La carte scolaire : ses faiblesses et comment l’améliorer

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Dans les débats, en Belgique, autour de la nécessité ou non de réglementer davantage les procédures d’inscription des élèves (et les pratiques de recrutement des écoles), un argument est souvent avancé par les défenseurs libéraux du statu quo : « regardez en France, ils ont leur carte scolaire et ça ne marche pas. Elle ne garantit pas l’équité sociale et, d’ailleurs, Sarko va la supprimer ». Il est en effet intéressant, pour alimenter nos débats, de nous pencher sur ce qui se passe en France.

La Carte scolaire à la française présente toutes les apparences d’un mode de régulation très contraignant. Le principe de cette « sectorisation » est limpide : à chaque école, collège ou lycée correspond une zone géographique de recrutement, un « secteur », et les parents sont tenus d’inscrire leur enfant dans l’établissement du secteur où ils résident. Voilà pour la théorie.

En pratique, il existe beaucoup d’exceptions à cette règle. Par exemple, si les parents souhaitent que leur enfant suive une option d’enseignement particulière qui n’existe pas dans le lycée de leur secteur géographique, ils ont le droit de se rendre ailleurs. Il fut un temps, naguère, où il était très à la mode dans certains milieux intellectuels de demander l’option « langue étrangère : russe »… Des exemptions sont également possibles — et de plus en plus souvent accordées — sur base de dossiers arguant d’incompatibilités entre l’enfant et tel professeur, du lieu de travail des parents, de considérations médicales… Inutile de dire que toutes les familles ne disposent pas des mêmes facilités pour formuler et défendre ce type de demande. L’inégalité sociale face aux exemptions est d’ailleurs l’un des arguments avancés par Sarkozy pour justifier la suppression de la carte scolaire. C’est un point difficile, car on ne peut raisonnablement soutenir qu’il suffirait d’interdire les exemptions. Il y a bien des cas où celles-ci sont justifiées. Pour éviter que les parents soient tentés d’en faire un usage excessif, il faudrait assurer que tous les établissements scolaires soient perçus par eux comme étant à peu près équivalents. En d’autres mots, il faut limiter tant que faire se peut la ségrégation sociale entre écoles. Or, c’est là que la carte scolaire française est réellement en défaut, pour deux raisons.

Premièrement, les secteurs géographiques sont conçus sur une base purement administrative. Dès lors, on se retrouve fatalement avec des secteurs plus riches et des secteurs plus pauvres, donc avec des écoles de riches et des écoles de pauvres. Comme, de surcroît, ces secteurs sont figés, il est facile aux familles de faire inscrire leur enfant dans l’école de leur choix en pratiquant le fameux « zapping résidentiel » (réel ou fictif : on effectue un placement immobilier dans le secteur convoité et on s’y domicilie officiellement… dans la chambre de bonne du 4e étage). Entendons nous : cela est facile seulement pour les familles qui en ont les moyens financiers, d’autant que ces pratiques contribuent grandement à l’explosion des prix de l’immobilier à proximité des établissements scolaires les plus prisés. Si vous passez par Paris, jetez donc un coup d’oeil sur les loyers aux alentours du Lycée Henry IV, rive gauche, près de la Sorbonne… La solution ? Envisager des zones sectorielles plus vastes et éventuellement fluctuantes, regroupant des quartiers de diverses compositions sociales. Ceci permettrait d’assurer une relative mixité sociale dans chaque établissement, ce qui coupe l’herbe sous le pied des « zappeurs résidentiels », tout en rendant leur quête inutile, puisque toutes les écoles se retrouveraient à peu près sur un pied d’égalité sociale.

Deuxièmement, souvenons-nous que la carte scolaire ne s’applique qu’à l’enseignement public. Or, en France, près d’un élève sur quatre est scolarisé dans l’enseignement privé sous contrat (généralement catholique). Dès lors, la ségrégation sociale, que la carte scolaire était sensée mettre à la porte, revient par la fenêtre : l’enseignement privé devient un « refuge » pour les familles de classes supérieures désireuses d’échapper à la carte scolaire. La solution traditionnellement préconisée par les défenseurs de l’enseignement public consiste à ne plus subventionner l’enseignement privé, à lui couper les vivres, ce qui limiterait son public potentiel à une mince couche de grands nantis, capables d’offrir à leurs enfants des études payantes au coût plein. Elle ne me semble néanmoins pas politiquement envisageable, car elle provoquerait une résistance en front commun des parents de classes moyennes-supérieures et des enseignants du privé, qui verraient leur emploi menacé. Sans compter que la disparition de ces établissements privés devrait être compensée du jour au lendemain par un accroissement de l’enseignement public : où trouver les locaux, les enseignants ? Il serait sans doute autrement plus efficace et plus faisable de transformer l’enseignement privé en enseignement public. Sur le plan du statut et des conditions de travail, les professeurs du privé auraient tout à y gagner et, moyennant une approche tactiquement réfléchie, ils devraient pouvoir être gagnés à cette idée.

Attention cependant. Malgré tous les défauts énumérés ci-dessus, la carte scolaire française reste préférable au libéralisme absolu que nous connaissons en Belgique. Selon la plupart des indicateurs, l’inégalité sociale reste moins grande dans l’enseignement français qu’en Belgique et nos propres modèles de simulation (voir « Les chiffres qui condamnent la politique éducative sarkoziste » sur le site de l’Aped) ont montré que la suppression de la carte scolaire aura pour seul effet de réduire encore l’équité dans l’enseignement français.

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.