Pourquoi nous ne voulons pas accueillir McKinsey à l’ULB

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Les autorités de l’ULB négocient avec le géant de la consultance McKinsey un partenariat immobilier sur un de nos campus. Cette opération ne peut être tenue pour un partenariat « parmi d’autres » et notre communauté a de sérieuses raisons de s’y opposer.
Les faits d’abord. Le projet prévoit qu’un des bâtiments prochainement construits par l’ULB sur le campus de la Plaine soit loué à McKinsey pendant 20 ans, permettant ainsi de rembourser l’investissement consenti (+/- 15 millions d’euros). Au terme de ces deux décennies, l’ULB récupérerait le bâtiment qui ne lui aurait donc « rien » coûté… mais qu’il faudra alors rénover. En manque de locaux et de ressources financières, l’ULB tente ainsi de résoudre une équation difficile.

McKinsey est une multinationale qui emploie 17 000 personnes dans le monde et qui affiche un chiffre d’affaires annuel de 8 milliards de dollars. Une visite sur son site suffit à prendre la mesure de ses velléités d’expertise tous azimuts : « digitalisation » de la société, fabrication du leadership , gestion de l’eau, « réforme » du secteur de la santé, enjeux de l’urbanisation, établissement des « nouvelles règles de gouvernance » pour les gouvernements, etc.

Les mobiles de McKinsey

Comment croire que ce géant mondial du conseil en stratégie ne soit animé d’aucun intérêt en s’implantant sur le campus de la Plaine et en « s’accolant » à l’ULB ? Les autorités de l’ULB s’évertuent à répéter que des partenariats avec le privé existent depuis longtemps, notamment avec des firmes pharmaceutiques. Mais nous ne pensons pas que cette opération immobilière puisse être considérée comme un partenariat « parmi d’autres » car McKinsey n’est pas une entreprise comme les autres.

Cette firme se distingue en effet par l’intérêt qu’elle manifeste pour l’organisation des systèmes éducatifs et les contenus des enseignements. Plutôt que de promouvoir son image en soutenant financièrement des formations initiées et encadrées par d’autres opérateurs – comme le font certaines firmes pharmaceutiques -, McKinsey cherche à imposer, via ses conseils, une certaine conception de l’enseignement qui implique notamment que celui-ci réponde directement aux besoins des employeurs. Cette vision ne se limite pas aux filières du management ou du commerce mais entend s’appliquer à toutes les formations, y compris dans les sciences humaines auxquelles McKinsey s’intéresse désormais (questions de genre, d’urbanisation, de santé, de développement durable…). Comment ne pas penser que la présence de cette firme sur notre campus soit pour elle un moyen de mieux diffuser son mot d’ordre education-to-employment et chercher à imposer son modèle idéologique pour l’enseignement universitaire ?
Si consolider sa présence dans la « capitale de l’Europe » et y accroître sa visibilité peut être profitable pour McKinsey, c’est aussi parce que l’enseignement et la recherche y sont actuellement activement « réformés » pour être intégrés dans « l’économie du savoir et de la connaissance ». Ces domaines deviennent peu à peu un marché parmi d’autres dont les acteurs, notamment les universités, constituent autant de clients potentiels auxquels vendre des services. Les « méthodes McKinsey » seraient en effet applicables partout, comme le professe le discours de la firme. Il n’est donc pas étonnant de la voir multiplier les « offres » de conseils aux acteurs du secteur public de l’enseignement, dans des démarches en apparence pro bono , en Asie, en Amérique du Sud… et en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Et que préconise McKinsey dans ses rapports d’expertise ? De transformer l’enseignement et la recherche en un marché global, rentable, générateur de profits et libéré du poids des Etats. Comment ne pas voir dans ce « conseil stratégique » une critique de l’idéal de service public d’enseignement et une incitation à en ouvrir les portes aux investisseurs privés ? La stratégie de McKinsey en matière d’éducation est claire : faire advenir un monde où tout, de l’enseignement maternel à la recherche académique, sera marché… ce dont la firme sera la première à profiter.

Pour asseoir la crédibilité de ses méthodes et de sa vision du monde, McKinsey cherche, depuis les années 1950, à capter la légitimité scientifique des universités. Toute forme de « collaboration » est de ce fait bienvenue, puisqu’elle alimente l’idée que les méthodes de McKinsey sont scientifiques et donc valables… et donc vendables. Se donner un titre supplémentaire de légitimité académique et scientifique sous la forme d’un « partenariat » avec la plus grande université de la « capitale de l’Europe », matérialisé par une implantation sur son campus serait, dans cette optique, une bonne opération. Cela permettrait à la firme de se fondre dans le paysage local, en s’adossant aux instances de production de savoirs et d’expertises.

Conflits d’intérêts

Notre communauté universitaire est-elle si désespérée et indifférente à son passé pour être prête à offrir 182 ans d’histoire, faite de combats pour un enseignement libre et de légitimité académique à « l’une des entreprises les plus secrètes et puissantes du monde » (D. McDonald), en échange d’un projet immobilier qui, financièrement, ne représente pas grand-chose pour une firme de cette taille ? « L’opportunité » de pouvoir utiliser dans 20 ans des installations vieillies est-elle à ce point intéressante qu’on en oublie que McKinsey a pour spécialité de recourir à des techniques d’enquête qui ne sont robustes qu’en apparence, de vendre chèrement des méthodes faillibles et hasardeuses, ou encore de fournir ses conseils à ceux qui n’hésitent pas à fonctionner dans l’illégalité et le mensonge 1Sur l’histoire de McKinsey, de ses méthodes scientifiques et de son éthique douteuses, nous renvoyons à M.L. Djelic, « L’arbre banian de la mondialisation. McKinsey et l’ascension de l’industrie du conseil », Actes de la Recherche en Sciences sociales , 2004/1, 151-152; V. de Gaulejac, « La recherche malade du management » , Editions Quae, 2012; Duff McDonald, « The Firm : The Story of McKinsey and Its Secret Influence on American Business » , Simon&Schuster, 2014. ?

En tant que membres de l’ULB2Membres du corps académique de l’ULB signataires : P. Aron, M. Bertelson, C. Billen, E. Bribosia, V. Brunfaut, A. Busine, A. Crespy, S. Costagliola, D. Debaise, C. Debrouwer, J.-M. Decroly, S. Delcominette, C. Deligne, A. Destrebecqz, V. Detours, B. D’Hainaut, J. Englebert, M. Gagliolo, D. Gall, J.-L. Genard, M. Gilbert, C. Gobin, O. Gosselain, P. Govers, M. Hamzaoui, J.-J. Heirwegh, F. Janssens, J. Jaspers, V. Joiris, S. Kahn, O. Klein, P. Lannoy, G. Lebeer, M. Leenaerts, A. Livingstone Smith, E. Martinez, M. Mawet, P. Meerts, C. Michaux, A. Morelli, J. Moriau, C. Nagels, J. Noret, C. Orange, N. Ouali, S. Peperstrate, M.-C. Pollet, D. Pourbaix, G. Raepsaet, L. Rosier, B. Rey, C. Schaut, J. Siroux, I. Stengers, A. Tabor, M. Tolley, B. Truffin, M. Van Criekingen, C. Vanderpelen, K. Vanhaesebrouck, G. Vassart, M.Weis, É. Wolff, J.-L. Wolfs., nous ne souhaitons pas que notre Université serve de caution académique et scientifique aux opérations d’une firme comme McKinsey, ni ici ni ailleurs. Sa vision de l’enseignement, de la recherche et de l’usage de la science est l’antithèse de celle que nous défendons en travaillant à l’Université. Il n’y a donc pas là convergence d’intérêts mais conflit d’intérêts, dont nous ne voulons pas nous rendre complices.

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