffer dans l’œuf les ardeurs populaires. À la suite de cette décision, Guizot initie un processus de normalisation du système scolaire. Il crée les « écoles normales » qui par définition dispenseront une formation « normalisatrice » aux futurs enseignants. Il crée le corps de l’Inspection, en charge de la vérification du respect des normes. Il interdit l’école mutuelle et proscrit l’individualisation : il s’agit de transformer l’enfant en un élève indifférencié, qui ne peut entrer dans l’école qu’en se dépouillant de ses singularités. Philippe Meirieu explique à quel point nous sommes aujourd’hui les héritiers de cet arbitrage en faveur de l’école simultanée. Nous en sommes à ce point les héritiers que cette forme scolaire pourtant historiquement datée nous semble naturelle, la seule envisageable sérieusement.

C’est au début du XXème siècle que se fait jour une nouvelle révolte contre l’école simultanée et sa négation de l’individualité. Elle émane des rangs de quelques pédagogues anarchistes (Albert Thierry notamment) et des pionniers de l’Education nouvelle, dont certains (Ferrière, Neill, Decroly, des disciples de Montessori, des théosophes…) se trouvent réunis au Congrès fondateur de Calais de 1921. Au-delà de leurs sensibilités différentes, tous se rejoignent pour affirmer qu’on ne peut pas enseigner à tous les élèves la même chose de la même manière, sous peine d’en laisser certains sur le bord de la route. Au même moment, outre-Atlantique, des projets d’individualisation intensive de l’enseignement sont expérimentés, comme le Plan Dalton mis en œuvre par Helen Parkhurst. Dans le cadre de ces dispositifs d’individualisation particulièrement poussés, les élèves travaillent sur base de plans de travail individualisés, de sorte qu’il subsiste très peu d’espace pour la dimension collective de l’apprentissage. Dès 1930 s’engage un vif débat entre pédagogues sur la question de l’individualisation, entre ceux qui veulent pousser l’individualisation à son maximum pour s’adapter aux singularités des élèves[3], et ceux qui craignent au contraire que cette individualisation extrême n’aboutisse à la mécanisation des apprentissages (par le biais de fiches individualisées à effectuer à la chaîne) et à la dilution du collectif[4].

Après la Seconde Guerre mondiale, on assiste à la massification de l’enseignement : les enfants des milieux populaires, auparavant exclus des écoles classiques, y font leur entrée. Cette massification, on le sait bien, ne rime pas avec « démocratisation », puisqu’une large partie des enfants de condition modeste n’entrent dans ces écoles que pour y connaitre l’échec. A cette époque où règne le mythe de l’égalité des chances, ces élèves sont tenus pour responsables de cet échec : pas assez travailleurs, pas assez intelligents… Les sociologues viendront montrer que cet échec est plutôt imputable au fait que ces enfants ne maîtrisent pas les codes scolaires[5]. Dans les années 60, Bourdieu dénoncera l’ « indifférence aux différences » dont le système scolaire fait preuve, et qui est selon lui génératrice des inégalités scolaires. A la suite des travaux de Bourdieu se repose donc la question de l’individualisation et de l’adaptation de l’Ecole aux difficultés des élèves : pour rompre avec cette indifférence aux différences, on met en œuvre à l’échelle du système scolaire des écoles spéciales, des classes spéciales, des cursus parallèles, des dispositifs de soutien censés aider momentanément les élèves en difficulté, des pédagogies spécifiques aux élèves de classes populaires[6]. On remarque ensuite que ces dispositifs de soutien qu’on avait imaginés temporaires se pérennisent, qu’ils produisent de la ségrégation scolaire et tirent les élèves vers le bas plutôt qu’ils ne leur permettent de progresser. Alors on réunit une nouvelle fois tous les élèves ensemble dans les mêmes classes, pour observer bientôt que « certains ne suivent pas ». On est un peu plus tard tenté de réintroduire des dispositifs de soutien, puis de les restreindre à nouveau après avoir constaté une fois de plus leur efficacité toute relative. C’est ainsi que depuis des décennies, on observe une vaine oscillation entre deux formules insatisfaisantes, celle des classes spéciales et celle des classes hétérogènes. L’Ecole va d’échec en échec, sans que ne soit jamais interrogée la pédagogie qui prévaut dans les deux modalités, à savoir une pédagogie inspirée de l’école simultanée.

Sur le terrain, une individualisation laissée au hasard et au marché

Sitôt que l’on observe comment fonctionne le système éducatif, les établissements scolaires et les classes, on se rend compte que l’individualisation n’est pas seulement une aspiration, mais qu’elle est d’ores et déjà une réalité. A l’échelle du système scolaire, il est évident que les parcours des élèves ne sont pas standardisés mais reflètent des stratégies différenciées des acteurs face à des « offres » d’enseignement elles aussi différenciées. Les parcours des élèves se différencient selon l’établissement scolaire fréquenté, mais aussi au sein même des établissements. Les élèves, selon le milieu dont ils sont issus, ne fréquentent ni les mêmes écoles ni les mêmes classes, ne s’inscrivent ni dans les mêmes filières ni dans les mêmes options, ne rencontrent pas les mêmes exigences, ne reçoivent pas l’enseignement de la même façon. Dans les classes, on observe que l’individualisation passe par des interactions didactiques différenciées : un enseignant n’explique pas de la même manière, ne questionne pas de façon similaire, ne donne pas les mêmes feedbacks aux uns et aux autres. Les enseignants pratiquent donc déjà une forme d’individualisation, même s’ils n’en sont pas toujours conscients, même si ce n’est pas volontaire de leur part.

La question à se poser est donc moins de savoir s’il faut individualiser ou non, mais de savoir s’il faut en rester à cette individualisation « sauvage » qui a déjà cours. Or cette individualisation sauvage, c’est-à-dire laissée au hasard et au marché, est accélératrice des inégalités plutôt que correctrice de celles-ci. En effet, dans les classes s’instaurent des relations privilégiées entre l’enseignant et les élèves qui maitrisent les codes scolaires, tandis que se développent des interactions didactiques moins propices aux apprentissages entre l’enseignant et les élèves plus éloignés de la culture scolaire. De même, à l’échelle du système scolaire, la « diversification » des offres d’enseignement profite aux classes supérieures et desservent les classes populaires, qui n’ont pas la même capacité à effectuer les choix (d’établissements, de filières, d’options…) les plus judicieux pour « optimiser » la scolarité. In fine, cette individualisation laissée au hasard et aux logiques de marché profite aux seuls parents et élèves « stratèges » des classes favorisées, qui ont la capacité de piloter au mieux leur carrière au sein de l’institution scolaire ; elle pénalise en revanche les enfants des classes populaires.

L’individualisation, oui… mais laquelle ?

Si l’on souhaite que l’individualisation soit au service de la démocratisation et de la réduction des inégalités sans être corolaire de l’individualisme, il est donc nécessaire de la penser et de l’extraire du hasard et des logiques de marché dans lesquelles elle est actuellement embourbée. Il y a dès lors trois questions à se poser.

1. Individualiser les objectifs ou les parcours ?

L’individualisation des objectifs consiste à relativiser l’importance de certains apprentissages pour les élèves en difficulté, qui se trouvent être majoritairement issus des classes populaires. Cette individualisation des objectifs procède donc de la résignation aux inégalités puisqu’il s’agit de poursuivre des objectifs peu ambitieux pour certains élèves. Au contraire, l’individualisation des parcours maintient l’ambition d’objectifs cognitifs élevés pour tous, mais reconnait qu’il est parfois nécessaire, pour que tous accèdent à ces objectifs élevés, d’emprunter des voies différentes.

2. Individualiser le travail ou la trajectoire ?

Individualiser le travail, cela consiste à renvoyer l’élève, tout au long du processus d’apprentissage, à un travail en solitaire seulement rendu possible par des fiches ou par des logiciels. Ce travail individualisé dissous le collectif, appauvrit les interactions entre pairs qui sont pourtant des leviers de socialisation et de construction de l’intelligence de chacun. En outre, en faisant fi de toute dynamique collective, le travail individualisé porte en son sein les germes d’une mise en concurrence permanente des élèves, puisque ces derniers sont engagés à chaque instant dans une « course à l’apprentissage » avec leurs seules ressources individuelles. L’individualisation du travail est donc incompatible avec l’édification d’une école démocratique. Il faut en conséquence lui préférer l’individualisation des trajectoires, qui tient compte des différences, recourt parfois à des parcours personnalisés mais en les intégrant dans la dimension collective des apprentissages. Le groupe, la dynamique et les activités d’apprentissages collectives sont alors parties intégrantes de ces trajectoires personnalisées ; on avance ensemble tout en personnalisant les dispositifs d’apprentissage à certains moments. L’enseignant accompagne les sujets, en tenant certes compte de ce qu’ils sont, mais en étant aussi attentif à la construction du collectif ; il est capable de déplacer le curseur avec lucidité entre l’attention portée à l’individuel et l’attention portée au collectif.

3. Diagnostic a priori ou inventivité régulée ?

Le paradigme du « diagnostic a priori » présuppose qu’il faut connaitre parfaitement l’élève pour lui proposer exactement ce dont il a besoin. Cette tendance autrefois incarnée par Claparède prend aujourd’hui la forme du learning analytics par exemple. Investi par Google et Microsoft[7], soutenu par les lobbies du numérique qui y voient la perspective d’un marché juteux, le learning analytics est développé depuis une quinzaine d’années aux Etats-Unis et arrive peu à peu en Europe. Il consiste à utiliser l’intelligence artificielle pour analyser comment fonctionne l’intelligence d’une personne et lui proposer subséquemment des méthodes et/ou parcours pédagogiques strictement adaptés à sa « personnalité cognitive » (voire affective) supposée. Une autre facette contemporaine de ce paradigme du diagnostic a priori est la montée de la symptomatologie scolaire et du modèle « pharmaceutico-médical » qu’elle injecte dans le monde scolaire. A force de tests diagnostiques, on multiplie l’étiquetage des élèves avec toutes sortes de troubles dont il ne s’agit certes pas de nier l’existence, mais dont on peut toutefois craindre le surdiagnostic. Cette systématisation des diagnostics comporte par ailleurs le risque de se focaliser par trop sur les déficits plutôt que sur la recherche des leviers qui permettraient de les dépasser. Ce faisant, on risque d’identifier les personnes à leurs déficits, et de les y enfermer. Or en matière de pédagogie, la solution n’est pas toujours à chercher dans le problème et dans son diagnostic, mais souvent au dehors de celui-ci. Philippe Meirieu cite ainsi l’exemple d’une élève sujette à des « crises » au moment d’entrer en classe le matin, refusant de lâcher la main de sa mère. Son institutrice était d’abord convaincue qu’il lui fallait comprendre précisément l’origine de ce problème pour pouvoir le résoudre. Mais est-ce vraiment certain ? Qu’aurait-elle pu si elle avait appris que ces tourments étaient consécutifs à un traumatisme scolaire ou familial ? Aurait-elle d’ailleurs vraiment pu identifier l’origine de cette situation problématique ? Finalement, le problème ne s’est pas réglé par un diagnostic précis du problème mais bien par des propositions pédagogiques de l’enseignante qui ont rassuré voire enchanté l’enfant, et lui ont donné la force de revenir à l’école sans drame. Philippe Meirieu met en exergue des situations similaires avec des enfants sujets aux troubles de l’attention, pour lesquels on se focalise sur la médicalisation du trouble sans tenter d’identifier les ressources de l’élève (ce sur quoi il est capable de concentrer son attention par exemple) et sans chercher à proposer les dispositifs pédagogiques qui l’aideraient à progresser. Un autre danger de cette focalisation sur une constellation de troubles est de fragmenter à l’infini les situations scolaires, et d’amener une école à bout de souffle à ouvrir la porte au secteur marchand du soutien scolaire… qui ne manquera pas de s’y engouffrer.

A ce modèle du diagnostic a priori, Philippe Meirieu oppose celui de l’inventé régulée. Plutôt que d’enfermer l’enfant dans son passé et dans ce que l’on a diagnostiqué de lui, l’inventivité régulée peut permettre de le propulser vers l’avenir en lui ouvrant des perspectives d’émancipation. Elle consiste à observer, piocher, inventer, faire des propositions pédagogiques, voir si « elles marchent » en vue de les améliorer. Dans ce cadre, l’enseignant est un décideur, un inventeur de sa pédagogie, capable de concevoir et réguler ses pratiques à partir des difficultés et des ressources qu’il identifie chez les élèves. La profession d’enseignant échappe ainsi à une prolétarisation vers laquelle le projettent le diagnostic a priori et une certaine « culture du résultat », qui réclament surtout de l’enseignant qu’il exécute des procédures standardisées.

L’individualisation à l’heure du numérique

Aujourd’hui, quand on évoque l’individualisation, c’est le plus souvent en relation avec le numérique, et cet état de fait a bien sûr été accéléré par la pandémie. Philippe Meirieu explique que le numérique nous entraine vers trois dérives : la virtualisation, la mécanisation et la sidération.

1. La virtualisation. Si le numérique peut nous être utile quand il nous permet de réaliser des choses qui seraient très difficiles voire impossibles sans lui, son utilisation intensive dans les apprentissages serait néfaste. Les défenseurs de l’école numérique sous-estiment l’impact des écrans comme ils sous-estiment le rôle de la main et de la manipulation dans la construction de l’intelligence. Se référant aux réflexions du philosophe américain Matthew Crawford[8], Philippe Meirieu explique que les écrans accaparent notre attention, la captent par une sorte de réflexe stimulé par le renouvellement incessant des images, absorbant ainsi notre énergie attentionnelle. Pour retrouver ou développer chez les élèves une capacité d’attention et d’investissement dans une tâche, il est nécessaire de faire l’expérience régulière du travail de la main, ce travail de la main qui est une condition du travail intellectuel. La fabrication et la réparation d’objets ou de machines, le travail du bois, de la terre ou du carton, la cuisine, la couture, la mécanique, l’usage d’un instrument de musique, la production artistique, la manipulation… permettent de retrouver une relation avec la matérialité du monde, d’entretenir un dialogue avec la matière et les lois qu’elle nous impose, nous faisant ainsi sortir de notre toute-puissance et nous donnant l’occasion de construire notre intelligence en dialogue avec le monde réel. C’est l’inverse du jeu vidéo qui procède à la virtualisation totale du monde. L’enfant plongé dans la virtualisation perd à terme sa capacité de dialogue avec la matière comme avec les savoirs complexes, qui eux aussi nous résistent, qui eux aussi réclament de nous ce dialogue indispensable à leur appropriation progressive.

2. La mécanisation. L’individualisation par le numérique nous entrainerait en outre vers une mécanisation des apprentissages héritée du behaviorisme. Les didacticiels proposent un modèle pédagogique fait de découpages du savoir en petits unités, comme les fiches le faisaient autrefois. La progression dans le processus dépend alors de récompenses (numériques). Ce modèle d’apprentissage est celui du dressage, pas celui qui mène à l’émancipation.

3. La sidération. Enfin, le numérique, en privilégiant l’attention « réflexe » à l’attention focalisée, écarte les élèves du processus long et complexe que réclame le véritable apprentissage. Il donne l’illusion de savoir sans avoir à apprendre, comme lorsque l’on va chercher sur internet des informations sur des sujets divers. Nous avons alors l’information, mais nous ne la connaissons pas ; l’information qui nous est livrée est superficielle, elle n’est pas intégrée dans un réseau de connaissances complexes qui lui donne sens. Il en va ainsi des théories du complot qui se multiplient du fait des réseaux sociaux : chacun croit savoir parce qu’il a dégoté une information (vraie ou fausse…) à partir de laquelle il va désormais lire le monde. En donnant l’illusion de savoir, le numérique bloque l’apprentissage : les personnes convaincues de connaitre déjà, ou de pouvoir facilement trouver l’information sur internet, se détournent des efforts exigés par tout apprentissage digne de ce nom.

Conclusion

Philippe Meirieu concluait en mettant en exergue le fait qu’une individualisation vectrice d’émancipation fait simultanément droit à la singularité et à l’universalité. Elle reconnait les différences de chacun (différences culturelles, différences en termes de difficultés d’apprentissage, de parcours de vie, etc.) en même temps qu’elle clame le droit à la ressemblance, c’est-à-dire à partager les mêmes savoirs, à accéder à une culture commune. Elle prend en compte les particularités sans perdre de vue la construction obstinée du collectif. Le défi qui se dresse devant les acteurs scolaires consiste donc à imaginer des dispositifs d’individualisation qui articulent subtilement ces deux pôles.

Interrogé sur les formes organisationnelles que pourrait prendre l’individualisation qu’il défend, Philippe Meirieu répond modestement que son propos est moins de livrer la solution définitive que d’amener à se poser ensemble la question sur des bases qui lui semblent favorables à l’idéal d’émancipation. Il préconise de s’écarter de l’homogénéité et de l’hétérogénéité systématiques pour aller vers des structures plus souples. Il cite l’exemple des « unités pédagogiques fonctionnelles » qu’il a lui-même expérimentées et étudiées : il s’agissait de rassembler, au sein même des établissements scolaires, entre 60 et 120 élèves[9] pris en charge par respectivement 3-4 ou 7-8 enseignants. Une UPF doit rassembler suffisamment d’élèves et d’enseignants pour permettre la richesse des interactions et des dispositifs ; mais pas trop non plus, sans quoi l’on sombre dans le gigantisme scolaire que bon nombre d’établissements connaissent, avec son corolaire d’anonymat, d’abandon, de violence, de lourdeur. A l’intérieur de ces UPF, on articule souplement et stratégiquement des groupes hétérogènes et des groupements homogènes provisoires (groupes de besoin, groupes de niveau…). On introduit massivement à l’intérieur de cela des relations d’entraide entre les élèves, dont les recherches démontrent l’incontestable efficacité. Ces UPF donnent aux enseignants bien plus de marge de manœuvre pour gérer l’hétérogénéité que le modèle de l’enseignement simultané où un enseignant se trouve seul face à un groupe-classe.

  1. Suite aux initiatives d’Andrew Bell et de Joseph Lancaster.
  2. Cf. par exemple les écoles créées par Charles Démia dès le XVIIème siècle, qui fait office de précurseur de l’enseignement mutuel en France.
  3. Cf. par exemple « L’école sur mesure », d’Edouard Claparède, paru en 1921.
  4. Henri Boutet est représentatif de cette tendance (cf. « L’individualisation de l’enseignement », paru en 1933).
  5. Cf. les codes élaboré et restreint de Bernstein par exemple.
  6. Notamment des pédagogies mettant l’accent sur la manipulation, censées être plus proches des modes de pensées populaires et permettre aux élèves issus de ces milieux d’accéder peu à peu à l’abstraction.
  7. … et l’inénarrable Laurent Alexandre en France…
  8. Voir : Crawford, M. (2010). Eloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail. Paris : La Découverte. Et: Crawford, M. (2016). Contact : pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver. Paris : La Découverte.
  9. D’après son expérience, Philippe Meirieu fixe l’optimum à 60 élèves pour des élèves en début de primaire et à 120 élèves pour des élèves de 15-16 ans.