La science du pédagogue… et le coeur du jardinier

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Les enfants en échec doivent passer par les étapes qui leur ont échappé ou qui ne leur ont pas été proposées. Avant d’en venir au “programme”, aux remédiations, il est nécessaire de mettre en place les compétences premières et les appétences psychologiques qui permettent d’accéder à la pensée et au savoir.

Pour faire face au problème très préoccupant – mais qui n’est pas nouveau – de l’échec scolaire, de nombreuses réformes ont été proposées, mais jamais évaluées ni même, semble-t-il, massivement appliquées par les enseignants. Une querelle entre modernistes et traditionalistes s’est développée, avec une « victoire » récente de ces derniers. On ne peut attendre des miracles de ce retour en arrière, car les méthodes proposées produisaient déjà un lourd échec là et quand elles étaient (ou quand elles sont encore) mises en œuvre. Christian Montelle tente d’explorer d’autres voies pour lutter contre le fléau de l’échec scolaire. Il rejette les approches mécanistes qui ne tiennent pas compte de la nature de l’enfant et appliquent des « remèdes » scientistes et technologiques à des élèves qui n’en sont que plus meurtris et humiliés. La violence engendrée par cette incompréhension empoisonne tout le monde scolaire. Un être humain n’est pas une machine dont on pourrait noter les symptômes de dysfonctionnement afin de les réparer de façon normée. Les méthodes employées pour dresser des rats, ou conditionner des hommes à un travail déshumanisé, montrent leur inefficacité : le taylorisme, le fordisme n’ont pas leur place dans l’école républicaine.

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L’échec scolaire est un problème qui préoccupe grandement les sociétés dites développées. Alors que toutes les conditions de réussite dont les enseignants rêvaient naguère sont apparemment réalisées, un grand nombre d’enfants fréquentent l’école à reculons “parce qu’il le faut bien” et un nombre considérable d’élèves ne profitent que peu ou pas du tout des cours qui leur sont dispensés. En France, on parle de 150 000[[Chiffre à prendre avec des pincettes car il a été utilisé de façon polémique. Lancé durant la campagne présidentielle de 2007, il demande à être précisé. Mais 10 000 enfants sans avenir représentent déjà un scandale.]] laissés-pour-compte, qui sortent du cursus scolaire en sachant à peine parler, lire et écrire, ou même penser de façon rationnelle, ce qui provoque des difficultés humaines et des coûts sociaux exorbitants. D’autre part, beaucoup d’enfants de milieux dits privilégiés se réfugient dans une bulle de gadgets technologiques ou de “paradis” dangereux, et sabotent leur cursus scolaire.

L’État et la société civile ont mis en place des dispositifs innombrables pour tenter d’améliorer cette situation déplorable, mais les succès sont minces selon l’estimation des adultes engagés dans ces actions. La stratégie des structures de “remédiation” consiste le plus souvent à permettre aux enfants de bénéficier de structures allégées – fort onéreuses, au demeurant – et à tenter de leur faire absorber le programme scolaire de leur niveau d’âge. Mais ont-ils réellement les compétences nécessaires pour absorber cette potion ? Des officines à but lucratif se sont ruées sur le fromage de l’aide aux élèves en difficulté, mais leurs préoccupations clairement financières ne concernent pas le problème. On peut imaginer que leur objectif de départ fut louable, mais le fait d’être lucratives pour l’investisseur les a rendues inabordables pour un grand nombre. Ce sont les familles les plus nanties, qui, persuadées que pour réussir il faut savoir avant l’école et plus qu’à l’école, se sont approprié ces officines. En vacances, combien d’enfants au parcours irréprochable, scolarisés dans des écoles de renommée, se voient inscrits d’office dans des stages non pas de remise à niveau, mais d’anticipation sur le niveau à venir ! Ainsi, l’écart se creuse : ceux qui sont en difficulté le restent et ceux qui réussissent plutôt bien deviennent excellents ! Les dispositifs de lutte contre l’échec scolaire, qu’ils soient publics, associatifs ou privés, parviennent, à force de contrainte à faire accomplir quelques progrès dans le maniement des savoirs élémentaires, appelé aussi “socle commun”. Mais ces procédures ne me semblent pas adéquates et peu rentables par rapport au capital humain (et financier) engagé. Pour tenter de mieux cerner ce qui explique ce demi, quart ou trois-quarts d’échec du soutien scolaire, je vais utiliser une comparaison avec le monde du jardinage.

Voilà donc un jardinier débutant et peu avisé qui entreprend de cultiver les 2000 m2 de la maison qu’il vient d’acquérir. En bon rurbain tout neuf, il pense que dame Nature est généreuse et qu’il suffit de lui confier quelques graines arrosées copieusement pour qu’elle donne de beaux fruits et de beaux légumes. Las ! il doit déchanter au mitan de l’été ; il y a belle lurette que ses fraises ont été dévorées par les limaces, ses choux par les piérides, ses pommes de terre ruinées par le mildiou. Les plantes épargnées sont malingres, les petits pois microscopiques, les poireaux étiques et les salades chlorotiques. Notre gaillard se lance alors dans la remédiation. La chimie agro-alimentaire lui offre un éventail suffisant de poisons pour qu’il achève les rescapés du désastre. Son erreur ? Ne pas avoir – bien avant de planter ou de semer, – analysé son sol, désherbé, défoncé le sol, bêché, biné, râtelé, fumé, éliminé les vers blancs et autres voraces, introduit des antiparasites naturels, installé un réseau commode d’irrigation.

Il me semble que notre école commet le même type d’erreurs, avec la complicité involontaire des parents et celle plus déterminée de certains médecins et des géants de l’industrie phamaceutique[[Voir par exemple L.H. Diller, Coca-Cola, MacDonald’s et Ritaline : http://www.google.fr/search?hl=fr&q=diller+ritaline&btnG=Recherche+Google&meta=]]. On veut « forcer le légume » sans trop se préoccuper du terrain. On saute les étapes, on oublie totalement les exigences d’un développement naturel et harmonieux. On fait appel à la science et à la technologie pour réparer les dégâts, en pensant que ce sont des remèdes-miracles : fatale illusion qui masque les vrais problèmes. Moins l’enfant absorbe, plus on tente de le gaver. On ne perçoit pas les erreurs qui le détraquent. On néglige le désarroi provoqué par une telle pression psychologique, par une telle exigence de réussite dans des domaines si spécifiques.

Les parents et les enseignants de terrain invoquent fréquemment une origine unique à l’échec scolaire : les « conditions socioculturelles » que connaissent les enfants et qui expliqueraient à elles seules les inégalités constatées. Ces paramètres sociaux donnent l’impression de relever d’un domaine qui échappe à l’école et la tentation est forte d’en prendre acte et d’effectuer un tri social en contradiction complète avec les objectifs que devrait se donner l’école : offrir des chances égales de réussite à tous les enfants. Cela évite de procéder à une analyse plus précise des causes de l’échec, analyse qui permettrait de pratiquer la prévention nécessaire. Je vais tenter, dans les lignes qui suivent, de pointer quelques insuffisances et proposer, quand cela est en mon pouvoir, quelques pistes susceptibles d’améliorer la situation. Brièvement, car mon propos n’est pas d’écrire un ouvrage qui se voudrait exhaustif. J’aborderai quelques domaines – et il en existe d’autres – dans lesquels j’ai pu noter des oublis ou des carences causant de grands dommages. Je proposerai de travailler dans ces domaines pour aider les enfants à surmonter leurs difficultés, et je suggérerai quelques pratiques issues de mon expérience.

La première partie évoquera la socialisation, la transmission, l’acquisition des habitus sociaux, et aussi les valeurs qui nous permettent de vivre harmonieusement avec nos semblables. Je parlerai ensuite des insuffisances linguistiques, obstacle essentiel auquel j’ai consacré un ouvrage[[Christian Montelle, La parole contre l’échec scolaire, La haute langue orale, l’Harmattan, Paris, 2005]] ; ce livre aborde aussi d’autres domaines qui seront évoqués ici. Une troisième partie sera consacrée à la construction des notions liées au temps et à l’espace, ces repères qui sont indispensables à tout projet d’apprendre, de faire ou de vivre. Dans une quatrième partie, je tenterai de pointer ce qui est nécessaire pour entrer dans le domaine des sciences : esprit d’observation, connaissance du milieu, accession à l’abstraction, compétences de classement et de hiérarchisation, et aussi capacité d’émerveillement, curiosité, acquisition des démarches scientifiques. Une cinquième partie parlera du monde de la technique. Viendra alors l’étude des domaines artistiques : la musique avec ses rythmes et ses mélodies, les arts graphiques qui enseignent la composition, l’harmonie des formes et des couleurs, la joie du beau[[A thing of beauty is a joy for ever, John Keats – Endymion. “Rencontrer la beauté nous emplit d’une joie éternelle.” À condition que nous sachions la reconnaître, bien sûr !]]. La dernière partie sera consacrée à tous les problèmes liés au développement corporel : alimentation, hygiène de vie, pratique de sports collectifs et d’activités sportives douces permettant de s’épanouir dans le plaisir du corps découvert.

Identité et socialisation

Il ne s’agit pas de tuer la liberté individuelle, mais de la socialiser. P.J. Proudhon

L’identité est un concept à double face. D’une part, l’identité désigne un individu dans ce qu’il a d’unique, dans son physique, sa psychologie : ce que Paul Ricœur nomme l’ipse. D’autre part, l’identité contient l’idée de mêmeté, ce qui est identique dans tous les membres de tel ou tel groupe humain, l’identité citoyenne : ce que Paul Ricœur nomme l’idem. Les enseignants jouent un rôle important, même s’il est souvent ignoré ou sous-estimé, dans le développement de ces deux aspects de l’identité. Par les exemples de comportements qu’ils donnent, par la philosophie qu’ils exposent consciemment ou inconsciemment, par la pédagogie qu’ils pratiquent, par les textes qu’ils proposent, et en particulier les récits. Ils peuvent enthousiasmer, indigner, révulser, passionner les enfants qui réagiront différemment selon leur milieu familial, leur origine. La laïcité doit s’exercer sans concession, non dans des choix restrictifs, mais dans une information neutre de tout ce qu’offre le monde aux jeunes intelligences. Paul Ricœur[[On l’aura remarqué, je cite abondamment Paul Ricœur qui nous a quittés récemment. Bien que ce soit pas précisément son propos, il traite dans ses ouvrages de nombreux sujets intéressant l’enseignement : l’interprétation, l’identité, le temps et le récit, la poésie (La métaphore vive), la mémoire, la responsabilité…]] parle de cette responsabilité subtile et déterminante dans son ouvrage : Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1996. Je laisse le lecteur accompagner ce grand philosophe dans cette réflexion complexe. Je suis persuadé que les professeurs sont aussi des maîtres qui aident les enfants à se construire, et que cette fondation de ce qu’il y a d’humain dans l’homme doit s’effectuer dans le respect de la liberté de chacun. C’est un euphémisme de dire que les rapports entre adultes et enfants sont peu amènes. Grossièreté, agressivité sont de mise, bizarrement mêlées à des manifestations exagérées d’amitié factice : baisers (bisous, dit-on) distribués à l’encan, marques incessantes de compassion convenue, manifestations envahissantes de convivialité qui trouvent rarement leur aboutissement. Les modèles médiatiques donnés par les émissions comiques, les talk-shows, les émissions de télé-réalité, les séries, les films, les hommes politiques (“Casse-toi, pauvre con !”) sont désolants. Les enfants adoptent les modèles que les adultes leur donnent quels que puissent être les efforts de certaines familles pour donner encore un peu d’éducation à leurs rejetons. Cette déliquescence des rapports sociaux est sensible dans le milieu scolaire. De petits caïds se taillent des “territoires”, terrorisent et rackettent les plus faibles. Des violences physiques ou sexuelles – verbales ou avec passage à l’acte – sont monnaie courante, y compris envers des adultes. Cela fait partie de l’échec scolaire. On constate aussi un esprit de défi permanent, de challenge, pour utiliser un anglicisme qui masque la violence de l’affrontement. Défis dans le négatif, et des émissions comme Jackass en donnent l’exemple : happy slapping[[On filme subrepticement (avec son portable) une scène d’agression brutale et on la place sur le Net.]], paris stupides, absorption de substances variées, paroxysmes de conduites aberrantes. Défis dans la course au résultat, certains élèves étant classés ou se classant comme surdoués et écrasant les autres, quitte à recevoir des raclées comme “intellos”. La société du spectacle fabrique à la chaîne du “sauvageon” comme Chevènement nomma ces enfants perdus. Il est certain que Etat devrait agir auprès des médias pour protéger les enfants mais l’école a aussi vocation de donner des habitudes d’urbanité et de solidarité. Les adultes peuvent utiliser un langage irréprochable, éviter toute grossièreté, faire montre d’une correction totale envers leurs pairs ou envers tous les élèves. Cela leur permettrait de bannir de l’école les “cons”, “enculés “, “nique ta mère”, “pétasses”, qui fleurissent (fleurs de latrines, j’entends) dès la maternelle. J’en passe et de plus raides !

Plus important : on peut tenter de fonder le groupe de la classe. Mon expérience me suggère de donner deux pistes pour ce faire. Premièrement, présenter le groupe-classe (qui devrait rester stable plusieurs années consécutives) comme une équipe : “Cette classe est une équipe de foot. Dans une équipe, il n’y a pas des perdants d’un côté et des gagnants de l’autre. Tout le monde gagne ou tout le monde perd, selon que l’équipe a su se montrer solidaire ou non. C’est pourquoi nous ne laisserons personne sur le bord du chemin. Chaque fois qu’un condisciple sera en difficulté, un “sauveteur lui viendra en aide, lui “passera la balle”. Ceux qui sont le plus à l’aise dans telle ou telle matière seront les “tuteurs” (les entraîneurs) de ceux qui éprouvent des difficultés dans ce domaine. Tout le monde peut être tuteur car chacun possède un domaine d’excellence. Le bon slameur, guidera le fort en maths et vice versa. L’angliciste doué aidera de ses conseils l’acteur-né, qui lui donnera ses techniques. Et ainsi nous jouerons notre partie, chacun apprenant autant en partageant qu’en recevant.”. On est étonné de constater comme les enfants entrent volontiers dans cette solidarité, reconnaissent des compétences qui fondent des hiérarchies estimées. Le maître est le chef d’orchestre qui coordonne l’ensemble.

En second lieu, la classe peut aussi être soudée par le partage culturel si elle reçoit des textes très forts qui suscitent des émotions et d’intenses jouissances intellectuelles d’interprétation. Les récits oraux ou écrits, les poèmes, les extraits de théâtres, les énigmes, les merveilles de la nature, les “exploits” sportifs, les célébrations, les sorties et tant d’autres événements peuvent être magnifiés pour devenir des références qui soudent un ensemble d’enfants en communauté. Pour renforcer cette spécificité, la classe peut adopter le nom d’un héros dont elle se baptisera. La 5e Berlioz, la 4e Courbet, la 6e Marie Curie ont plus de sens que 6e1 ou 3e2 ! Ce héros sera l’objet de travaux divers qui seront échangés et exposés à l’occasion des journées “portes ouvertes”, en même temps que les chefs-d’œuvre réalisés par les élèves. Ils pourront aussi être diffusés dans un journal scolaire, ou un cyberjournal, ce qui leur permettra d’être soumis à une critique externe. Le but est que les enfants cessent de dénigrer leur établissement, soient fiers de leur classe et de leur école, de leur collège ou de leur lycée. Pour qu’ils apprennent la vie avec autrui, le respect de l’autre, l’urbanité qui fait le charme des rapports sociaux, il est important de prendre très au sérieux les procédures démocratiques d’élections, de ne pas manquer une occasion de donner une illustration d’éducation civique. Non pas dans des “journées de…” , mais de façon beaucoup plus proche, en traitant des exemples locaux. Intervenir toute les fois que cela est possible, au lieu de se contenter de yaka-ci ou yaka-ça. D’une manière générale, la socialisation se réalise quand on la vit plus que lorsqu’on en parle. Comme le dit si justement Ostiane Mathon : “Il vaut mieux FAIRE ensemble plutôt que de DIRE aux autres de FAIRE ceci ou cela.”

La fracture linguistique

Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde. Ludwig Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus, 1918)

Je vous demande de bien vous pénétrer de ce que signifie cette citation de Wittgenstein et d’envisager les conséquences qu’elle induit sur le plan pédagogique : Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde. Autrement dit, je ne peux connaître de façon intellectuelle que ce que je peux nommer[[En fait, si on ne peut les nommer, il y a beaucoup de choses que l’on ne perçoit même pas. Ainsi, on peut marcher des heures dans une forêt sans voir ni entendre les mésanges, les pipits, les rouges-gorges qui pourtant sont bien là et se manifestent constamment.]]. De façon intellectuelle, c’est-à-dire non pas dans un contact sensoriel ou seulement émotionnel avec tel ou tel objet de connaissance, mais en ayant dans mes réserves linguistiques son représentant oral et/ou écrit dans ma langue : le mot qui le désigne en français. Ainsi, je rencontre le mot “vanel”. Le signe linguistique étant arbitraire, ce substantif ne peut me “parler”, me révéler son sens. Le contexte va commencer à m’éclairer : “La truite s’emmêla dans le vanel qui barrait la rivière.” Je suppute – à raison – que le vanel est une sorte de filet placé en barrage. Mais il serait miraculeux que le mot soit aussi facilement engrangé dans mes neurones. Il faudra d’autres rencontres pour que le sens de “filet fixe à nappe simple employé pour la pêche des truites” soit validé et enregistré. Si je connais l’acteur Charles Vanel, cela m’aidera peut-être à mieux me souvenir de ce mot. Après de nombreuses auditions ou lectures, le mot “vanel” sera disponible et utilisable dans mes propres interventions orales ou écrites. Il fera partie de mon vocabulaire actif, utilisable, le vocabulaire passif étant celui que je comprends à peu près dans un contexte.

Les noms propres, les structures syntaxiques, les tours stylistiques doivent aussi être entendus ou lus de nombreuses fois pour être compris, retenus et utilisés. Ce n’est pas en regardant TF1 que les milliers de mots qui sont les briques de la culture vont être donnés à l’enfant. Ce sont d’abord les proches qui vont remplir son réservoir de langue, l’aider à constituer ses “stocks sémantiques” ; l’école continuera ce nourrissage, si elle se donne ce but en priorité. Ensuite, la lecture d’ouvrages littéraires et scientifiques lui servira de source linguistique pendant toute son existence. S’il sait et peut lire ! Le problème se complique par le fait que les mots peuvent avoir de nombreux sens selon le contexte dans lequel ils sont employés. Il faut donc connaître les emplois et les sens des mots et ne pas se contenter d’une vague intuition de ce qu’ils signifient. Pour donner une idée de l’importance de cette question du lexique, des chercheurs américains estiment de 80 000 à 120 000 le nombre de mots qu’un bon élève de Terminale maîtrise, au moins de façon passive (compréhension). Mots dans le sens que leur donnent les linguistes : va, vas, sont des mots différents ; cure : logement, cure : thérapie aussi. C’est l’ordre de grandeur qui est intéressant car il montre que l’enseignement du lexique devrait être une préoccupation constante et centrale. Dans l’enseignement du français comme dans celui des autres langues, et dans celui des vocabulaires spécialisés : scientifiques, techniques ou artistiques. Un enseignement lexical extrêmement précis avec un contrôle rigoureux de l’acquisition effective dans le vocabulaire actif des enfants. L’accumulation de mots inconnus ou mal compris empêche tout simplement les élèves de comprendre ce qui est écrit dans leurs manuels ou ce que disent leurs professeurs.

C’est dans le domaine de la langue que se produit la première fracture entre les enfants qui ont été nourris d’une langue très riche et ceux qui sont restés sur leur faim. Fracture déterminante pour l’avenir scolaire, fracture que l’école a le devoir de combler, fracture que l’on doit inlassablement tenter de réduire quand un enfant est en échec. Cette fracture s’élargit au fil des ans, car les enfants nantis de langue peuvent lire et augmenter leurs stocks de mots, de structures, de tours stylistiques, de connaissance des contextes alors que les autres ne peuvent pas lire et ne sont alimentés que par de chétives sources orales car ils ne manipulent couramment et avec pertinence que quelques centaines de mots. Des centaines de fois, leur compréhension de ce qu’ils lisent ou de ce que dit le professeur est nulle ou vague. Les énoncés et consignes sont vaguement perçus. Oublis, erreurs, punitions découragent vite ces enfants démunis de langue. Mais comment donner aux enfants ces outils linguistiques indispensables ? Puisqu’ils ne peuvent pas lire des textes nourrissants, faute de mots pour les comprendre, il faut chercher une autre porte et passer d’abord par l’oreille. Alain Bentolila ou Christian Jaconimo proposent de lire des textes littéraires aux enfants, dès la maternelle, afin de les nourrir de riche langue. Je ne suis pas convaincu par cette proposition qui devrait être appliquée plus tard, car la lecture auditive d’un texte littéraire est encore plus difficile à déchiffrer et interpréter que sa lecture visuelle sur papier. On ne peut interrompre le flux oral, revenir en arrière, poser des questions. Les enfants démunis auront de grandes difficultés à faire leur miel de cette pratique, à moins de choisir des textes très pauvres, ce qui rend l’exercice peu utile.

Depuis la nuit des temps, il existe quatre autres supports, autrement efficaces, pour transmettre ce que je nomme la “haute langue orale” aux enfants : les textes de la tradition orale, la poésie, le théâtre, les chansons. Ces textes, redits ou chantés par les enfants, induisent une rétention remarquable des contenus linguistiques, culturels, symboliques qu’ils portent. Ils doivent être réitérés pour être efficaces, donc répétés soit par l’enfant, soit par l’adulte. Les textes de la tradition orale sont très riches de langue, de grammaire, de figures stylistiques et de symboles. Leur caractère polysémique appelle l’interprétation qui laisse la liberté à chacun d’en tirer ce qu’il veut. La capacité d’interprétation est une des compétences indisp[[Les textes de la tradition orale sont en général assez mal utilisés. Les critères d’âge ne sont pas connus, la parodie remplace souvent le contage, quand on ne se limite pas à l’étude de LA structure du récit, comme s’il n’existait qu’une seule structure narrative !]]ensables pour des lectures intelligentes et c’est l’une de celles qui manquent le plus cruellement. Souvent, le médiocre auditeur ou lecteur récupère un mots ou deux et transforme complètement le propos émis. Loin de l’interprétation, on est en pleine incompréhension ce qui provoque des conflits constants.

Le corpus de ces textes de l’orature comprend : les proverbes, les dictons, les devinettes, les contes, les légendes, les épopées, les mythes, les chansons. Chacun des ces textes possède une fonction particulière dans le développement des enfants ou des adultes qui les écoutent ou les disent. Un ouvrage cité plus haut indique les fonctions et le mode d’emploi de tous ces textes de l’orature. Je ne m’y attarderai donc pas ici.

Ces trésors du patrimoine, donnés dans une belle[[Je sais combien cet adjectif : belle, pose problème. Le mot : fondateur, peut le remplacer s’il signifie : qui vise à élever le récepteur, en l’opposant à tous les messages à visée mercantile.]] langue orale, procurent un vif plaisir aux auditeurs et provoquent l’addiction à une drogue douce : la littérature, dans laquelle les enfants iront chercher à renouveler ce plaisir quand la source orale deviendra insuffisante. Ces textes ne doivent pas être réduits, pastichés, transformés, mais être donnés dans une langue riche, précise et poétique, avec le respect absolu de ce corpus fabuleux dont la voix nous transmet la sagesse accumulée de nos ancêtres. Avantage supplémentaire : les contes, les légendes, les mythes s’inscrivent dans un déroulement narratif fictionnel ce qui permet à l’enfant de prendre de la distance par rapport au réel, de façon à mieux l’organiser et le maîtriser. Ils sont également riches d’émotions profondes, relevant du symbolique, qui permettent à l’enfant de plonger “corps et âme” dans le récit.

Le temps, l’espace

Je passe tout mon temps à comprendre le temp s. Alain Bosquet (extrait de : Avoir empêche d’être)

Ce qui différencie l’être humain de l’animal c’est qu’il maîtrise le temps : grâce à sa mémoire qui garde le passé, sa pensée/parole qui organise le présent et son imagination qui permet d’imaginer le futur. Un être qui subit le temps n’a pas d’essence humaine, mais seulement une existence. Une cause importante du retard ou de l’échec scolaire provient de l’incapacité de certains enfants à sortir du chaos existentiel vécu dans un présent racorni au vécu de l’ici et maintenant. Ils n’ont aucun sens de la chronologie, tiennent Jules César et Napoléon pour contemporains.

Le problème du temps se présente sous deux aspects :

– analyser les éléments qui compromettent la construction du temps chez l’enfant dans la société moderne ;
– trouver des stratégies et des pédagogies qui vont permettre à l’enfant d’organiser le temps. Pour le premier point, je vois quelques pistes possibles :
– le manque d’obscurité dans les villes, en raison de l’éclairage urbain et des habitudes d’éclairement des chambres d’enfant,
– l’effacement des saisons par manque de contact sensoriel avec des milieux naturels,
– la fragmentation du temps vécu, aggravée par l’irruption des écrans divers qui induisent un va-et-vient constant entre télé, ordinateur, téléphone portable, consoles et… la vie réelle, elle-même éclatée entre parents, école, copains, déplacements ;
– le floutage des frontières entre réel et fiction, réel et virtuel, vu à la télévision et vécu concrètement ;
– l’explosion du temps en raison de la possibilité d’être constamment dans toutes les parties du monde, dans tous les moments de l’histoire ; – le discrédit de la narration, qui nous apprend à apprivoiser le temps, dans certaines approches linguistiques (nouveau roman, distanciation théâtrale, nouvelle histoire, normalisation en schéma unique des structures narratives sur le modèle proppien… ), alors que, pour l’être humain, il n’est de temps que raconté ;
– le peu d’attention apporté à la mémoire (remplacée par la commémoration qui est un déplacement du passé dans le présent et non un voyage dans le passé) et à la visée téléonomique (se projeter dans le futur pour décider le présent), pourtant essentielles dans tout projet ou acte pédagogique ; – l’insuffisance de l’exploration spatiale des milieux proches, espace et temps étant intimement liés ;
– le système de consommation du “prêt à jeter” instantané, quel que soit le secteur envisagé.

Ce dérèglement du temps est aggravé par le peu de considération accordée aux rythmes scolaires et parascolaires. Les conséquences en sont lourdes pour nombre d’enfants. Beaucoup sont signalées mais on peut insister sur l’une d’entre elles : la confusion dans la perception du déroulement temporel rend difficile la maîtrise de l’analyse, de la synthèse, de l’appréhension des rapports de cause et de conséquence, ce qui entraîne des difficultés majeures dans le domaine des apprentissages scientifiques. Dans un premier temps, analysons très brièvement les éléments qui ont changé l’appréciation du temps chez l’être humain moderne, isolé du milieu qui lui était familier, celui de la nature. Un premier élément est la « peur du noir ». La fée électricité, apparue à la fin du XIXe siècle, a inondé de clarté nos nuits, en tentant de les rendre semblables aux jours. Non seulement des milliards de lampes brillent du crépuscule à l’aube, mais les enfants exigent très souvent qu’une lampe soit allumée en permanence dans leur chambre, ou à proximité. Les citadins sont pour la plupart incapables de se déplacer dans un milieu dépourvu de lumière. Ils sont pris de panique à l’idée de marcher la nuit dans une forêt. Le « passage au noir » est cependant une suspension du temps indispensable pour les rythmes biologiques et les reconstructions psychologiques ; il doit s’accompagner d’un passage au silence profond. La mise en veille complète des interfaces sensorielles du corps permet un repos total au cours duquel le soma se régénère et la psyché se reconstruit. L’encre de la nuit laisse la liberté au cerveau de rappeler dans le rêve ce qui est advenu et d’écrire ce qui doit être retenu par la mémoire, avec les ratures et les interprétations nécessaires. Même un disque dur a besoin de défragmentation et de mise en ordre ! A fortiori un cerveau humain. Trop de clarté nuit : beaucoup de processus biologiques et psychologiques ont besoin de l’obscurité et du silence pour s’accomplir. Un second bouleversement subi par l’homme urbain est l’effacement des saisons qui sont moins perçues par les sens. L’enfant est tenu au chaud, transporté au chaud, constamment plongé dans un bain de lumière. Les changements de teinte et d’aspect de la végétation, les variations d’éclairement et de températures sont beaucoup moins perceptibles en ville et même à la campagne où l’on ne voit plus un gamin dehors, attaché qu’il est à ses écrans. Or les changements saisonniers déterminent des cycles hormonaux, des évolutions corporelles et aussi une perception du caractère cyclique du temps[[Alors, promis ? Plus de fraises à Noël ni de poires en août !]]. Un troisième facteur qui nous fait percevoir le temps de façon différente est la fragmentation du temps vécu. Finies les longues périodes de labeur, de loisirs et de repos. Notre existence est un patchwork de mini-événements qui se chevauchent sans interruption. A l’école, puisque ce sont les enfants qui nous intéressent ici, les cours ne sont plus de longues séquences silencieuses, mais un zapping continuel d’interventions magistrales, de prises de paroles d’élèves, d’activités constamment renouvelées. A la maison, les télévisions, les MP3, les téléphones, les ordinateurs, les consoles de jeux, les activités de loisirs, les copains alternent avec les parents, souvent divisés en parent de la semaine et parent du week-end. Certains enfants sont agendés comme des ministres pour des activités extrascolaires excessivement nombreuses. Il ne faut pas oublier les déplacements en transports scolaires ou pour des week-ends parfois exténuants. La notion de durée s’efface peu à peu, celle de projet devient insaisissable. L’enfant est ballotté sur les vagues d’un chaos existentiel qui lui laisse peu de répit pour entreprendre des synthèses, des mises au point, pour vivre tranquillement la saveur du monde, pour rêver des ailleurs personnels et non imaginés par des adultes.
Maman, ch’ais pas quoi faire …

Tant mieux, mon enfant ! Rêve aux nuages, aux merveilleux nuages !

Une quatrième approche du temps est celle de l’ubiquité spatiale et temporelle. L’enfant moderne n’est plus cantonné dans un espace-temps limité, celui de son village ou de son quartier. Le téléphone, la télévision lui permettent de voir et d’entendre d’autres lieux et d’autres temps. Naguère les récits oraux ou écrits permettaient à chacun de voyager autour de sa chambre, dans le passé ou l’avenir. Désormais, c’est une présence beaucoup plus prégnante de l’ailleurs, du passé du futur ou de la fiction. Il faut de solides repères pour s’orienter dans ce nouveau monde qui est si passionnant, mais dont les amers de navigation ne sont pas toujours mis en place. Cinquième point très lié au précédent : la dégradation du statut du récit dans l’enseignement et dans l’éducation. Les récits peuvent servir à influencer les opinions des publics ou lecteurs et ce pouvoir est largement utilisé de façon négative, aujourd’hui, par les publicistes et les politiques grâce aux techniques du storytelling[[Les textes de la tradition orale sont en général fort mal utilisés. Les critères d’âge ne sont pas connus, la parodie remplace souvent le contage, quand on ne se limite pas à l’étude de LA structure du récit, comme s’il n’existait qu’une seule structure narrative !]]. Des fables antiques aux exempla[[L’exemplum est un récit, une historiette ou une fable donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours, en général un sermon, pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire qui a valeur d’exemple. Les contes populaires ont longtemps été récupérés en exempla par les prédicateurs et les moralistes (la Fontaine, Perrault, d’Aulnoy, Disney…).]] médiévaux en passant par les paraboles des religions, cette utilisation a été constante dans l’histoire, qu’elle ait eu pour but la transmission de valeurs ou l’aliénation des individus. Une réaction contre ce pouvoir des récits s’est développée – nécessaire distanciation de Brecht – et a abouti à un désir de libérer les romans des parures de la narration. Constat, rapport du strict réel, ont éclos dans la littérature, puis au cinéma. Hélas, on a aboutit, au final, à la téléréalité ou au documentaire en lieu et place du récit fictionnel, qui est pollué à son tour et perd ses frontières avec le réel. Or, la narration imaginée est utile pour structurer le temps, car le récit fictionnel échappe au chaos du temps vécu, tout en organisant un temps du récit. Depuis les Grecs, on sait que seul le logos permet d’organiser le chaos. Cette évasion permet à chacun de se réfugier dans un espace-temps imaginaire qui nous donne une perspective, un recul nous permettant de nous libérer de l’imprévisibilité du présent et d’imaginer l’à venir. Paul Ricœur, dans les trois tomes de Temps et récit (Seuil), montre ce rôle essentiel des textes narratifs fictionnels. François Hartog dans : Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, Paris, 2002, révèle comment notre époque tend à tout ramener au présent, à faire table rase du passé, au besoin en l’étouffant par les excès de la commémoration, ce qui bloque la capacité de se projeter dans l’avenir. En un sixième point, je tenterai d’exposer en quoi consiste cette nécessaire mémoire et cette capacité téléonomique[[téléonomique dans le sens que lui donne Jacques Ellul (La technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, Paris, 1954) : projection subjective dans l’avenir avant de décider le présent.]] de se projeter dans le futur pour agir le présent. Dans les textes et surtout les récits oraux de la tradition populaire, chansons, proverbes, dictons, contes de toutes sortes, légendes, épopées, mythes, et dans les récits fondateurs de la littérature et de l’histoire sont accumulés des siècles de sagesse que nos anciens ont voulu nous transmettre. Véritables maquettes de vie, ces textes appellent une interprétation personnelle, un travail de décodage qui aboutit à une appropriation de savoirs, de sagesse et de valeurs qui rassemblent les membres des différentes sociétés de tout ordre. Ils permettent de juger la validité des décisions présentes en se projetant dans l’avenir pour en prévoir les conséquences. Cette vision du futur, qui est aussi une condition de la pensée scientifique, est indispensable si l’on ne veut pas vivre au gré des caprices de ceux qui savent accaparer le pouvoir. Le septième point nous ramène à des explorations plus proches. S’il est indispensable d’explorer le passé pour prévoir l’avenir, on ne peut négliger l’étude de l’environnement spatial et temporel immédiat. Mon gendre, qui s’occupe des jeunes d’une cité, a découvert que beaucoup d’entre eux n’ont aucune notion de l’endroit où ils vivent. Sortant rarement du ghetto où on les a confinés, ils ont grand besoin qu’on leur présente le pays où ils vivent. Un animateur de MJC que je connais s’y emploie grâce à des promenades dans la nature environnante, des raids à pied, à bicyclette, à ski, en canoë. Et aussi à des visites à des entreprises de toutes sortes, à des artisans, à des musées, à tout ce qui constitue le substrat géographique, humain et culturel de notre région. Cette exploration spatiale doit être complétée par une initiation au temps qui rythme la vie de chacun. Et cela dès la maternelle. En sus de la prise de conscience du temps considéré dans sa généralité comme nous l’avons vu plus haut, on a tout intérêt à présenter l’histoire locale, y compris le légendaire, à expliquer le sens et les rituels des fêtes et célébrations. C’est grâce à ce bain dans les lieux et la culture de la région qui les accueille que de jeunes Turcs ou de jeunes Marocains peuvent devenir Francs-Comtois, Picards ou Franciliens. Il faut d’abord s’intégrer à un village, un quartier, un canton, une région, avant de s’intégrer à une nation. Ces sept points étant repérés, que pouvons-nous proposer pour la formation des enfants présentant des lacunes dans l’appréhension du temps ? On sent tout de suite qu’un outil essentiel sera constitué par les textes et récits fondateurs, qu’ils soient issus de la tradition orale ou des patrimoines littéraires, théâtraux, filmiques, etc. Je pense que la mise au même niveau de tous les textes proposés aux enfants est une lourde erreur. Mettre sur le même plan un récit policier ordinaire, une bande dessinée démagogique, un article de journal, un conte merveilleux et un poème de Ronsard a pour conséquence déplorable de priver les enfants démunis, chez eux, de textes riches et symboliques, de les priver justement de ces récits porteurs de langue et de symboles de ce patrimoine qui fonde les êtres humains. Loin d’aider les enfants en difficulté, cette erreur qui va jusqu’à la faute, aggrave la fracture linguistique et culturelle, quelque excellentes que soient les intentions des promoteurs de ce nivellement. Le nivellement est si massif qu’il a touché tous les enfants à des degrés divers, quels que soient leurs milieux sociaux ou culturels. Le ministère réagit depuis quelques années pour réintroduire les hiérarchies nécessaires, mais il faut des décades pour inverser une telle tendance.

Il est tout à fait souhaitable que parents et enseignants racontent abondamment aux petits des contes qui leur sont destinés : en particulier, des contes de randonnée, et des contes d’animaux. Je dis bien raconter et non lire comme le préconisent certains, car avant sept ans, l’enfant a besoin d’une parole témoin, dite par un adulte qui est là et qui parle avec sa propre poétique et sa propre expérience. Une pratique massive d’un oral de qualité nourrit les enfants de lexique, de style, de grammaire, de connaissances, de valeurs et leur permet de construire une parole – donc une pensée – riche et précise. Elle leur permet de prendre le sens du temps chronologique dans ses déroulements linéaires, dans ses anticipations, dans ses retours en arrière. De bien séparer le temps réel et le temps du récit. D’acquérir, dans les contes étiologiques par exemple, le sens des temps cycliques des saisons, des astres et des organismes vivants. La prise de conscience des temps calendaires, des temps commémoratifs est une préoccupation dans la majorité des classes de maternelle. Elle doit devenir générale et systématique ; élargie à tous les types de temps, y compris le temps météorologique, les variations saisonnières, les temps de la vie, le temps historique, le temps du souvenir, etc. Il faudrait aussi faire la guerre au zapping, à l’inachevé, au bâclé. Trouver le temps de séquences de travail ou de repos longues, calmes, sans cette agitation factice qui envahit la vie des enfants dans leur vie en-dehors de l’école. Le recours au yoga ou à la sophrologie est d’un grand secours pour instaurer ce calme intérieur qui permet la maturation. On arrive alors à vivre le moment présent dans sa réalité et non dans l’impatience fébrile de l’à venir. A voir vraiment, à savourer les bruits, les odeurs, les saveurs, les contacts, la lumière, les vibrations, les rythmes, la beauté, l’harmonie, toute la joie d’être là et vivant. Non pas dans une carapace de gadgets technologiques, mais dans un rapport sensuel et amoureux au monde et à ses merveilles, dans une empathie avec l’autre qui peut nous enrichir de ses différences. Cette initiation à l’exploration de l’intériorité est essentielle car elle est reliée au besoin fondamental d’intimité. Les effets positifs en sont aussi immédiats que spectaculaires. L’école doit être apaisée et défragmentée, en antidote à l’hystérie et l’éclatement de la vie moderne. D’où la nécessité de mettre en place de vrais projets qui demandent anticipation, engagement, temps, construction, durée, effort. Une information des parents est nécessaire. Leur rôle est décisif dans les premières années de la vie de leur enfant. Ce sont eux qui doivent d’abord nourrir leurs bébés d’amour et de récits merveilleux, qui doivent leur apprendre le monde et le temps. Il n’est pas admissible que des parents rejettent massivement sur les maîtres la responsabilité de l’échec scolaire de leur enfant. C’est se défausser un peu trop facilement. Mais les maîtres ne doivent pas non plus se contenter d’entériner les inégalités et trier les “bons” et les “mauvais”. Leur devoir est de se substituer au milieu parental – compléter le bagage reçu, si vous préférez ce verbe – quand il y a eu des carences, de façon à ce que tous les enfants puissent acquérir les compétences qui leur permettront de développer au mieux leur propre potentiel de capacités

Le monde des sciences

La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information. Albert Einstein

Il ne suffit pas de posséder une exquise culture littéraire pour affronter la complexité du monde moderne. Il faut aussi maîtriser au mieux les mathématiques, les sciences de la vie et de la terre, la physique, l’économie. La maîtrise du domaine scientifique ne s’acquiert pas au moyen d’un empilement de notions apprises par cœur, de théorèmes appliqués machinalement. Là aussi des compétences de base doivent être mises en place pour que les sciences puissent être appréhendées dans leur dynamique continuelle, puisque ses axiomes ne sont que des vérités provisoires, remises en question d’année en année. Ne voulant ni ne pouvant traiter le sujet de manière complète, je me contenterai de donner quelques exemples qui indiquent ce que j’entends par compétences scientifiques de base, puis je proposerai quelques pistes pouvant susciter l’intérêt pour ce monde réputé abstrait qui rebute de plus en plus les jeunes. Prenons d’abord la reine des disciplines, celle qui fournit son langage à la science : les mathématiques. Considérons deux de ses piliers, : les nombres et le raisonnement. Le dégoût des maths s’établit parfois très tôt parce que les maîtres n’ont pas conscience de la difficulté que l’on peut éprouver – qu’ils ont certainement éprouvée eux-mêmes étant enfant, mais qu’ils ont oubliée – à comprendre certains concepts qui paraissent simples. Stella Baruk[[Stella Baruk, L’âge du capitaine, Seuil, 1998, et Dico de mathématiques, Seuil, 2008]] a accompli un travail admirable pour combattre l’échec en mathématique. : je lui emprunte un exemple ancien, mais frappant.

On demande à un enfant de CP ou de CE1 d’écrire 33. Facile ! Il connaît 30 et 3 et il écrit ces deux chiffres côte à côte : 303. L’adulte s’exclame : Mais non ! tu as écrit trois cent trois ! Fais attention ! Comment ça ! se dit l’enfant in petto, j’ai bien écrit 30 et 3 ! Et je me fais disputer ! C’est du chinois, ce calcul ! Je renonce à y comprendre quelque chose.

Le système décimal n’est pas une chose simple et il a fallu des siècles aux hommes pour inventer le zéro ! Voilà un enfant qui risque d’être perdu pour les maths s’il rencontre d’autres difficultés de ce genre sans recevoir d’explications ! Les compétences requises en ce moment pédagogique sont doubles. Que le maître apprenne à utiliser l’évaluation formative, à déceler l’origine de la confusion et qu’il explique à l’enfant l’origine de son erreur de façon à ce qu’il puisse la corriger. Que l’enfant, de son côté, apprenne à poser des questions quand il n’a pas compris et cela sans lâcher le morceau, jusqu’à satisfaction. Pour développer cette capacité, il existe un moyen traditionnel (parmi d’autres) que nous retrouverons plus loin : les devinettes.

En l’occurrence, une variété particulière connue sous le nom de portrait : – un enfant, le meneur de jeu, choisit dans sa tête un objet sans le dire aux autres ; – les autres enfants lui posent à tour de rôle des questions permettant de définir l’objet, et ils n’a le droit de répondre que par oui ou par non – quand un enfant pense avoir trouvé il émet une hypothèse. On n’a pas le droit d’émettre une hypothèse avant que le groupe n’ait posé au moins deux questions.

Il est intéressant de demander aux enfants de justifier leurs hypothèses dans tous les jeux de devinettes. Cela leur apprend à manier les outils linguistiques de la causalité et aussi à prouver ce qu’ils avancent, ce qui barre la route au n’importe quoi comme réponse. En sus du maniement intellectuel et linguistique de la causalité, les énigmes, charades, devinettes permettent d’entrer dans le monde de la logique hypothético-déductive. Soit une devinette traditionnelle : Tant plus frais, tant plus chaud. L’auditeur doit explorer des champs conceptuels dans lesquels il y a des objets chauds et aussi garder à l’esprit l’idée de fraîcheur. Il travaille sur le modèle des tables de vérité : Si p… alors q… mais ici cela ne fonctionne pas, donc (et on est dans la conséquence) je ne peux accepter cette solution. Il va explorer ainsi le champ du frais car le champ du chaud est trop vaste et ne donne rien. Œuf frais : peut-être, mais un œuf peut être très chaud sans être frais. Le pain : bien ! à la boulangerie, il est bien chaud quand il sort du four et on dit : c’est du pain frais ! Et plus il est chaud, plus il est frais. On voit que l’enfant accomplit un intense travail hypothético-déductif dont la maîtrise sera déterminante quand il affrontera des problèmes scientifiques d’un autre ordre. Les devinettes ont toujours servi à rendre les enfants malins ! Elles sont infiniment supérieures aux jeux éducatifs qui sont vendus au prix du caviar aux écoles, car elles fonctionnent dans la convivialité de la vie réelle. Bien plus intéressant et formateur que de classer des petits morceaux de plastique selon leur forme ou leur couleur, ce qui a plutôt comme résultat de former de bons réassortisseurs de gondoles de grands magasins au lieu de fins observateurs des mondes physique, mathématique, végétal ou animal. Bien sûr, on peut imaginer différents stades hypothético-déducteurs et le tri permet une première approche, un point de départ parmi d’autres chez les tout-petits. Mais ce type d’exercice est loin d’être suffisant ! Ces capacités de raisonnement seront utiles dans toutes les sciences expérimentales qui demandent une autre compétence : le sens taxinomique, mot savant pour désigner le classement. Il existe beaucoup de jeux qui visent à développer cette compétence : Jacques a dit, le portrait chinois ou pas, dont je parlais plus haut. Mais je veux continuer sur les devinettes qui permettent des approches plus subtiles. Quand les auditeurs ne trouvent pas la devinette, le poseur doit donner des traits nouveaux pour les aider. Ces traits doivent être parfaitement pertinents, mais aussi ambigus, sinon la solution est trouvée immédiatement. C’est une excellente école pour comprendre que les systèmes de classement ne sont pas absolus, mais arbitraires, et demandent, pour être efficaces, une très grande précision. Traits discriminants sans ambiguïté, pertinence des critères, exploration allant du général au spécifique, on est en bonne voie pour acquérir d’excellentes compétences taxinomiques ! Une autre compétence indispensable, dans la vie comme dans les sciences, est la capacité d’observation. On connaît les jeux de Kim et autres, mais il y a un merveilleux champ naturel sur lequel exercer cette qualité, celui de la nature. Je me souviens d’un maître de maternelle de première année (deux-trois ans) qui usait et abusait du magnétoscope. Un jour, il me raconta avec fierté qu’il avait passé aux bambins dont il avait la charge un documentaire sur les fourmis. Les mioches voyaient de grosses bêtes terrifiantes grouiller sur l’écran, et toutes les explications étaient données dans un commentaire qui leur était évidemment inaccessible. Et pourtant, à quelques dizaines de mètres de la classe (on était en milieu rural), il y avait des fourmilières de fourmis noires (celles qui ne piquent pas !) qui ne demandaient qu’à être examinées, touchées, senties. Faire découvrir les différences et les ressemblances entre les insectes ou les fleurs (préférer le petit avec les petits), faire voir, écouter, toucher, goûter, sentir pour apprendre à se servir de tous les sens, ne pas se contenter d’un survol rapide, mais rester longtemps sur le motif, quelle splendide préparation pour aborder plus tard les sciences ! La nature est une merveille absolument incroyable. Le miracle y est quotidien. La beauté omniprésente. Ces qualités du spectacle de la nature suscitent chez celui qui sait se pencher au ras du sol un émerveillement accompagné d’une curiosité intense. Cette curiosité est l’une des plus grandes qualités qu’un enfant peut posséder, car elle l’amène à s’intéresser à la vie et au monde. Cet émerveillement, que le maître doit exprimer et donner à vivre pour qu’il soit contagieux, est le début de la conscience dans la science, du respect de la vie, ce miracle immensément improbable, mais toujours renouvelé.

Pour beaucoup d’enfant, tout ce qui relève de la nature relève du concept, de l’abstraction. Aujourd’hui, la nature est devenue un « objet » d’étude plus qu’une source de vie. La nature s’étudie et se décrit là où il faudrait d’abord la goûter, l’écouter, la toucher, la sentir. L’éveil des sens permettra une meilleure approche scientifique. Les maîtres disposent de bien peu de temps en classe pour cela. C’est pourquoi les classes vertes et autres jardins potagers doivent être réimplantés dans nos écoles.

Tous les adultes peuvent aider les enfants à porter leurs regards sur les merveilles de la nature ! Pour cela, il est efficace de doter les objets d’étude – quels qu’ils soient – d’une “identité narrative”, d’une histoire. Dès que nous connaissons une histoire sur un individu, sur un animal, sur quoi que ce soit, cet élément devient intéressant car il éveille nos sentiments. Comme nous l’avons noté, les utilisateurs peu scrupuleux des techniques du storytelling, politiques ou publicistes, utilisent ce moyen pour se donner du pouvoir sur autrui, pour l’aliéner. Le pédagogue peut très bien l’utiliser pour attacher les enfants à un objet d’étude. Le professeur commencera son cours par une courte anecdote, un conte, une légende, une courte biographie, un document visuel et cette accroche servira de repère à l’enfant qui reconvoquera beaucoup plus facilement le théorème de Pythagore si on lui raconte brièvement des éléments de la vie de ce fameux mathématicien :

Pythagore était un mathématicien grec de la fin du VIe siècle avant J.-C. Né dans l’île de Samos, il partit fonder une école proche d’une secte à Crotone, dans le sud de l’actuelle Italie. Pythagore y étudiait les mathématiques, la musique, ou la philosophie. Les disciples rapportaient toutes leurs découvertes scientifiques au maître, de sorte qu’on ne peut plus distinguer à ce jour les inventions de Pythagore de celles de ses disciples. L’école avait également une activité politique, en faveur du régime aristocratique, ce qui finit par déclencher une émeute populaire au cours de laquelle l’école fut détruite. On connaissait la propriété de Pythagore « Dans un triangle rectangle, le carré de l’hypothénuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. » bien avant cette époque. On a en effet découvert des tablettes d’argile gravées par les Babyloniens, probablement vers 1800 av J-C, donnant les longueurs des côtés de 15 triangles rectangles différents. Ce serait du vivant de Pythagore que son nom serait associé à la fameuse relation, et la légende rapporte que Pythagore en fut si fier qu’il sacrifia aux dieux une hécatombe, c’est-à-dire 100 boeufs. L’école de Pythagore a peut-être été la première à donner une preuve du théorème. Depuis, les Chinois, les Hindous, les Arabes, les Occidentaux (parmi lesquels Léonard de Vinci) ont imaginé des centaines de démonstrations. Dans un livre, The Pythagorean proposition, Elisha Scott Loomis en a réuni 370.

Pour les objets, il existe un type de contes, les contes des “pourquoi ?”, ou contes étiologiques, qui attachent un récit à des plantes, des animaux, des astres, des ustensiles… On peut demander aux enfants d’en inventer si aucun n’existe et c’est un excellent exercice écrit. Des indications d’usage, des jeux, des activités de fabrication d’objet ou de modes d’emploi peuvent aussi créer ces liens affectifs qui précèdent l’étude, la motivent et permettent une bien meilleure rétention. On connaît la pédagogie de la “main à la pâte” de Charpak. Il est utile d’y adjoindre une part de récit, de symbolique, voire de poésie. Donner du sens aux choses, sans les cantonner à leur aspect technique ou purement scientifique. Après vient l’abstraction, la loi, la règle, l’algorithme.

Beaucoup de nos concitoyens, y compris les enseignants, ont perdu leur confiance dans le progrès et dans la science. Ils ne font plus la distinction entre les “bons” scientifiques, soucieux du bien commun et les ambitieux sans scrupules qui sont la honte de cette profession. Pourtant, personne ne peut nier que notre existence a été prodigieusement améliorée grâce à la science, depuis deux siècles, et il est grotesque de faire l’impasse sur ces progrès immenses. Comment se passionner pour une discipline dont les acteurs sont présentés comme des criminels en puissance et les applications susceptibles de faire disparaître l’espèce humaine de la surface du globe ? Le désamour manifesté par les nouvelles générations envers les filières scientifiques trouve peut-être là une de ses origines. Il est urgent de remotiver les enfants dans ce domaine car l’avenir de notre pays en dépend. La chute des prises de brevet français est très préoccupante. Les techniciens ne sauraient suffire ; il nous faut aussi des chercheurs et des ingénieurs.

Le monde technique

L’homme qui veut dominer ses semblables suscite la machine androïde.
Il abdique alors devant elle et lui délègue son humanité.
Il cherche à construire la machine à penser,
rêvant de pouvoir construire la machine à vouloir, la machine à vivre.

Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958)

Le travail manuel a très mauvaise presse dans notre école et dans notre société. Les orientations vers le technique sont considérées comme un pis-aller, une voie de secours pour les cancres. Ce mépris s’est aggravé avec la parcellisation tayloriste du travail qui ôte à ce dernier la presque totalité de sa dignité et de son intérêt. On a bien tenté de lutter contre cette tendance en créant des filières technologiques nobles, mais il faut bien dire que la rémunération du travail manuel est sans commune mesure avec celle du travail intellectuel. Et pourtant, le travail manuel a tout autant de noblesse que son rival, ne demande pas moins de compétences même si elles sont autres pour partie d’entre elles. L’habileté à imaginer la tâche à accomplir, l’intelligence du geste économique et efficace, la ruse pour résoudre toutes les difficultés qui se dressent inévitablement au cours de l’accomplissement de la tâche. Le travail de l’ouvrier ou du technicien ne joue par sur des mots mais sur une réalité impitoyable qui sanctionne immédiatement toutes les erreurs. Voilà pourquoi le travail concret sur la matière a – ou devrait avoir – autant de valeur, autant de noblesse que le travail intellectuel. Certains enfants montrent un goût et une habileté indéniables dans ces domaines mais il n’en est pas suffisamment tenu compte dans l’appréciation que l’école porte sur eux. La technique est l’enfant pauvre, remplacée par la “technologie” bien différente. Après la seconde guerre mondiale, dans le cadre du plan Langevin-Wallon, des classes expérimentales avaient été mises en place dans certains lycées classiques. En plus des programmes de français, de latin ou de mathématiques, les élèves allaient quatre heures par semaine dans une école technique avec de vrais maîtres de travail manuel pour réaliser de vrais objets industriels sur de vraies machines. Ils apprenaient à scier, dégauchir, raboter, tourner, assembler, polir le bois ; à dresser, percer, tourner, fraiser, forger le fer. Hélas, ces classes dites Nouvelles, puis Pilotes, ont été abandonnées, laissant la place à des travaux manuels ou ménagers, abandonné à leur tour. Et pourtant, elles enseignaient à certains de ces fils de professeurs, de notaires ou de médecins qui fréquentaient les lycées de cette époque qu’il est plus facile de dire que de faire, que les choses résistent et sanctionnent, qu’il faut beaucoup de soin et d’habileté pour réaliser un objet irréprochable, qu’il peut y avoir une grande dignité et beaucoup de satisfaction dans la réalisation d’un camion, d’un séchoir, d’un support de fer à repasser.

Je pense qu’il est nécessaire d’être en contact direct avec la matière avant de passer à l’abstraction de la technique moderne. Si beaucoup d’enfants se détournent du monde scientifique et technique, c’est peut-être parce que maintenant on ne voit plus rien de ce qui se passe dans un moteur ou un poste de radio. Il est intéressant de repasser par les mêmes étapes que la science et la technique dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres : l’ontogénèse suit le chemin de la phylogénèse. Les exercices proposés par Charpak sont tout à fait pertinents, à condition qu’ils ne se limitent pas au bricolage et visent l’abstraction généralisante, qui seule est scientifique. Dans ce cas, la technique est le marchepied de la science.

La technique est un bon moyen pour récupérer des enfants en difficulté scolaire, non pas en leur permettant d’accéder immédiatement à des robots, mais en leur demandant de limer, de raboter, d’être en contact physique avec le bois, le fer, le plastique et aussi de tisser, coudre, cuisiner, jardiner. En exigeant des normes de précision et de soin très sévères. Quand l’objet fabriqué est réussi, quand le projet est réalisé, on en est fier et cette fierté donne l’élan de de vivre, d’entreprendre, établit la confiance.

Arts

L’art est la magie délivrée du mensonge d’être vrai. T.W. Adorno (Minima Moralia, 1980)

Schopenhauer a développé une conception esthétique originale. Loin de focaliser son attention sur le Beau et le Bien, il rappelle que la fonction principale de la contemplation d’une œuvre d’art est de nous libérer du monde dans lequel nous vivons en nous faisant pénétrer dans un univers non soumis aux déterminations causales et utilitaires. Il donne à l’art le rôle que je reconnais au récit fictionnel.

Lorsqu’il contemple un tableau, l’homme échappe pour quelques instants aux fatalités de son existence terrestre, il se sépare du principe de réalité pour accéder à un univers d’idées où règne une forme de calme apaisant. L’art devient un moyen d’échapper à l’intolérable, une solution pour lutter contre la dureté de l’existence. C’est que  » la vie humaine est une affaire qui ne recouvre pas ses frais  » et il faut bien par conséquent trouver des moyens cohérents pour se soustraire à son empire. Pour Schopenhauer, l’art est la seule justification qui puisse justifier notre désir de continuer à vivre. J’y ajoute volontiers le merveilleux et l’amour, mais là n’est pas mon propos. Je voulais simplement souligner l’importance de l’art et de la fréquentation du beau. Curieusement, l’école semble être pour beaucoup, une machine à vacciner contre l’art.

La poésie ? Pouah ! Casse-pieds ! Les Beaux-Arts ? Non mais ! C’est nul[[La palette de jugement est souvent très rustique.]] ! La musique ? Okay ! House, hard rock, rap, hip hop… Mozart ? Vous rigolez ! C’est pour les blaireaux.

Le portrait semble caricatural, mais il contient pourtant une bonne part de réalité. La rave remplace le concert symphonique, la BD remplace le musée, le slam remplace Rimbaud.

Comment éduquer l’œil à l’harmonie des formes, des couleurs de la composition, comment ouvrir l’oreille aux subtilités de la mélodie et du rythme ? Comment cultiver cette émotion jouissive intense de la communion avec l’artiste de façon à ce qu’elle ne se limite pas à des trips rustiques avec des émotions brutales et dangereuses qui ne laissent que cendres dans le cœur ? On ne peut pas faire grand-chose, sinon informer, pour les dégâts commis dans le milieu familial : – télévision continuelle, avec ses ultrasons destructeurs et son flux ininterrompu ; – musiques brutales ; – bruits de fond permanents ; – cris et chamailleries ; – paroles agressives envers l’enfant.

Mais dès l’arrivée à la crèche, puis en maternelle, on peut créer une ambiance sonore douce et agréable de musiques de toutes sortes. L’enfant y éduquera son oreille. On peut inscrire dans le corps de l’enfant des rythmes variés et subtils. Lorsque l’élève est plus grand et en échec, il est plus difficile de l’amener à d’autres musiques que celles de son MP3. On peut passer par des musiques comme le flamenco, le reggae, la musique classique chinoise, les gamelans. Des musiques rythmées qui dépaysent l’enfant, mais sont très riches de mélodies et de rythmes. Dans le répertoire classique, on peut aussi trouver des œuvres pour accrocher les oreilles, en, les faisant précéder de récits qui en facilitent l’accès et qui leur donnent sens. Tel enfant rebelle se montre passionné par la Cinquième de Beethoven ; tel autre est fasciné par la Pastorale de Berlioz ; une autre fond à l’écoute de Mendelssohn ou de César Franck ; une dernière vibre à Carmen. Il y faut beaucoup de doigté, mais la musique peut être un agent efficace de reconstruction des vibrations positives, de rapprochement de l’harmonie intérieure. Faire beaucoup travailler sur les rythmes en pratiquant des percussions, des marches rythmées, de la danse, du travail sur le corps. Faire utiliser des instruments non-conventionnels : rhombes, lithophones, bendirs, avant de laisser l’enfant choisir un instrument plus traditionnel qui peut aller de l’harmonica au piano. Le chant est très socialisant et le répertoire est immense. Certains airs de chanteurs de qualité sont accessibles aux enfants.

En ce qui concerne les arts graphiques, la démarche est similaire. Couvrir les murs de la maternelle, non de dessins d’enfants exclusivement, mais d’œuvres d’art souvent renouvelées. Demander aux enfants de dessiner avec des contraintes fortes et après un bain d’images. Par exemple, limiter à une couleur en camaïeu, travailler sur la ligne ou le trait, en partant des Tournesols de Van Gogh, dans le premier cas, en s’imprégnant de Matisse ou de Hartung dans le second. Pour l’enfant en échec, passer par le biais de l’Art brut qui échappe aux schémas habituels. Puis proposer des œuvres fortes, jusqu’à ce que l’on obtienne un déclic. Expliquer les genèses, les techniques, le sens. Décortiquer la composition, les harmonies. Les enfants aiment beaucoup l’aspect technique qui les amène à une tentative d’imitation puis de création. Peinture au doigt, au couteau, au pinceau large, puis acquisition de techniques plus fines. Il est vrai que ces pratiques sont souvent vues dans les classes de maternelle, mais ensuite, elles disparaissent.
Loin d’être un luxe ou un dérivatif récréatif, le monde des arts est une oasis dans laquelle l’enfant peut rencontrer des émotions et des plaisirs qui le régénèrent. Sa créativité peut trouver à s’y exercer dans une liberté conquise en surmontant la difficulté des contraintes et non dans une “expression” de je ne sais quelles forces intérieures. Cette force créatrice s’applique sur des travaux qui trouvent un catalyseur dans les œuvres des grands artistes, après une étude minutieuse de leurs techniques et une approche de leur génie particulier. Elle passe toujours par le geste, le geste maîtrisé auquel tout l’intellect et tout le corps participent.

Mens sana in corpore sano

Aime ton corps, ton corps t’aimera… Anonyme mais… Mon corps n’en fait qu’à sa tête ! (Marcel Achard)

La paupérisation de masses de plus en plus importantes de la population française pose les problèmes de l’alimentation et ceux de de l’hygiène de vie. Des carences graves dans les régimes alimentaires de la mère et du nourrisson peuvent entraver certains développements conditionnés par des apports essentiels. Plus tard, des menus très déséquilibrés, trop riches en graisses et en sucre provoquent des accumulations graisseuses traumatisantes aussi bien pour le corps que pour le psychisme. L’école éprouve des difficultés pour faire face à ces problèmes et des palliatifs ne sont possibles que par des initiatives locales, en liaison avec les services sociaux. J’en donne un exemple. Des mamans issues de l’immigration étaient suivies par les services sociaux de Nancy. Il apparut que beaucoup étaient dans un état dépressif et négligeaient considérablement la préparation des repas de leurs enfants. Elles achetaient d’immenses sacs de frites, de carrés de poisson, d’ailes de poulet, de barres de mars ou autres produits chocolatés et cela constituait un ordinaire sans fruits ni légumes. On leur démontra, calculette en main, que l’on pouvait établir des menus autrement appétissants et sains en dépensant moins d’argent. Mini-action, grands effets !

L’hygiène de vie pose aussi problème dans certains cas. L’école d’autrefois s’en préoccupait ; pourquoi celle d’aujourd’hui ne le ferait-elle pas. Réduire la télévision au profit de promenades familiales. Se coucher assez tôt pour se lever à sept heures, même le dimanche. Pratiquer un ou plusieurs sports. Se détendre avec des jeux de société plutôt qu’avec des consoles. Veiller soigneusement à sa propreté corporelle et à celle de ses vêtements. Tout cela change le rapport à la vie et aux autres des enfants qui, se respectant mieux, respectent mieux les autres. Il est plus facile d’inculquer ces habitudes à des enfants qui sont en institution, mais cela n’empêche pas d’évoquer fréquemment ces problèmes en classe. Certains contes d’idiots (beotiana) parlent de ces thèmes. Venons-en à la pratique des activités sportives. Une jeune fille de ma connaissance excellait à la course de fond. Dès le collège, elle s’était classée en tête des cross et autres courses d’endurance. Pour le bac, elle avait donc choisi cette discipline. Le jour de l’épreuve, il fallait qu’elle annonce d’avance le temps qu’elle allait réaliser. Cela l’inquiétait énormément. Le jour du bac, elle a perdu plusieurs points parce qu’elle était allée trop vite. Elle n’a plus jamais couru. Certains professeurs d’éducation physique et sportive font pratiquer ces activités sous l’aspect exclusif du challenge et de la haute compétition. Cela ne me semble pas judicieux, sauf à considérer l’école comme une pépinière de futurs champions. Certes, la compétition signifie le dépassement de soi dans le respect de soi et le dépassement des autres dans le même respect des autres. C’est là toute la valeur éducative du défi sportif.

Mais, il est un objectif autrement important : que tous les enfants éprouvent dans leur corps la joie de l’exercice physique, sans se préoccuper le moins du monde de leurs performances. Les séances de gymnastique dans la nature, en communion avec le milieu, sont un excellent cadre pour pratiquer des courses, des escalades d’arbres ou de rochers, des traversées de rivières, en utilisant tous les accidents de terrain pour des exercices de musculation ou de relaxation. Etirements, respirations diverses, exercices collectifs de confiance en l’autre, voilà la tonalité pour que les enfants goûtent les charmes d’un corps qui se fait plaisir. Si certains veulent se torturer dans les extrêmes, qu’ils le fassent dans d’autres cadres et d’autres moments, en groupes motivés. La sophrologie, le yoga, le tai-chi peuvent venir en aide à cette recherche de la sérénité physique. Il me semble aberrant d’enseigner des sports de combat à des enfants en révolte et en rupture scolaire. Leur agressivité est un gros problème et on les voit exercer leurs nouveaux talents à affronter des bandes rivales ou à cabosser des CRS. Est-ce là le but recherché ? Je ne vise pas ici des sports comme le judo ou le karaté pratiqués selon les règles de l’art. Mais, quand on voit ce qu’en font les commandos dans l’instruction militaire, on sait trop combien certains sports nobles peuvent être détournés vers des visées meurtrières. Et certains films en persuadent des esprits faibles.

Conclusion

C’est le rôle essentiel du professeur d’éveiller la joie de travailler et de connaître. Albert Einstein (Comment je vois le monde)

Pour reprendre ma comparaison horticole du début, je pourrais dire que : – la spécificité organique du corps correspond à la nature du terrain du jardin : siliceux, calcaire, volcanique, montagnard, maritime ? Chaque enfant à sa morphologie, ses hormones, un certain développement des systèmes musculaires et perceptifs. L’interface est importante : l’enfant voit-il bien ? Entend-il correctement ? Se sent-il apaisé ou nerveux ? Est-il capable d’une attention soutenue ? Est-il fatigable ? On ne peut considérer une classe comme un groupe de clones identiques et interchangeables. Ce qui diffère :
– le profil psychologique correspond aux préférences de chaque plante, rustique ou délicate, avide de soleil ou mieux à l’ombre, aimant la fraîcheur et l’humidité ou préférant le torride de la rocaille. Un groupe d’enfants est un kaléidoscope de caractères : l’audacieuse, la timide, le coq, le poussin, la coquette, la studieuse, l’intrépide, le timoré, l’entreprenant, la bricoleuse, le gnafron, la généreuse, la caqueteuse, le muet. Il est nécessaire de chercher à connaître chaque individu pour proposer à chacun des stratégies adaptées et des possibilités d’évolution, de transformation par mimétisme ou par rejet. Les soins donnés à la culture et à l’épanouissement des enfants qui correspondent à l’ensoleillement, à l’arrosage, aux soins raisonnés et respectueux quand il s’avèrent malgré tout nécessaires. Evaluation formative et non exclusivement normative. Politesse absolue et langage parfait avec tous les enfants. Justice totale pour distribuer compliments et reproches, (plus de compliments que de reproches). Enthousiasme sans faille pour aborder le travail avec les élèves. Variation des approches et des méthodes de façon à ce que chacun trouve sa voie vers le savoir et sa voix pour le partager.

– l’acquisition des compétences de base nécessaires à un développement physique et psychologique heureux, à la poursuite harmonieuse d’études et à une intégration réussie dans la société correspond au minutieux travail de préparation du sol : analyse chimique, bêchage, sarclage, ratissage, tracé des planches, enrichissement organique et hormonal par des engrais biologiques, choix des emplacements de plantation…

Quelques propositions :Transmettre dans des récits oraux, puis écrits le plus de mots qu’il est possible, de tournures grammaticales et stylistiques, de contenus de toutes sortes. Etre chaque jour un professeur de langue, un professeur de mots, donnés dans des contextes qui permettent leur rétention. Aider les enfants de construire leur parole qui est leur interface principale avec autrui. Développer sans relâche les capacités logiques, de raisonnement, taxinomiques, heuristiques. Faire pratiquer des démarches d’observation rigoureuse, d’expérimentations sérieuses et menées selon des procédures scientifiques. Ouvrir les portes du symbolique et de l’interprétation du monde et des mots. Initier au monde de la technique, y compris les techniques modernes de communication : en particulier apprendre aux enfants à taper à dix doigts, à utiliser les logiciels de base, à explorer intelligemment Internet et à tirer profit des la formidable base de données qu’il offre Parcourir avec les enfants les champs infinis et si jouissifs de tous les arts, avec des visées aussi bien vers le patrimoine classique que vers l’art contemporain afin de leur permettre de devenir de vrais amateurs, ceux qui aiment plus que ceux qui connaissent. Par des récits leur permettre d’acquérir les valeurs humaines essentielles qui nous différencient des animaux : la solidarité et non le challenge, l’amour de la justice, le respect de la vie et du faible, l’accueil de l’étranger ou du différent, dans le respect et l’hospitalité amicale. La liste est longue : elle constitue l’éthique d’une religion laïque. Religion étant pris dans son sens de ce qui relie les êtres humains. Respecter et renforcer son corps dans des activités physiques de plaisir en accord avec les rythmes cosmiques et naturels, non dans des courses à la performance traumatisantes pour certains enfants. Exiger le fair-play et le respect de l’adversaire dans les sports de combats ou collectifs. Faire réaliser des travaux d’équipe, pour apprendre aux enfants que rien de valable ne peut se faire contre les autres et que l’union est la force des groupes humains.

La meilleure façon de lutter contre l’échec scolaire n’est pas de programmer des procédures de type skinnérien pour faire entrer de force le contenu d’un programme dans des têtes rétives, mais de rechercher les failles psychologiques, les insuffisances langagières, les blessures intimes qui rendent impossible l’entrée dans le monde de la culture, du savoir, du vivre-ensemble. Si l’on ne prépare ni ne répare ce terrain-là, les efforts entrepris pour aider l’enfant demeurent soit vains soit de peu d’effet ; on sème sur des cailloux et on ne récolte que vent et tempête. Les enfants se recroquevillent sur eux-mêmes ou cherchent des exutoires dans la violence puisqu’on leur demande des tâches impossibles. Souvent l’ironie, les sanctions non formatives sont utilisées face au refus de la réalisation de tâches dont les enfants ne peuvent pas s’acquitter parce qu’en fait on ne leur a pas donné les outils nécessaires. Ces erreurs entraînent l’humiliation des enfants, leur colère, leur révolte ce qui ne tarde pas à empêcher tout travail sérieux. On assiste à un retour d’un autoritarisme qui ne peut qu’envenimer les rapports entre maîtres et élèves en difficulté, au préjudice de l’efficacité. L’autoritarisme, cela s’impose : l’autorité, cela se mérite ! Tout ne dépend pas du milieu scolaire, bien sûr, et la responsabilité de la dégradation des conditions d’enseignement doit beaucoup à l’idéologie de la société de consommation qui détruit les valeurs du travail, de l’effort, du mérite, qui vise à transformer tous les êtres humains, en consommateurs effrénés, en pousse-caddies décervelés. Certains croient pouvoir résister à cette glissade vers le néant par un retour en arrière magique dans un passé idéalisé de discipline rigide et d’objectifs cadrés. Réduire l’enseignement aux apprentissages de bases selon les méthodes d’antan est une pure illusion qui ne fera que renforcer les fractures et les échecs.

Il est peut-être plus opérationnel d’unir toutes les forces au-delà des querelles stériles pour aborder les problèmes sans a-priori. J’ai indiqué quelques pistes qui s’intéressent au terrain à préparer pour que la culture s’enracine, sans mettre en cause tous les progrès qui ont été réalisés dans les domaines didactiques, pédagogiques, psychologiques, sociologiques, cognitifs et autres. Je pense simplement que toutes ces démarches ne peuvent trouver une efficacité réelle qu’à la condition que l’on considère chaque enfant comme un individu unique et que l’on s’emploie, avant de tenter de lui remplir la tête, de laider à se fonder en tant qu’être humain. De développer aussi un faisceau de compétences premières indispensables pour affronter des cursus scolaires de plus en plus chargés, en raison des progrès immenses que l’humanité a accompli dans les sciences et dans les techniques. De penser au bonheur dispensé par les jouissances artistiques, dans le développement harmonieux et serein des possibilités corporelles. De lui transmettre les valeurs qui permettent une vie avec autrui conviviale et exempte de conflits. Je n’ai qu’égratigné ces différentes démarches et ébauché des propositions d’interventions. J’en ai omis certainement et des plus importantes. Je propose une orientation différente, une orientation moins technocratique ou scientiste et plus humaniste, plus humaine pourrais-je dire plus simplement. Egalement des approches pluridirectionnelles afin d’éviter le travers de beaucoup de chercheurs qui ne voient midi qu’à leur porte. Que ce soit en application préventive, dès le plus jeune âge, ou en urgence curative pour les enfants en échec, cette préparation du terrain, ce travail sur le fond sont indispensables si l’on veut réellement et sincèrement lutter contre le fléau de l’échec scolaire.