Jacques Pauwels: « Il faut plus d’histoire populaire, qui explique la vie de « ceux d’en bas »

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Un entretien sur l’enseignement de l’histoire avec Jacques Pauwels[1], PhD en Histoire et en Sciences politiques de l’Université de Toronto, auteur de nombreux articles et livres.

Cet article a été initialement publié dans L’École démocratique, n°87, septembre 2021 (pp. 5-6).

L’ED : En quoi, selon vous, le cours d’histoire est-il important ? Que doit-il apporter aux jeunes ? 

J.Pauwels : Pour une communauté humaine, l’histoire est aussi importante que la mémoire l’est pour un individu. Pour commencer à comprendre le présent et obtenir une idée du genre d’avenir vers lequel nous nous dirigeons, il faut savoir d’où nous venons. Parce que la situation actuelle n’est pas le résultat d’une évolution naturelle, mais le produit de notre histoire. C’est ce que l’histoire peut nous enseigner. Evidemment, cette manière d’enseigner l’histoire ne plait pas vraiment aux élites qui préfèrent ramener l’histoire à un enchainement d’événements dus au « hasard ». Les élites préfèrent éviter qu’on puisse pointer leur responsabilité.

L’ED : En Belgique francophone, si l’on en croit le décret Missions, le cours d’histoire  « doit sauvegarder la mémoire des événements qui aident à comprendre le passé et le présent dans la perspective d’un attachement personnel et collectif aux idéaux qui fondent la démocratie ». Qu’en pensez-vous ? 

J. Pauwels : C’est très bien, mais il faudrait commencer par expliquer que la démocratie, ce n’est pas simplement un système politique dans lequel il y a plusieurs partis politiques et des élections libres basées sur le suffrage universel. Ça, c’est un type de démocratie pas très avancé, à savoir la « démocratie libérale » de l’Occident. Elle a beaucoup de défauts et de faiblesses, qu’on doit absolument expliquer. Des faiblesses dont les origines, comme celles de la démocratie elle-même, devraient être retracées par les profs d’histoire. 

Les stratagèmes par lesquels les élites ont pu créer ce type de gouvernance ne sont, en effet, pas très démocratiques. Je pense par exemple au suffrage censitaire, au scrutin uninominal et au scrutin indirect (comme pour les élections présidentielles aux Etats-Unis). Cela a permis de « cacher » une grande part du pouvoir dans des institutions qui fonctionnent avec du personnel non-élu, donc non-démocratiques, telles que les hautes chambres parlementaires et leur bureaucratie, l’armée et les services secrets, les organisations supra-nationales comme l’OTAN… Résultat: les démocraties occidentales ne sont pas du tout un « nec plus ultra » démocratique mais sont plutôt des oligarchies. 

Inversement, les pays socialistes ne sont pas des dictatures mais leurs systèmes témoignent d’ un degré assez élevé de démocratie; pas de démocratie libérale mais sociale, avec davantage de plein emploi, des services sociaux, des avantages considérables pour les femmes, etc. Il y a des démocraties autres que la version libérale/occidentale, et chaque pays devrait avoir le droit de choisir son système, de créer une démocratie faite sur mesure plutôt que d’adopter une démocratie préfabriquée en Occident. L’Occident ne devrait pas forcer le reste du monde à adopter son système, et certainement pas par le biais de la guerre ! Si on vise un idéal de démocratie, c’est tout cela qu’il faut alors enseigner.

L’ED : Si on parle de mémoire, n’y a-t-il pas un risque de « trous de mémoire » ? Comment y remédier ?

J. Pauwels : Oui, évidemment, on risque fort d’oublier des événements ou de les présenter hors contexte. Le racisme, par exemple, ne vient pas de nulle part. Lorsque le capitalisme est devenu mondial et impérialiste, le racisme servait à justifier l’exploitation des autres peuples. On a exporté la misère afin de mieux payer nos classes laborieuses, dans les pays industrialisés. De manière aussi à mettre la main sur des ressources naturelles et des matières premières à bon marché. En Europe, seuls les pays sans colonies ne pouvaient venir à bout de leur misère. Et les socialistes n’ont pas fait grand chose.

On oublie de dire que la démocratie ne surgit pas de ces cataclysmes que sont les guerres. Les guerres, au contraire, freinent la marche vers la démocratie. On doit aller vers une compréhension de l’histoire. On devrait peut-être aussi demander aux élèves (et/ou leurs parents ?) de suggérer des thèmes qu’on pourrait aborder ?

L’ED : Quel serait pour vous le cours d’histoire idéal ? Doit-il traiter de la chronologie des événements ?

J. Pauwels : Cela dépend du niveau de la classe. Il faut évidemment commencer avec un aperçu systématique et chronologique des évènements les plus importants de l’histoire. Je n’ai rien contre le genre d’histoire de la Belgique où l’on commence avec la Gaule, l’arrivée des Romains, puis le Moyen-Age, etc. Mais il faudrait surtout éviter le genre d’histoire où l’on se concentre surtout sur les « grand hommes » et les guerres ! Il faut plus d’histoire « populaire », qui explique la vie de « ceux d’en bas ». Plus d’histoire du travail et des travailleurs, de ceux qui créent réellement les richesses. Et il ne faut pas éviter les aspects négatifs de notre histoire, tels que la colonisation du Congo, l’avènement des mouvements fascistes dans les années ’30, etc.

L’ED : Comment traiter l’histoire contemporaine ?

J. Pauwels : Cette histoire mérite beaucoup plus d’attention que dans ma jeunesse, quand nos professeurs ne nous ont pas vraiment parlé de la Révolution russe, de l’avènement du fascisme, de la Guerre froide, etc. On oublie encore malheureusement de dire que la guerre 40-45 n’était pas tant une croisade contre le fascisme qu’une croisade contre le communisme. On oublie de parler de la pensée économique de Keynes, qui pourtant a réussi à imposer l’idée de « plus d’état » dans une période libérale. On oublie d’analyser comment plus de capitalisme et plus de néo-libéralisme sont un retour en arrière. Plus de capitalisme, c’est surtout plus d’inégalités et moins de démocratie. Mais il n’y a pas qu’à l’école ou dans les universités que le bât blesse. Dans les médias, on n’invitera jamais à la télévision des historiens comme Parenti, Lacroix-Riz, Losurdo (à présent disparu) ou… Pauwels !

Propos recueillis par Michèle Janss

  1. Jacques R. Pauwels a étudié l’histoire à l’Université de Gand et a obtenu un doctorat en histoire et en sciences politiques à Toronto. Il a enseigné dans plusieurs universités au Canada et a publié au Canada, aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, en Espagne, à Cuba, aux Pays-Bas et en Belgique sur la Seconde Guerre mondiale et d’autres sujets historiques. Il est connu pour ses livres 1914-1918 La grande guerre des classes et Le mythe de la bonne guerre.