Une autre éducation à l’environnement est possible

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En paraphrasant le slogan altermondialiste, nous pourrions affirmer que quelque chose d’autre est possible, et souhaitable, que l’« éducation relative à l’environnement – ErE » (en Belgique) ou l’« éducation au développement durable – EDD » (en France), deux démarches bien implantées et considérées aujourd’hui comme la panacée. Non qu’elles soient dénuées d’intérêt, mais elles ne sont pas à la hauteur des enjeux. Flash-back.

Depuis quelques années, le discours des classes dominantes sur l’écologie a changé. Du simple déni, il est passé au souci de ne pas rater la nécessaire transition vers une économie, toujours productiviste, mais qui cette fois tien(drai)t compte des contraintes naturelles. Pour poursuivre l’accumulation infinie de capital dans ce nouveau contexte, l’oligarchie et leurs affidés publicitaires ont inventé le greenwashing (ou éco-blanchiment), dernier avatar du « développement durable », expression oxymorique née en 1987 aux Nations unies. Transposé dans l’enseignement, le greenwashing a accouché d’une stratégie : l’ErE, qui ne questionne pas, ou si peu, les postulats économicistes, utilitaristes, progressistes, technoscientistes, pour tout dire libéraux, qui ont fondé notre modernité depuis trois siècles. Au temps des catastrophes à venir – sentiment désormais apodictique –, l’ErE apparaît comme une démarche frileuse, naïvement prophylactique et gentiment citoyenniste qui ne risque pas de menacer les pouvoirs établis et les rentes de situation de certains. Le regretté philosophe Paul Gimeno y voyait une « ruse écotechniciste » qui ferait de l’éducation relative à l’environnement un moyen de discipliner l’individu avec l’objectif de promouvoir les attitudes et les comportements qui conviennent au capitalisme industriel.(1)

On ne s’étonnera pas que nombre d’acteurs de l’enseignement l’aient ainsi adoptée avec plus ou moins d’enthousiasme, puisqu’ils sont aujourd’hui, en grande majorité, issus de la petite-bourgeoisie, et à ce titre, ont tendance à s’identifier aux gagnants provisoires du jeu socio-économique. Or l’enseignement, face à l’urgence écologique, a besoin de remuer les plis ordonnés de la bonne conscience citoyenne, qui s’inculque dès l’école fondamentale. Le « développement durable » (et son éducation scolaire) a dépolitisé la question écologique en la mutualisant (« chacun est responsable de l’avenir de la planète », dit-il), sans désigner le principal responsable : l’économie capitaliste de marché, aujourd’hui globalisée. C’est elle qui, dans sa volonté de contrer la baisse tendancielle du taux de profit, a conquis toujours davantage de territoires jusque-là restés à l’abri de ses prédations : l’enseignement, les brevets sur le vivant, les nanotechnologies, bientôt les ressources naturelles de l’Arctique et des hauts plateaux de Bolivie, etc. Ce que l’on appelle par euphémisme les « problèmes écologiques » sont avant tout le reflet de l’omni-marchandisation du monde.

Cependant, c’est à tous les productivismes qu’il faut déclarer la guerre intellectuelle, y compris dans leur version socialiste et internationaliste, toujours portée par une bonne partie de la gauche de gauche. Le mythe occidental matérialiste – à la fois libéral et marxiste – du développement et de la société d’abondance n’adviendra pas faute de ressources naturelles en quantité suffisante, et d’ailleurs tant mieux : une telle société n’est pas non plus éthiquement souhaitable. Parce que l’humanité a, une fois de plus, besoin d’un nouveau paradigme débarrassé des institutions imaginaires de la société qui apparaissent, avec le recul, les plus nuisibles pour la collectivité, par exemples : le culte de la croissance infinie ; la foi dans l’inéluctabilité du Progrès linéaire et universel ; l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle du monde par la Science et la Technique (ce que Heidegger appelait « l’arraisonnement ») ; l’axiomatique de l’intérêt propre (et égoïste) chez les individus ; la civilisation commerçante considérée comme la dernière étape de l’évolution historique de l’humanité (après la chasse, l’élevage et l’agriculture), la pensée cyclique (et quasi-magique) qui permet de (se) masquer la linéarité du temps historique(2), la mondialisation vue comme une eschatologie, etc. Ces croyances et axiomes, issus de la pensée grecque, du judéo-christianisme et de l’esprit des Lumières, ensuite recyclés par notre mentalité hypermoderne, sont légions. C’est une « décolonisation de l’imaginaire », selon l’expression de Serge Latouche, qu’il est urgent d’initier envers les nouvelles générations, à vrai dire un vaste chantier philosophique qui devrait enthousiasmer tout enseignant digne de ce nom. Encore faut-il que les professeurs aient préalablement décolonisé leur propre imaginaire, ce dont on peut douter en observant leur mode de vie conformiste et consumériste, en contradiction avec l’exigence écologique et sociale.(3) Aucun espoir n’est permis sans sevrage par rapport à « l’esprit du capitalisme » chez les éducateurs, sans autosocioanalyse (cf. Alain Accardo) de leur part, démarche qui permettra de mettre à jour les mécanismes intériorisés qui font spontanément adhérer à l’ordre établi. Quant aux quelques enseignants désobéissants, lucides et radicaux, ils subissent souvent les remontrances de leur hiérarchie.

En supposant ces deux démarches entamées et suivies avec une assiduité comparable à celle d’une cure de désintoxication, on peut commencer à imaginer que les enseignants s’investissent de la mission de faire émerger cette nouvelle réflexion, en privilégiant le pôle émancipateur de l’École plutôt que son versant intégrateur au monde tel qu’il est. Que peuvent-ils attendre d’un pouvoir politique qui fonctionne en connivence avec les puissances économiques et leurs groupes de pression(4) ? Et des directions d’établissement, qui obéissent habituellement à l’autorité publique ? Aux enseignants de prendre les devants en profitant de leur relative liberté de parole et en dépassant la paralysie induite par l’interaction spéculaire. L’enseignement appartient avant tout à ceux qui le dispensent en classe et secondairement à ceux qui le pilotent tant bien que mal depuis les cabinets ministériels. Que les professeurs puissent faire la différence, c’est le pari que fait l’APED, pari encore plus hasardeux quand on prend en considération les autres acteurs de l’École que sont les élèves et leurs parents. Les premiers, trempés dans le liquide amniotique publicitaire depuis le berceau, sont dès le départ culturellement désarmés pour résister à la décomposition sociétale en cours ; les seconds se comportent de plus en plus comme une clientèle qui attend d’être satisfaite ou remboursée. Les enseignants qui n’ont pas renoncé à transmettre le flambeau de la résistance disposent de peu de temps avant que les derniers espaces de liberté ne se contractent par l’action, insidieuse et déterminée, du nouvel État sécuritaire qui aide le capitalisme à muter pour survivre. Pour le moment, en Belgique francophone, ils sont toujours visités par des inspecteurs du ministère ; au Royaume-Uni, l’inspection des écoles primaires est sous-traitée à des sociétés privées depuis 1993…

Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ? « Nous », les Occidentaux. Que faire maintenant ? Voilà les deux questions fondamentales que les pédagogues seraient bien inspirés de poser successivement à leurs élèves. Il ne suffit désormais plus d’enseigner les valeurs de la résistance – dans le meilleur des cas ! –, mais de résister personnellement et activement.

NOTES
1. Cf. Paul Gimeno, Pour une écologie de l’éducation, Labor, 2003.

2. Comme les cycles de Kondratieff qui donnent encore l’illusion que l’on va s’en sortir quasi « naturellement ».

3. Cette aliénation des classes moyennes a été brillamment étudiée aux États-Unis par Christopher Lasch (La culture du narcissisme, Climats, 2000 ; Le moi assiégé, Climats, 2008), en France par Alain Accardo (Le petit bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyenne, Agone, 2009) et Jean Luc Debry (Tous propriétaires ! Du triomphe des classes moyennes, Homnisphère, 2008) ; Bernard Stiegler parle, lui, d’une « organisation systémique de l’irresponsabilité ».

4. Pour s’en convaincre, voir la « stratégie pour l’éducation au développement durable », du Grenelle de l’environnement : www.cge.asso.fr/presse/Strategie_pour_l-education_au_DD.pdf