Vol de vautours sur l’école

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Un grand homme politique français en mal d’inspiration déclarait récemment que « l’enseignement est un tremplin pour l’avenir ». Cette maxime s’applique tout particulièrement en Belgique francophone, sinon aux élèves, du moins aux ministres en charge du système éducatif. En un peu plus de trente ans de carrière, j’ai en effet eu le plaisir de voir nos écoles et universités servir de tremplin à une vingtaine de ministres différents.

Souvenez vous par exemple de ce M. Di Rupo, illustre inconnu qui débarqua en 1992 à l’Education et dont le programme d’action se résuma à multiplier les déclarations à la presse, où il traitait les enseignants de fainéants et de profiteurs. Lui, en revanche, ne ménagea pas ses efforts pour nouer les meilleurs contacts avec l’Union Wallonne des Entreprises, se profilant ainsi comme un « socialiste responsable ». Cela lui valut, moins de deux ans plus tard, d’être promu vice-premier ministre au gouvernement fédéral où il conquit définitivement ses lettres de noblesse en préparant la privatisation des services et des entreprises publics.

Souvenez vous aussi de Mme Onkelinckx qui accepta courageusement de massacrer l’emploi dans l’enseignement secondaire entre 1995 et 1999. Elle en fut récompensée par un poste de vice-Première et de ministre de la Justice, qui lui permit d’appliquer à l’envers l’adage de M. Victor Hugo, « ouvrir une école, c’est fermer une prison ». Mme Onkelinckx, elle, organisa l’emprisonnement des jeunes qu’elle avait préalablement privés d’éducateurs et d’enseignants.

Certes, le tremplin échoue parfois. Après s’être fait chahuter par la plus longue grève dans l’histoire de l’enseignement belge, M. Yvan Ylieff (89-92) n’eut pas la chance de ses collègues. Il jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus. A vrai dire, on ne le reprit plus nulle part…

Ces trois exemples ne devraient pas nous faire croire qu’un passage rapide à l’Education serait l’apanage des seuls socialistes. Dans les années 80 nous eûmes quatre libéraux, MM. Tromont, Bertouille, Damseaux et Duquesne, en tir groupé sur sept ans à peine. Ils ne furent pas inefficaces pour autant : sous leur direction, les dépenses publiques d’enseignement de la Belgique furent brutalement ramenées de 7% à 5,2% de la richesse nationale. Cet exploit contribua grandement à causer les ravages qu’un autre libéral, M. Destexhe, se plaît curieusement à stigmatiser aujourd’hui. Mais ce dernier est sans doute trop jeune pour savoir que ce qui importait alors, c’est que le sacrifice de l’enseignement permît au gouvernement de continuer à verser des intérêts sonnants et trébuchants aux banques et autres miséreux détenteurs de la dette de l’Etat.

L’histoire dira si la nomination de Mme Arena au fédéral doit être interprétée comme une promotion ou un désaveu. Toujours est-il qu’une fois de plus les « chantiers urgents » et les « plans stratégiques » cèdent le pas devant les impératifs de carrière ou d’opportunisme politique. L’enseignement francophone aurait pourtant bien besoin d’une vision et d’une politique de long terme. Faut-il encore rappeler qu’aux tests internationaux PISA nous cumulons les records mondiaux des plus piètres performances moyennes, de la plus grande inégalité sociale et des taux de redoublement les plus élevés ? L’orientation générale des réformes nécessaires est désormais bien connue : mettre fin à l’ultralibéralisme et à la concurrence sur le marché scolaire, dégager des moyens pour assurer à chaque enfant l’encadrement individualisé que réclame sa réussite, prolonger la durée du socle commun sans en abaisser le niveau et réviser des programmes qui manquent cruellement de rigueur, de cohérence et de lisibilité.

On peut reconnaître, au crédit de Mme Arena, d’avoir été la première, dans notre longue série de ministres, à énoncer clairement certaines de ces priorités. Mais la montagne accoucha trop souvent de minuscules souris. La promesse d’interdire les distributeurs de Coca ne résista guère aux pressions des lobbies. Les bassins scolaires furent enterrés bien avant que certains parents privilégiés ne suscitent la pitié des médias en se transformant pour deux jours en SDF de luxe.

Mme Arena s’en va donc. Certains s’en réjouissent, comme Mme Bertiaux, qui n’a décidément pas digéré ni compris que l’on puisse imaginer un lien statistique entre la réussite scolaire et la jouissance des services d’une femme de ménage. Mais l’enseignement, lui, reste là, avec ses chantiers à peine entamés, avec ses projets avortés, avec ses programmes et ses réformes pédagogiques mal ficelés. Et avec un nouveau ministre qui, fut-il sympathique comme M. Dupont, ne promet guère d’apporter une vision stratégique sur un domaine qu’il maîtrisera sans doute… quand il laissera, très bientôt, la place à son successeur.

Les vautours, eux, tournoient déjà au-dessus du moribond. Constatant que 320.000 jeunes, soit 20% des enfants en âge scolaire, accusent un retard scolaire, des sociétés comme Educadomo et Sodexho se ruent sur le marché du soutien scolaire à domicile, un secteur « au potentiel de croissance énorme ». En effet, plus les choses iront mal à l’école, plus elles iront bien pour les affaires de ces charognards. Les parents qui en auront les moyens, assureront ainsi à leur progéniture l’encadrement et l’enseignement de qualité qui ouvrent les portes des emplois les mieux rémunérés. Les enfants des autres seront juste assez compétents, flexibles et abrutis pour occuper sans rechigner les masses croissantes d’emplois précaires non qualifiés. Près d’un demi siècle après « Les Héritiers » de Pierre Bourdieu, le système éducatif continuera sagement de reproduire les classes sociales. Et la ronde des ministres se poursuivra tranquillement, dans le meilleur des mondes.

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.

1 COMMENT

  1. Vol de vautours sur l’école
    Si le regard porté sur l’histoire ministérielle de l’enseignement semble pertinent, je me félicité d’autre part que celui qui prend le relais, en possède largement la compétence. Enseignant lui-même pendant de longues années, sa matière lorsqu’il est devenu député. Travailleur et homme de dossier, il est peut-être celui qu’il faut. Reconnu par tous les réseaux et partis pour ses compétences, ne cherchant nullement le médiatique mais adepte de la concertation suivi de décision, il peut restabiliser notre secteur. Ensuite on verra mais c’est un problème qui concernent tous les secteurs car la valse des Ministres ne concerne pas seulement l’enseignement

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