Thélot ou l’école de la reproduction

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Face aux difficultés liées à la massification de l’enseignement et à défaut de vouloir réellement investir dans la réussite des élèves, deux mauvaises réponses sont habituellement proposées : niveler par le bas ou hiérarchiser les formation. Le Rapport Thélot [[<*>Quelques mots d’explication pour les non-français. En septembre 2003, Luc Ferry, ministre de l’Education nationale, cherchant en vain à ne pas subir le sort qui avait été dévolu à Claude Allègre, installait une commission, dirigée par Claude Thélot, et la chargeait de deux missions. Premièrement, organiser un « grand débat » sur l’enseignement en permettant à tous – professeurs, parents, associations, syndicats, etc – de s’exprimer. Deuxièmement, « mener une réflexion prospective conduisant à identifier des schémas possibles d’évolution de notre système éducatif primaire et secondaire ».
Un an plus tard, Luc Ferry a été défenestré. Mais la Commission Thélot a bien rempli son contrat. Au terme de 26.000 réunions, de 300 contributions écrites en provenance d’associations, de 1.500 lettres et de 15.000 courriers électroniques, la Commission a publié, en avril 2004, un premier rapport de synthèse du débat. Et le 16 octobre dernier Claude Thélot présentait officiellement à Jacques Chirac son rapport final , intitulé : « Pour la réussite de tous les élèves ». Tous les extraits cités dans le présent article proviennent de ce rapport.]] innove audacieusement : il propose de faire les deux à la fois, en réduisant le tronc commun à une peu de chagrin tout en renforçant les mécanismes de sélection.
Dès lors, si ce rapport nous apprend quelque chose, c’est que les marges de manoeuvre des dirigeants des systèmes éducatifs européens sont décidément devenues fort étroites. La similitude entre les thèses de la Commission Thélot et les lignes directrices des réformes initiées depuis plus de dix ans dans les autres nations industrialisées est surprenante : recentrage sur les besoins économiques (au nom de l’emploi, bien entendu), flexibilité, décentralisation et dérégulation, abaissement des objectifs cognitifs au profit de compétences sociales, relationnelles ou directement exploitables par les employeurs, renforcement de la ségrégation sociale, introduction de techniques de management inspirées du secteur privé et surtout, surtout, pas un euro de plus pour sortir l’école de la crise. Le rapport « Pour la réussite de tous les élèves » est un document historique : il constitue l’acte de décès de cinquante années de massification de l’enseignement secondaire en France et, par la même occasion, il enterre les espoirs de démocratisation dont cette époque avait été porteuse.

Philosophie de l’éducation et choix de société

 

A quoi sert l’école ? La considère-t-on comme un levier de transformation de la société ou doit-elle, au contraire, assurer la reproduction des conditions d’existence de cette société. Doit-elle instruire le peuple, afin qu’il s’approprie les armes qui permettent de comprendre le monde et de le transformer ? Ou bien doit-elle, à l’inverse, se contenter de faire des enfants du peuple des producteurs efficaces, des consommateurs adaptables et des citoyens heureux de vivre dans le monde actuel ? En d’autres mots, jugeons-nous que ce monde actuel – son mode d’organisation économique, social, politique et les valeurs qu’il produit ou qui le supportent – est, sinon parfait, du moins « le moins mauvais possible » ? Ou bien sommes-nous convaincus qu’un « autre monde est possible », plus équitable, plus démocratique, plus respectueux de droits fondamentaux comme la santé, l’emploi utile, le logement et l’environnement, plus propice aussi à la création culturelle et artistique. Selon la réponse que l’on apporte à cette question, on défendra une vision progressiste ou conservatrice de l’enseignement. Selon le cas, on privilégiera une éducation qui assure « l’insertion », l’accès à l’emploi et le « respect des institutions démocratiques », ou bien celle qui garantit un haut degré de compréhension des problématiques sociales, économiques, politiques, scientifiques, technologiques et culturelles.
Bien sûr, les tenants de l’une et de l’autre option se retrouveront pour demander que les jeunes apprennent à lire et à écrire, à calculer et à utiliser un ordinateur, qu’ils soient bien éduqués et en bonne santé. Bien sûr, tout le monde conviendra qu’en bout de course l’enseignement devra produire des ingénieurs, des plombiers, des médecins et des infirmiers. Mais les désaccords apparaissent dès qu’il s’agit de déterminer de quels savoirs ces citoyens et ces travailleurs devront disposer. Quelle est la culture commune que nous préconisons ? Un socle minimal, juste assez pour ne pas se trouver en « décrochage » dans le monde où l’on vivra ? Ou une vaste culture, sur laquelle fonder une conscience démocratique ?
Cette ligne de partage est fondamentale. Beaucoup plus fondamentale, par exemple, que celle qui oppose, en France, les « républicains » et les « pédagos ». Peu me chaut que l’on abaisse le niveau d’instruction des enfants des classes populaires au nom du « respect de l’apprenant » ou au nom d’une « saine méritocratie ». Le résultat est le même, détestable. Je suis prêt, en revanche, à écouter – et à débattre – les positions de ceux qui regrettent les « bonnes vieilles méthodes traditionnelles », « le sens de l’effort » ou le « respect du maître », comme de ceux qui préconisent « l’ouverture de l’école sur la vie », la « construction des savoirs par les élèves » ou le développement de la « vie démocratique en classe », pour autant qu’ils s’inscrivent dans une volonté d’élever le niveau d’instruction de tous et, en particulier, des enfants des classes sociales les plus démunies et les plus exploitées.

Sans surprise, la Commission Thélot a choisi son camp. Elle pose d’emblée et avec clarté que :

« La réussite d’une École tient d’abord à ce qu’elle arme tous les élèves et les futurs citoyens de connaissances, de compétences et de règles de comportement jugées aujourd’hui indispensables à une vie sociale et personnelle considérée comme « normale ». C’est pour cela que le rapport propose que soit définie une culture commune – plus précisément un « socle de l’indispensable ». »

Qu’est-ce que cela veut dire, mener une « vie normale » ? Cela signifie bien sûr que l’on soit capable de survivre, donc d’occuper l’un des emplois que la société nous offre. Si l’on passe du niveau individuel au niveau sociétal, cela signifie que l’école doit produire les travailleurs qualifiés (ou non) et diversifiés dont auront besoin demain l’industrie, les services et l’administration de l’Etat. L’enseignement est ainsi pensé comme appareil de reproduction économique.
Mais cela signifie aussi que l’on sera prêt à accepter sa vie future comme « normale », que l’on accepte comme « normale » la situation – de médecin, de plombier ou de chômeur, de dirigeant ou d’exécutant – que l’on y occupera, que l’on accepte comme « normales » les institutions politiques, les lois économiques et les règles sociales qui régissent cette société. Dans cette optique, l’école doit donc jouer aussi un rôle de reproduction idéologique et de reproduction de la hiérarchie sociale.
Une fois que l’on a fait ce choix là, ce choix de la « normalité » et du « réalisme » – le monde est ce qu’il est, il faut nous y adapter – l’horizon des possibles se réduit brutalement. Il se réduit d’autant plus que les marges de manoeuvre que nous laissent les conditions présentes des économies capitalistes sont devenues terriblement étroites.
C’est ce que va nous montrer le « réalisme » du rapport Thélot.

L’école au service de la compétition économique

 

Pour comprendre le rapport Thélot, il faut avant tout comprendre la nature des contradictions qui caractérisent les rapports de production en France et dans le monde, ainsi que leurs implications générales sur l’enseignement.
Depuis plus de 25 ans, le système capitaliste se débat dans une inextricable crise de surproduction ou, plus exactement, de surcapacités de production. Le mécanisme d’une telle crise est bien connu et a été décrit par Marx il y a un siècle et demi. La nouveauté réside dans la durée (un quart de siècle déjà), l’extension géographique (désormais mondiale ou presque) et l’ampleur extraordinaire de cette crise (un taux de sous-utilisation des moyens de production estimé à 30% aux Etats Unis, sans doute davantage à l‘échelle mondiale). Cette crise se traduit par une chute de la rentabilité des investissements (les bulles spéculatives du début des années 90 n’ont pas pu faire illusion longtemps), une exacerbation des luttes concurrentielles, une instabilité généralisée de l’environnement industriel et financier, une forte précarité de l’emploi et le recours accéléré à l’innovation technologique. Cette dernière, qui se présente, sur le plan micro-économique, comme l’ultime recours de l’entreprise en vue d’augmenter sa compétitivité ou de créer de nouveaux marchés, résulte, sur le plan macro-économique cette fois, en une nouvelle augmentation des capacités de production globales et une diminution des pouvoirs d’achat (en raison des pertes d’emploi liées à l’automatisation des tâches), donc en une aggravation de la crise de surcapacité de production. Remarquons au passage qu’une telle spirale d’auto-alimentation de la crise ne fonctionne pas forcément indéfiniment. Le capitalisme est parvenu à sortir de crises passées, mais toujours à la condition d’une croissance alimentée de l’extérieur : conquête de marchés qui jusque là échappaient à la sphère de production capitaliste – services publics, colonies, néo-colonies – ou reconstruction des infrastructure suite à des destructions massives (les deux guerres mondiales par exemple). Or, le propre de l’époque actuelle, celle de la mal nommée mondialisation ou globalisation, c’est que justement l’économie est déjà mondialisée et globalisée, qu’il ne reste plus guère de secteurs ou de territoires à conquérir et qu’on ne voit donc guère – à moins d’une guerre précisément – ce qui pourrait sortir le système de sa crise.

Dans ce contexte, ce que les investisseurs attendent en tout premier lieu de l’Etat, s’agissant de l’enseignement, c’est qu’il mette ce vaste et coûteux appareil public entièrement au service de la compétitivité des entreprises (locales, régionales, nationales, européennes… selon le niveau de pouvoir auquel on s’adresse). C’est l’axe directeur, le noeud qui permet de comprendre toutes les réformes de l’enseignement depuis quinze ans : elles doivent impérativement être pensées en fonction d’un objectif central, instrumentaliser l’enseignement au service de la compétition économique. Le rapport Thélot se soumet d’emblée, dès les premières lignes, à ce diktat. Toute autre position se serait d’ailleurs immédiatement vue taxer d’irréalisme et renvoyée dans les poubelles de la pensée éducative. Reprenant à son compte une phrase phrase désormais célèbre, adoptée au Conseil des ministres européens de Lisbonne en 2000, le rapport Thélot fait donc acte d’allégeance au capitalisme en souhaitant « que l’éducation et la formation contribuent à faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable ».

Entre socialisation et endoctrinement

 

Mais la durée et l’ampleur de la crise mondiale commencent à produire des effets socialement et politiquement dangereux. La ghettoïsation des quartiers les plus déshérités, l’absence de perspective d’emploi, la crise du logement, les pertes de repères normatifs d’une jeunesse tiraillée entre des discours et des messages contradictoires constituent des ferments de désordre social voire, potentiellement, de révolte sociale. Pendant des siècles, nos sociétés se sont dotées d’un arsenal de valeurs morales et politiques qui devaient assurer leur pérennité, au moins sur le plan idéologique : patriotisme, respect des institutions, religion, obéissance et soumission à l’autorité. Le pire, mais aussi parfois le meilleur : amour des sciences et des arts, glorification de la raison, valorisation du travail régulier et soigné, discipline, etc. Ces diverses valeurs se sont longtemps combattues entre elles. Aujourd’hui elles se trouvent toutes laminées, sacrifiées sur l’autel du seul Dieu véritable de cette société : le profit. Celui des agences publicitaires, celui des multinationales du jouet électronique, celui des sociétés de télévision, celui des géants du cinéma et de la musique. Là aussi, l’exacerbation de la compétition économique a brisé toutes les barrières, tous les tabous. Rien n’est interdit, si cela fait tourner le commerce. D’où un abaissement des normes culturelles et artistiques, mais aussi des valeurs idéologiques, au rang de ce qu’il y a de plus primaire en nous : individualisme exacerbé, jouissance immédiate à n’importe quel prix, ambitions de court terme, etc.
Seulement, pour faire tourner une économie, il faut tout de même disposer de travailleurs qui, au moins sur le lieu du travail, acceptent d’autres normes et valeurs que celles-là. La commission Thélot fait ainsi remarquer très justement que

« le monde de l’entreprise – à travers son insistance sur les règles de socialisation dans le processus de formation d’actifs qualifiés – paraît plus demandeur en “éducation” que d’autres acteurs ou partenaires de l’École ».

Plus fondamentalement, c’est la cohésion et donc, à terme, la survie de la société capitaliste moderne qui se trouve menacée par une dégradation trop violente du respect des valeurs morales et idéologiques.

« Si la pacification et la laïcisation des moeurs ainsi que le progrès vers l’égalité constituent les tendances lourdes de la société française, il n’en est pas moins vrai que celle-ci continuera d’être confrontée, à moyen terme comme elle l’est aujourd’hui, aux difficultés liées à la ghettoïsation ».

On se demande où les rapporteurs de la Commission Thélot ont bien pu déceler une « tendance lourde » vers l’égalité. La « ghettoïsation » n’étant évidemment qu’un euphémisme pour « croissance des inégalités sociales ». Toujours est-il que l’école se trouve investie de la mission d’aller à contre-courant des pertes de valeurs.

« l’École doit cultiver la civilité et préparer à l’exercice de la citoyenneté. Civilité et citoyenneté ne peuvent être confondues. L’apprentissage de la politesse doit précéder l’initiation à la politique. Les élèves doivent d’abord apprendre à respecter la loi, à se conformer aux règles de la vie commune et à se maîtriser ».

Mais tout ceci, l’école devra le faire seule. Pas question d’imposer aux autres forces de la société – à commencer par les marchés – le respect ou la valorisation de ces mêmes valeurs.

« Il serait vain de chercher à faire en sorte que la société adhère aux valeurs de l’École, en espérant qu’ainsi celle-ci pourrait aller mieux. Peut-être est-il plus opportun de jouer la carte d’une acceptation tranquille de sa singularité ».

Contradiction entre les moyens et les objectifs

 

Voilà donc l’enseignement investi d’une double mission : sauver l’économie de la débâcle et sauver la société de la perte de valeurs. Rien de moins ! On pourrait s’attendre à ce qu’un objectif aussi ambitieux soit soutenu par des moyens en proportion. Pourtant, la Commission Thélot parvient à clôturer les 150 pages de son rapport sans écrire une seule fois les mots « financement », « dépenses », « taux d’encadrement » ou « nombre d’élèves par classe ». Comme si ce sujet-là était tabou. Et c’est qu’il l’est ! Car si la quête de compétitivité économique passe par un enseignement adéquatement « rénové », elle passe tout autant par la réduction constante de la charge fiscale. Celle qui pèse directement sur le capital et sur les entreprises bien entendu, mais aussi celle qui est à charge des ménages, donc des travailleurs. Si ces derniers paient moins d’impôts, ils résisteront moins aux pressions patronales visant à réduire ou à bloquer leurs salaires. Seulement voilà : si l’Etat diminue ses recettes, il faut bien aussi qu’il rogne sur ses dépenses, au rang desquelles l’enseignement compte aujourd’hui comme l’un des postes les plus importants. Depuis vingt ans, malgré l’augmentation continue des effectifs totaux (surtout dans l’enseignement supérieur), les dépenses publiques d’éducation stagnent, en France comme dans la plupart des pays de l’OCDE, aux alentours de 5 à 5,5% du PIB. Autant il est obligatoire de penser l’école comme un instrument au service de la compétition économique, autant il est absolument exclu d’envisager que cette école, où chaque citoyen passe désormais un quart de sa vie, puisse bénéficier d’un peu plus que ce malheureux vingtième de la richesse nationale.
Il y a dès lors une contradiction manifeste entre les attentes que le capitalisme place dans son système éducatif et les maigres moyens qu’il est disposé à y consacrer. Cette contradiction et les stratégies visant à la résoudre sont au coeur de tous les débats sur l’enseignement depuis quinze ans. Comment faire « mieux » avec « moins » ? Telle est la question fondamentale que doit résoudre la Commission Thélot. Et elle va le faire, sans surprise, comme ses prédécesseurs belges, allemands, anglais, comme Edith Cresson et Viviane Reding à la Commission européenne, en nous servant une définition minimaliste de ce que veut dire « mieux ».
L’adéquation de l’école aux nouvelles conditions économiques et sociales sera donc « qualitative » et non quantitative. Le terme « qualité » signifiant ici « rationalisation », recentrage sur « l’essentiel », réduction des ambitions.

L’abandon des ambitions démocratiques

 

Premièrement, et contrairement à l’idée véhiculée par le concept trompeur de « société de la connaissance », il faut bien comprendre que l’époque n’est pas à la généralisation des emplois nécessitant un haut degré de formation. Au contraire. En France, au cours des années 1994-2001, le nombre des emplois « non qualifiés » est passé de 4,3 à 5,1 millions. Ils représentent à nouveau, désormais, 24% de l’emploi salarié total. Et le rapport Thélot – tout comme les études prospectives du département fédéral américain de l’emploi – prévoit que ce mouvement ne devrait pas s’arrêter de si tôt :

« La part des emplois « peu qualifiés » ou requérant une qualification d’ordre « comportemental » ou « relationnel » demeurera considérable dans l’avenir : certains domaines d’activité (vente, services à la personne, etc.) devraient donner lieu à une création d’emplois importante ; dans les métiers d’employés et d’ouvriers peu qualifiés, la destruction des emplois sera plus que compensée par la nécessité de remplacer les départs massifs à la retraite »

Ce constat, crucial, est formulé dès l’introduction, dans l’exposé du « cadre économique de l’Ecole future ». Il constitue la base matérielle de l’acceptation d’une dualisation grandissante de l’école. Le fait qu’il soit mentionné explicitement, sans ambages, dans un document qui – nous le verrons – plaide essentiellement en faveur d’une sélection plus forte et plus précoce et en faveur d’un abaissement des exigences, ce fait est exceptionnel.
Pendant de longues décennies, le glissement généralisé vers les emplois à haut niveau de qualification avait soutenu la massification de l’accès à l’enseignement (secondaire, puis supérieur) et avait également permis l’émergence d’un discours prônant une démocratisation de l’enseignement. Certains allaient jusqu’à imaginer que les emplois non qualifiés devraient disparaître à moyen terme. L’évolution actuelle enterre ces mythes. Aussi le rapport Thélot marque-t-il une rupture par rapport à ces discours-là. Dès qu’il en vient à formuler sa définition de la « réussite scolaire », l’abandon des ambitions démocratiques est patent, brutal :

« La Commission considère que le défi que l’École devra relever à l’horizon des deux décennies à venir peut difficilement se traduire en termes de niveaux d’étude, ou même de diplôme, atteints par telle ou telle proportion d’une classe d’âge. Il vaudrait mieux s’assurer que l’ensemble d’une classe d’âge maîtrise, à l’issue de la scolarité obligatoire, les compétences nécessaires (notamment comportementales) à une vie personnelle et à une intégration sociale réussies ».

Certes, la proclamation du dessein de mener 80% d’une classe d’âge au bac n’avait jamais été sincère, car jamais assortie des moyens qui auraient permis de mener réellement 80% des jeunes à un niveau réellement – et non formellement – équivalent au baccalauréat. Mais le rapport Thélot enterre pour de bon ce projet qui avait au moins le mérite de dire : voilà où nous voudrions arriver.
Le passage suivant est, si possible, plus clair encore :

« La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’École doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois ».

Nous vivons dans un monde où la – nécessaire – division technique du travail est doublée d’une – inutile et injuste – division sociale du travail. Les théoriciens marxistes de l’enseignement, de même que nombre de sociologues non marxistes, ont reconnu depuis longtemps, dans la sélection scolaire, une fonction objectivement nécessaire à la société capitaliste moderne : celle de contribuer à assurer, en dépit des formes démocratiques externes, la reproduction des conditions d’inégalité sociale indispensables dans une société hiérarchisée. Mais il est rare de trouver cette fonction objective de l’école exprimée sous la forme d’une volonté subjective, sauf peut-être dans les textes de quelques théoriciens de la droite extrême. Il est en tout cas exceptionnel de la voir formulée dans un document officiel, avec la clarté, pour ne pas dire le cynisme des citations ci-dessus.

Un grand classique : sélectionner pour le bien de l’élève

 

Encore faut-il vendre cela au public. Aussi, dès qu’il s’agit de formuler des propositions concrètes, le rapport Thélot ne parle-t-il plus de sélection ou de hiérarchisation, mais de « diversité », de « souplesse », d’« individualisation des parcours », de « différenciation des rythmes d’apprentissage ».

L’École doit s’adresser à des individualités afin de leur offrir le plus possible de diversité et de souplesse, une fois acquise l’indispensable culture commune. Une École de masse ne doit pas être, au risque d’être aussi une École de l’exclusion, une École de l’homogénéité. L’École doit, avec et après la maîtrise du socle, permettre des parcours et des apprentissages divers, ouverts et donnant le plus de chances possibles aux élèves. Il lui faut à cet effet maîtriser les mécanismes d’orientation et la définition des filières.
(…)
Elle peut, ce faisant, assumer sereinement de promouvoir une élite scolaire afin de doter la Nation des cadres dont elle aura besoin – au plan culturel, scientifique, économique et politique – dans les décennies à venir.

La Commission plaide donc, sans surprise, pour une hiérarchisation précoce des filières d’enseignement. Dès le collège, « cette diversité peut prendre des formes extrêmes, élaborées au cas par cas : au titre de sa responsabilité, le collège peut proposer, dans le cadre de projets individuels, des parcours fondés sur diverses formes d’alternance, en entreprise, dans un établissement de formation professionnel ou dans des structures adaptées ».

Différenciation et individualisation se justifient, aux yeux des membres de la Commission Thélot, par les « capacités » ou les « intérêts » propres de chaque jeune. Dans l’absolu, rien ne s’oppose évidemment à ce que chaque jeune ait « accès à un rythme d’apprentissage personnalisé » ; qu’il ait « le choix d’une voie d’enseignement adaptée à ses intérêts et à ses capacités » ; que l’école « l’aide à découvrir son terrain d’élection, celui où il démontre un talent particulier et qui l’amène au meilleur de lui-même » ; qu’elle cherche à « valoriser les aptitudes de chacun, la variété des parcours, la diversité des qualifications et des voies de réussite dont notre pays a besoin ». Tout cela est parfaitement légitime, « une fois le socle commun des “indispensables” solidement maîtrisé ». Toute la question étant de savoir ce qu’on met dans ce « socle des indispensables ». S’il s’agit d’une véritable ambition de culture commune, fondatrice d’une citoyenneté critique et responsable, alors rien ne s’oppose à ce qu’ensuite, chacun suive « sa voie ». Mais lorsque le tronc commun se réduit au niveau médiocre proposé par la Commission Thélot (voir plus loin) alors tout ce qui précède, toute cette logorrhée sur « les capacités et les inclinations individuelles » a de furieux relents de théorie des dons : pas de géographie, de philo, de sciences ou d’histoire pour la masse des gosses du peuple qui ont prouvé leur « désintérêt » et leur « incapacité » dans ces domaines. Du discours conservateur au discours franchement réactionnaire, le chemin est décidément devenu très court…

Adaptabilité et flexibilité

 

Nous avons vu plus haut comment le recours incessant à l’innovation technologique constituait à la fois une conséquence et le moteur de la crise de surproduction. Mais la vitesse du progrès technique alimente également une autre caractéristique de la crise actuelle : l’extrême imprévisibilité de l’évolution des marchés et des rapports techniques de production, que ce soit dans l’industrie ou dans les services. Nul ne sait de quelles qualifications le marché du travail aura besoin dans dix, voire dans cinq ans. Le rapport Thélot indique ce point comme une autre caractéristiques majeures du « cadre économique de l’Ecole future » : « La quête d’une adéquation entre la formation et l’emploi se heurte, et se heurtera toujours davantage dans l’avenir, d’une part aux difficultés de prévoir les besoins futurs d’une économie dont le dynamisme repose essentiellement sur l’innovation technologique et organisationnelle, d’autre part à la déconnexion croissante, empiriquement constatée, entre la formation initiale suivie et l’emploi occupé ». Cette caractéristique induit donc une demande de flexibilité, d’adaptabilité, qui s’adresse aussi bien au système d’enseignement lui-même qu’aux produits qui en sortent, aux futurs travailleurs et consommateurs.
La quête de flexibilité se réalise par deux grands moyens, désormais classiques :

– le glissement de l’instruction scolaire (avec son corpus de connaissances intégrées et structurées) vers l’enseignement « tout au long de la vie » (dont les objectifs sont définis en termes de compétences).

– la dérégulation du système éducatif lui-même (par la décentralisation, l’autonomie des établissements, la mise en concurrence, etc.)

Le premier de ces points apparaît derechef dès l’introduction, dès l’exposé du cadre général du rapport Thélot. Celui-ci commence certes par promettre de conserver « l’ambition d’accroître le niveau de formation et de qualification des individus ». « Mais », ajoute-t-il d’emblée, « l’incertitude de l’avenir conduit à souhaiter que cet accroissement ne se produise pas lors de la « formation initiale » : il devrait au contraire résulter de l’essor de la formation tout au long de la vie ».
En d’autres mots, l’école ne doit pas viser à élever le niveau des apprentissages pour tous. Sa « mission première » étant seulement « d’assurer le socle commun qui devrait permettre à tous non seulement de s’insérer professionnellement et socialement mais aussi d’apprendre à apprendre tout au long de la vie. »
On voit bien, à travers ces citations, comment le discours sur la formation tout long de la vie et sur « apprendre à apprendre » est étroitement lié à l’abaissement des exigences au niveau d’un « socle commun » minimal. Le premier servant à justifier le second.

La recherche d’une plus grande flexibilité du système scolaire transparaît, quant à elle, à travers une multitude de recommandations du rapport Thélot qui, prises séparément, peuvent quelques fois paraître justifiées mais qui, mises bout à bout, finissent par révéler une véritable entreprise de dérégulation et de décentralisation :

« L’École doit s’adresser à des individualités afin de leur offrir le plus possible de diversité et de souplesse »

« La souplesse des dispositifs devrait permettre de mettre en place des groupes d’apprentissage (…) répondant à la diversité des élèves »

« L’engagement de respecter au mieux le choix éclairé des élèves doit s’accompagner d’une définition beaucoup plus souple de l’offre régionale et locale de formation »

« Pour promouvoir la diversification maîtrisée des établissements et donner plus de souplesse à leur fonctionnement, la Commission propose de définir la dotation horaire globale de chaque établissement à partir de trois « corbeilles » : une dotation identique pour tous permettant d’assurer les enseignements communs ; 8% à 10% de la dotation horaire globale laissés à son libre usage contractualisé ; une dotation supplémentaire (qui pourrait aller de 0% à 25% de la dotation horaire globale) dévolue sur critères spécifiques, de manière à promouvoir la mixité sociale et le soutien des types d’élèves les plus défavorisés »

« La Commission préconise de donner aux collèges et aux lycées eux-mêmes la responsabilité de trouver les ressources nécessaires pour pallier dans les 48 heures l’absence ou l’indisponibilité d’un professeur. La gestion des remplacements (…) gagnerait ainsi en souplesse : une conception moins rigide des emplois du temps permettrait en effet qu’un professeur absent puisse être remplacé par un collègue exerçant ou n’exerçant pas dans la même discipline ».

« la Commission propose de transformer progressivement les écoles (primaires) en établissements disposant d’un statut propre, administrés sous l’autorité d’un conseil d’administration et dirigés par un chef d’établissement responsable ».

Socle commun : la misère

 

Ces bases étant jetées, le rapport Thélot en arrive finalement à l’essentiel : la définition du « socle commun des indispensables ». En fait, le rapport établit une triple hiérarchie dans les contenus des apprentissages au niveau de l’enseignement obligatoire. Il propose en effet

« une différenciation des enseignements fondée sur un double partage : entre des enseignements obligatoires et des enseignements optionnels, et, au sein des enseignements obligatoires, entre ce qui relève du socle et ce qui n’en relève pas ».

Seuls les apprentissages qui appartiennent au « socle » feront l’objet d’une évaluation certificative. Les autres enseignements « obligatoires » ne seront donc, dans les faits, pas obligatoires (puisqu’ils ne sont pas pris en compte dans la décision de réussite ou d’échec).

Quand elle en arrive enfin à la définition du contenu de ce socle commun, la Commission Thélot confirme ce que nous pressentions, que le pire était à craindre :

« La Commission propose que le socle soit constitué de deux piliers (la langue française et les mathématiques), de deux compétences (l’anglais de communication internationale et les technologies de la communication et de l’information), et de l’éducation à la vie en commun dans une société démocratique. Dans chacun de ces domaines devra être défini ce qui doit être maîtrisé. »

Encore faut-il préciser que les « mathématiques » dont il s’agit ici n’iraient pas plus loin que la maîtrise des « opérations mathématiques ». Tout le reste – l’histoire, la géographie, les sciences, les technologies, la culture générale, la géométrie, le calcul algébrique – est hors socle commun. Cela fera partie des matières « obligatoires mais pas indispensables » ou, pour l’essentiel, des matières optionnelles.
Savoir situer l’Egypte sur une carte, savoir ce qu’est l’effet de serre, savoir que les pays européens et les Etats Unis se sont enrichis grâce au commerce et à l’exploitation des esclaves d’Afrique, savoir que la matière est composée d’atomes, savoir qu’on ne peut pas produire de l’énergie à partir de rien, savoir ce qu’est un glacier, savoir ce qu’est un gène, savoir qui était Pétain… tout cela n’est pas, aux yeux de la Commission Thélot, « indispensable ». Puisqu’on peut vivre « normalement » – c’est-à-dire se faire exploiter 40 ou 36 heures par semaine avant de faire ses achats chez Carrefour et de jouir du spectacle vespéral de la Star Academy – sans savoir tout cela.

Par contre, il est essentiel de maîtriser « l’anglais de communication internationale » (« would you like your hamburger with ketchup or with pepper sauce ? ») et les « tehnologies de l’information et de la communication » (« sur quel bouton j’appuie pour confirmer la commande ? »).
Les arguments avancés en faveur de l’initiation précoce et obligatoire aux TIC sont à la fois éclairants et désolants :

« L’usage élémentaire de l’ordinateur fait partie du bagage culturel que l’École doit assurer à tous les élèves non seulement parce que l’essor de l’utilisation des technologies informatiques dans la société a transformé la manière de travailler mais aussi parce qu’elles seront une des voies privilégiées de la formation tout au long de la vie et enfin parce que de futurs citoyens doivent pouvoir exercer un regard critique sur le flux d’informations non contrôlées accessibles sur Internet. »

Eclairante, la référence à l’omniprésence des TIC sur les lieux de travail (assurer la compétitivité de la main d’oeuvre, sans perdre trop d’heures à l’initier aux outils spécifiques de la production). Eclairante l’idée – née il y a dix ans au sein du lobby de la Table Ronde Européenne des industriels – que l’internet constituera le moyen par excellence pour contraindre le travailleur à rester productif et employable en apprenant chez lui, devant son écran d’ordinateur, donc à moindre coût pour son employeur (quête de flexibilité). Désolant, l’argument que l’initiation aux TIC permettrait d’exercer un « regard critique sur le flux d’informations sur Internet ». Alors que, précisément, les heures passées devant les ordinateurs scolaires seront en général perdues pour l’acquisition des savoirs qui auraient permis d’assurer ce regard critique.

Sélection renforcée

 

Sous prétexte de créer un socle, c’est aussi une formidable machine à sélectionner que l’on entend mettre en place. C’est bien la fin de l’idéal d’un Collège unique que l’on nous annonce. Car, évidemment, l’accès aux filières d’élite du lycée sera réservé à ceux qui n’auront pas cru au socle, ceux qui auront – ou dont les parents auront – pris soin de « choisir » les matière optionnelles adéquates – sciences, humanités, mathématiques – dès le collège. Est-il nécessaire de préciser que ce seront, massivement, les enfants du peuple que l’on relèguera ainsi dans la misère intellectuelle du « socle » ?
Lorsque la Commission Thélot affirme que

« l’égalité des résultats ne signifie pas que les élèves obtiennent les mêmes résultats mais que chacun réussisse selon ses talents, ses goûts et ses efforts »,

elle passe un peu vite à côté de cette réalité sociologique incontournable que la sélection ne s’effectue presque jamais en fonction des « talents » et des « goûts », mais le plus souvent en fonction de l’origine sociale. Et lorsque, effectivement, « l’effort » intervient comme facteur de sélection c’est sans doute aussi parce que les efforts des enfants du peuple et ceux des enfants de la bourgeoisie ne sont guère encouragés et soutenus de la même façon par l’institution scolaire.
Cette sélection sociale sera d’autant plus dramatique que la Commission Thélot propose par ailleurs de renforcer la hiérarchisation des filières au niveau du Lycée (on parle évidemment, plus pudiquement de « diversification »). Le rapport préconise d’introduire, dès la première année du lycée, une stricte séparation entre les voies préparant à l’entré sur le marché du travail, celles préparant à des études supérieures courtes et celles qui conduisent à des études supérieures longues. Si l’on tient compte du fait qu’une certaine présélection s’opérera déjà dès le Collège, on retrouve, à peu de choses près, le modèle de l’enseignement belge qui, avec ses trois filières – professionnelle, technique et générale – est l’un des systèmes éducatifs les plus inégalitaires du monde industrialisé.
Il est vrai que la Belgique « bénéficie » de surcroît d’une organisation en « quasi-marchés scolaires » où la concurrence entre réseaux catholique et public ainsi que la totale « liberté » de choix des parents contribuent grandement à favoriser la ségrégation sociale. La France a, heureusement, sa « carte scolaire » et un enseignement public beaucoup plus puissant qu’en Belgique, pour résister à une telle évolution. Mais pour combien de temps encore ? Le rapport Thélot estime en effet que
« la sectorisation, c’est-à-dire l’obligation de mettre son enfant dans l’établissement du quartier a l’effet pervers, lorsque les quartiers sont devenus plus homogènes, d’enfermer dans l’établissement scolaire local et donc d’entériner les inégalités sociales ». Est-ce un plaidoyer pour combattre ces effets pervers ou pour en finir avec la sectorisation ?

Un chapitre entier consacré à « l’orientation positive » et à « l’éducation au choix » (scolaire et professionnel) ne peut faire illusion. Car ce choix ne pourra être réellement « positif » – et donc socialement neutre – que si les filières générales et professionnelles sont effectivement des filières sur pied d’égalité. Or cela n’est pas le cas : elles sont et resteront fortement hiérarchisées. Dire cela passe parfois pour être méprisant envers les formations professionnelles ou les métiers manuels. Mais le véritable mépris est celui dans lequel nos sociétés et leurs systèmes d’enseignement tiennent les enfants des sections professionnelles. Lorsque le soudeur aura droit au même revenu que le diplômé universitaire, lorsque le futur soudeur aura droit à la même formation générale, au mêmes savoirs porteurs de citoyenneté critique, ce jour-là on pourra décemment parler de filières d’enseignement sur pied d’égalité, de choix professionnel et d’orientation « positive ». En attendant, ce type de discours n’a qu’une fonction : faire accepter la sélection en tentant de camoufler son caractère hiérarchisant et en niant qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’une sélection sociale.

Et le reste ?

 

A ce stade, nous n’avons commenté que les soixante-dix premières pages du Rapport Thélot. Le reste est constitué de nombreuses propositions plus concrètes, qui doivent accompagner le projet esquissé jusque là. Certaines de ces mesures m’apparaissent comme dangereuses, même prises isolément. Ainsi, l’idée de

« transformer progressivement les écoles (primaires) et les réseaux d’écoles en établissements disposant d’un statut propre, administrés sous l’autorité d’un conseil d’administration et dirigés par un chef d’établissement responsable »

semble pouvoir ouvrir la porte à une mise en concurrence et à une importante dérégulation du système éducatif. Il en est de même de l’idée de lier chaque établissement par un « contrat » de trois ans ou encore celle de renforcer les procédures de contrôle des enseignants tout en leur faisant jouer un rôle plus important en matière de promotion et de carrière. Ces techniques managériales, inspirées du monde de l’entreprise privée, partent du présupposé que les enseignants seraient incompétents et/ou tire-au-flanc. Or, si de tels cas existent et doivent évidemment être traités efficacement et rapidement, ils constituent l’exception et non la norme. Il est proprement insultant, pour la majorité des enseignants, de voir la Commission Thélot y attacher une telle importance alors qu’elle ne parvient pas à écrire une seule ligne sur la façon d’améliorer les conditions de travail de ces enseignants. Or le problème principal, s’agissant de l’efficacité pédagogique, c’est bien là qu’il réside. Il faut n’avoir jamais passé sept heures d’affilée, seul(e), face à 30, 25 ou même 20 enfants ou adolescents pour ne pas s’en rendre compte.
Et c’est également pour cette raison que d’autres propositions du Rapport Thélot, qui peuvent passer pour positives si on les examine isolément et hors contexte, seront au mieux inopérantes. L’amélioration de la coordination pédagogique, le soutien scolaire individualisé, la concertation avec les parents, l’ancrage des établissements dans leur environnement local, tout cela est bien beau, mais avec quels moyens humains va-t-on le réaliser ? Et à défaut de ces moyens, au prix de quels nouveaux abandons en termes de niveau d’instruction ?

Conclusions

 

Le rapport Thélot s’achève avec la présentation de ce que ses auteurs estiment être les deux conditions de réussite de la réforme : « rétablir la confiance » entre les acteurs de l’enseignement et « conduire la réforme avec ténacité ». On ne peut s’empêcher de penser à la méthode Coué.
Pour ma part, je proposerais plutôt les deux mots d’ordre suivants : ambition et moyens. La première condition d’une réforme de l’enseignement est qu’elle s’inscrive dans un projet réellement ambitieux, capable de mobiliser et de rassembler. Par exemple : un tronc commun d’enseignement, obligatoire pour tous, jusqu’à l’âge de 16 ans, axé sur une formation générale et polytechnique de haut niveau ; un école disposant de temps et de personnel suffisant pour assurer à la fois cette haute mission d’instruction et pour être, parallèlement, un lieu de vie et de socialisation, ancré dans le quotidien des élèves. Mais une telle ambition a un prix. Ramener à 15 le nombre moyen d’élèves par classe en primaire, mettre en place (et financer) de réelles structures d’encadrement et d’aide individualisée en dehors des heures de classe, garantir l’existence d’écoles de petite taille et de proximité. Tout cela représente une augmentation des dépenses d’enseignement de l’ordre de 30 à 40%. Irréaliste ? Non, mais probablement contraire aux intérêts actuels des marchés. C’est donc une question de choix. De choix de société.

Nico Hirtt

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Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.

1 COMMENT

  1. > Thélot ou l’école de la reproduction
    Merci à Nicolas Hirtt, qui a cité, en puisant dans les rapports publiés, les conclusions du rapport Thélot trois ans avant leur publication.

    Il y a deux manières de lire et d’interpréter la transformation en cours de la société, et d’en tirer les conséquences pour l’éducation :

    – ou bien l’on répète que la mondialisation est inéluctable, accompagnée d’une concurrence féroce, demandant la mobilisation de la main d’oeuvre au cri de « marche-ou-crève ». Dans ce cas l’école devient le lieu où l’on acquiert l’adaptabilité, « l’employabilité », l’acquisition de techniques en principe indispensables, en fait périmées au moment hypothétique où l’on entrera sur le marché du travail.

    – une autre manière de lire la transformation, c’est de considérer la part -10%, sinon davantage – de la part du produit national qui a passé des revenus du travail à ceux du capital. Il faut mobiliser des tonnes d’idéologie pour faire accepter aux travailleurs cette réalité. Le discours sur l’égalité des chances articulé sur le fonctionnement de l’école qui ne distribue pas ces chances, est destiné à réaliser ce que deux mille ans de christianisme n’ont pas réussi à faire : faire faire endosser aux individus eux-mêmes la responsabilité de leur échec social, leur faire croire que s’ils sont pauvres, c’est parce qu' »ils n’ont pas voulu travailler à l’école.
    Si l’on considère que la mondialisation, l’union européenne, ce sont juste des discours bons à dépouiller les salariés, le contenu de l’enseignement doit être tout autre. Ce sont des vérités qu’il faut apprendre, des connaissances à opposer à ceux qui manipulent de l’idéologie, c’est de l’économie, de l’histoire, du des sciences pour pouvoir discuter terme à terme. Comme l’écrivait je ne sais plus quel pédagogue allemand, la fonction des enseignants est double : permettre à la génération suivante d’entrer dans la société ; lui donner les moyens de transformer cette société. j-p h

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