L’école des trois I: Inglese (anglais), Informatica (informatique), Impresa (entreprise)

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Lorsque Letizia Moratti fut nommée ministre de l’Education nationale, de l’Université et de la Recherche en juin 2000, au sein du gouvernement italien de Berlusconi, son premier acte officiel consista en l’abrogation de la loi de réforme de l’école approuvée par le précédent gouvernement de centre-gauche et, par là même, elle avait donc ouvert la voie au processus actuel de régionalisation et au principe de l’école-entreprise en introduisant l’école territoriale, le langage emprunté à l’économie et le principe de l’autonomie de l’école.
Par un second acte législatif, madame Moratti a établi que le terme « public » soit éliminé de la dénomination officielle du Ministère et a décrété qu’une prime soit accordée aux parents qui envoient leurs enfants dans les écoles privées, indépendamment de leurs revenus.
En adoptant la loi de finances, elle a ensuite réduit de manière drastique les budgets alloués à l’école publique et au personnel enseignant.
Ainsi, elle a annoncé que le moment était venu pour l’école italienne de dire « point à la ligne », car la situation ne pouvait être « pire que celle-ci ».

Bien qu’elle ait été démentie par de nombreux sondages et par de nombreuses preuves de la qualité de l’école italienne, la ministre a poursuivi une politique de dénigrement des enseignants et du personnel scolaire, se permettant à plusieurs reprises de mettre en doute publiquement leur professionnalisme. Elle a tenté par tous les moyens de soumettre les enseignants, en amadouant une partie de ceux-ci par des promesses de pouvoir et de carrière grâce à la hiérarchisation du corps enseignant, très utiles pour le diviser. Elle a donc déclaré la guerre à la liberté de l’enseignement. A titre d’exemple, les remaniements pesants des programmes scolaires des différentes matières, l’introduction d’examens nationaux impliquant le pire des « apprentissages par cœur » et très contraignants, les insinuations à peine voilées de manque de sérieux dans la gestion des examens de diplôme (baccalauréat) afin de les vider progressivement de leur sens et d’en éliminer la valeur légale.

La ministre a manipulé à plusieurs reprises les chiffres de classements internationaux qui mettent partiellement en évidence les lacunes objectives de l’école italienne, certainement pas comblées par sa loi, et en a donné une lecture faussée et fonctionnelle pour arriver à ses fins.
Madame Letizia Moratti est un chef d’entreprise et ne connaît absolument rien de l’école et, de surcroît, elle est une intégriste catholique.
Ses objectifs principaux sont de faire économiser de l’argent à l’Etat sous le poste de dépenses « Education », d’utiliser l’autonomie de l’école introduite par son prédécesseur afin d’instaurer une concurrence entre les écoles et, de fait, de les privatiser, de faire de l’Etat le financeur et non plus le gestionnaire de l’éducation, de réduire progressivement les budgets et le personnel en incitant les écoles à rechercher des partenaires financiers privés et en demandant aux familles de payer. En d’autres termes, du pur néolibéralisme scolaire.

La ministre n’a aucun projet pédagogique et didactique. Elle propose des contenus absolument conservateurs, pour ne pas dire autre chose, et des méthodologies didactiques maladroitement calquées sur le modèle anglo-saxon (qui, soit dit en passant, est sur le point d’être abandonné en partie) et associées à un essai « moralisateur » explicite de tout le système. Pour madame Moratti, moraliser l’école signifie couper les vivres (punition) et imposer des règles (discipline) à tous, enseignants, personnel auxiliaire ou étudiants. Mais, moraliser pour une catholique convaincue comme elle signifie aussi exalter son appartenance religieuse. Cela signifie que les heures d’enseignement de la religion catholique dans les écoles primaires et secondaires font partie de l’enseignement obligatoire et non optionnel. Et cela signifie que, en ce qui concerne les réductions généralisées du personnel, les seuls enseignants auxquels un poste a été proposé sont les enseignants de religion catholique, par ailleurs nommés non pas sur la base d’un concours et d’un classement public, mais directement par l’Eglise.
Moraliser veut dire aussi adapter les programmes à une certaine vision du monde, imposer aux maisons d’édition un certain type de livres, en éliminant des sujets et en ressuscitant d’autres tombés aux oubliettes.
L’ensemble de la communauté scientifique a dû se soulever pour faire comprendre à madame la ministre qu’il n’était vraiment pas possible de ne plus enseigner Darwin et la théorie de l’évolution aux élèves du secondaire. Qu’on ne pouvait enseigner aux jeunes de 13 ou 14 ans, comme seule explication de l’apparition de l’homme sur la terre, la théorie de la création.
Mais la vague de contre-réforme s’est déchaînée surtout sur les manuels d’histoire, en réduisant considérablement les programmes, en affichant le nationalisme et le patriotisme, en supprimant tous les épisodes considérés comme gênants (par exemple le XXe siècle, du fascisme à nos jours) qui pourraient distraire, détourner et troubler les esprits solides et sereins des bambins chefs d’entreprise rêvés par M. Berlusconi.

Au cri « Nous voulons plus de liberté ! », la réforme Moratti répond en affirmant vouloir mettre la famille au centre du système éducatif en lui garantissant de pouvoir choisir librement le parcours scolaire et didactique de ses enfants, et lui faisant assumer la responsabilité (charges financières incluses) de faire des choix très délicats. Par exemple, devancer l’entrée à l’école maternelle ou primaire, décider du nombre d’heures hebdomadaires que leurs enfants passeraient à l’école en faisant abstraction et au détriment des objectifs éducatifs, et décider des cours que leurs enfants doivent suivre. De toute évidence, la ministre occulte le fait que le nombre d’heures du cursus scolaire est réduit par sa loi. Ce cursus est accompagné de cours optionnels dont la qualité et la gratuité seront de moins en moins garanties par les écoles, étant donné les réductions des moyens et du personnel. Elle ne dit pas non plus que les familles s’en trouvent déjà à payer « volontairement » les écoles, à les approvisionner en produits de nettoyage, en papier hygiénique, en savon, en fournitures de bureau, etc., etc. Elle ne dit pas non plus que les familles seront écartées de la gestion des écoles et que le rôle de leurs représentants a été largement diminué. Enfin, madame Moratti ne dit pas aux familles que, dans son école, elles seront libres de choisir parmi ce qu’elles y trouveront, c’est-à-dire un contenu chaque fois plus maigre et toujours de moins bonne qualité.

S’appuyant sur des médias obéissants et sur des spots publicitaires coûtant une fortune, la ministre a présenté sa recette pour l’école de demain : l’anglais, l’informatique et l’entreprise.

L’école des trois I [en italien : Inglese (anglais), Informatica (informatique), Impresa (entreprise)] qui, en plus d’être effrayante, est une supercherie monumentale. Les heures d’anglais ont diminué au lieu d’augmenter (mais du reste, comme l’affirme madame Moratti, il y a tellement de beaux programmes télévisés l’après-midi qui peuvent jouer un rôle fondamental dans l’apprentissage de l’anglais). Même M. Berlusconi nous a gratifiés d’une de ses fameuses plaisanteries en déclarant que « Si à la cantine les enfants ne demandent pas à manger en anglais, privez-les du repas… et vous verrez comme ils apprendront rapidement. » Quant à l’informatique, lorsque cette matière est devenue obligatoire, les budgets ont été réduits de manière draconienne. Les techniciens de laboratoire chargés de l’entretien se sont vu attribuer d’autres fonctions. En d’autres termes, les élèves du primaire et du secondaire ont rarement la possibilité d’accéder aux ordinateurs.
Et l’entreprise ? « Les jeunes doivent apprendre à être de bons chefs d’entreprise d’eux-mêmes » a déclaré le Président du Conseil, en présentant la loi Moratti. Autrement dit, une école qui apprend à être un chef d’entreprise, à se valoriser pour entrer en compétition et réussir professionnellement. Une école au service du monde productif, qui plaît aux entreprises car elle favorise leurs exigences en échange de subventions. Une école qui devient elle-même du business, qui parle un jargon d’entreprise et qui se structure hiérarchiquement comme une entreprise.
Et pourtant, même certains chefs d’entreprise se demandent si les résultats seront vraiment positifs. Par exemple, les instituts techniques et professionnels seront supprimés et devront être transformés en organismes de formation régionaux où les matières de base seront réduites de manière drastique (italien, mathématiques, physique, chimie, langue étrangère et ainsi de suite), ce qui veut dire pour de nombreux jeunes entrer dans un monde du travail instable et précaire sans posséder les connaissances solides que permettent les remises à niveau. En revanche, si les instituts techniques et professionnels décidaient de devenir des lycées techniques, ils perdraient leur particularité, c’est-à-dire les laboratoires, trop coûteux étant donné qu’ils prévoient la double présence d’un enseignant de théorie et d’un enseignant de pratique. Pour obtenir un diplôme équivalent à celui de l’institut technique, il faudra suivre après le lycée des cours de licence (ainsi le nombre de diplômés augmentera et madame Moratti pourra s’en vanter, peu importe la qualité de leur formation). Mais ces licences ne dispensent absolument aucune formation technique et pratique aux étudiants. Il est donc évident que certains chefs d’entreprise plus clairvoyants se sont demandés s’il n’y aurait pas plus tard des répercussions sur la qualité de leurs résultats de production si les modèles professionnels intermédiaires venaient à disparaître.
Madame Moratti ne fait qu’exalter la liberté de l’étudiant, qui n’a plus l’obligation d’aller à l’école jusqu’à l’âge de 16 ans comme auparavant, mais le droit-devoir à l’éducation et à la formation professionnelle jusqu’à l’âge de 18 ans. Or, comment un enfant de 12 ans pourrait-il se sentir plus libre s’il doit choisir parmi les matières optionnelles qui le dirigeront vers la formation professionnelle ou vers le lycée ? Il est vrai qu’à 13 ans on sait déjà si l’on veut être forgeron ou médecin. Et quelle chance ! La valeur légale de votre diplôme, lorsque vous finirez les études supérieures, s’évanouira et sera remplacée par des certificats de compétences délivrés par les écoles en fonction de programmes d’études personnalisés, à partir desquels personne ne saura objectivement évaluer vos connaissances et vos compétences.

Notre école s’est inspirée des principes de la coparticipation et de l’intégration pour atteindre un niveau d’excellence dans les écoles maternelles et primaires. Nous avons démontré les résultats que peut donner un groupe de classe stable, encadré par des enseignants titulaires et présents dans la classe à certaines heures de la journée, afin de réaliser des travaux de groupe, des cours de rattrapage, de soutien, d’approfondissement, des sorties pédagogiques et des activités en laboratoire. Les groupes de niveau dans les classes, les programmes d’études personnalisés et la hiérarchisation du corps enseignant réduisent à néant tous nos acquis. Il ne sera plus possible d’avoir des moments d’apprentissage détendus, une véritable relation et, par conséquent, l’apprentissage sera sans aucun doute plus difficile pour certains, plus aride pour d’autres. Il ne sera plus possible de penser au développement global de l’enfant et de l’adolescent, qui représente également un développement émotionnel et relationnel et non pas seulement des objectifs d’apprentissage rigides et contraignants à atteindre. Il ne sera pas possible non plus, si cette loi « school business » est approuvée, de penser à une école qui garantit à tous, indistinctement, une égalité des chances dans l’accès au savoir.

La résistance

Dans ce contexte vraiment dramatique, le monde de l’école est sous le choc.
L’autonomie de l’école a été une arme à double tranchant. Dans certains cas, elle a permis de conserver une bonne partie de l’ancien régime scolaire mais, dans de nombreux autres cas, elle a favorisé à cause de l’intervention de dirigeants zélés et effrayés l’application de certaines dispositions de la réforme pas encore définies contractuellement et, de fait, qui portent atteinte au principe même de l’autonomie de l’école. Le désordre et la division règnent, les solutions improvisées sont désormais la règle.

Les organisations syndicales n’ont pas pu ou voulu réaliser une véritable communauté d’intention. La CGIL (confédération générale italienne du travail), afin de ne pas rompre les accords passés avec les plus modérées CISL (confédération italienne des syndicats de travailleurs) et UIL (union italienne du travail), a accepté de continuer à livrer bataille au niveau contractuel en se limitant à demander des amendements à la loi de réforme. La composante minoritaire représentée par les COBAS (comités de base) s’est en revanche dépensée sans compter pour obtenir l’abrogation de la réforme, donnant à la lutte un sens politique plus précis mais en démontrant à diverses occasions qu’elle était plus attachée à l’épreuve de force avec les confédérés qu’à l’objectif final de la lutte.

Mais plus grave encore, les grands partis politiques de l’opposition ont été pratiquement absents et silencieux, manifestant plutôt clairement de ne pas être opposés à la réforme proposée par le gouvernement de centre-droit justifiant même sa philosophie de fond car elle est conforme aux directives européennes.
La véritable âme de la résistance ont été les enseignants, les parents et les étudiants qui, dans les villes, ont donné naissance à des comités et des coordinations pour défendre l’école publique, organisant une campagne de contre-information pour enrayer la tentative de répression inexorable de dissension menée par le gouvernement. La mainmise sur les médias, la désinformation totale, les spots publicitaires illusoires, la falsification des informations sur les budgets et le personnel scolaire, une concentration arrogante du pouvoir au sommet des organes de gestion des écoles ont créé un climat de crainte et instauré un véritable régime dictatorial.

Ainsi, le premier objectif a été justement de fournir des informations en diffusant le texte de loi de réforme et en illustrant ses conséquences. Dans ce but, des fêtes-protestations ont été organisées dans les écoles, des promenades à bicyclette, des marches, des assemblées, des colloques et des rencontres thématiques avec des personnes connues dans le monde scolaire et universitaire, des pétitions et de grandes manifestations sur des places ont eu lieu. Concrètement, les parents se sont mobilisés en demandant aux directeurs de leur confirmer les choix didactiques et les horaires de cours lors de l’inscription à l’école de leurs enfants. Ils ont demandé le maintien des anciens programmes d’études, soutenus par les professeurs qui, dans un cadre licite, ont désobéi aux prétendues directives et aux pressions menaçantes des inspecteurs et des directeurs, au nom de la liberté de l’enseignement.

Dans notre lutte, nous avons tenté d’impliquer le monde de la culture, du spectacle et de l’art, convaincus que l’école est un bien de tous et pour tous et que sa défense concerne et intéresse tout le monde, si nous ne souhaitons pas vivre dans une société qui, en plus d’être frappée par l’ignorance, serait fondée sur la division des classes et la discrimination. L’école est le noyau central de la lutte pour les droits. Si nous ne la préservons pas, nous risquons de nous retrouver en l’espace de quelques années à parler de citoyenneté, de démocratie, d’environnement, de justice, de solidarité avec des jeunes qui ne comprendront plus le sens profond de nos paroles.

Actuellement, les différents groupes actifs sur le territoire ont réussi à donner le jour à une Assemblée Nationale des Mouvements pour la défense de l’école publique de qualité, de tous et pour tous, afin de fixer au niveau national des actions communes et de rédiger des documents communs. En marge de ce parcours collectif, un plus large espace est consacré à chaque groupe afin qu’il puisse organiser ses activités en fonction des différentes exigences locales.
Nous avons tenté, dans nos appels et nos documents, de rappeler au monde politique et syndical qu’il endossera la responsabilité de ce qui est en train de survenir et de ce qui arrivera aux générations futures si cette réforme monstrueuse n’est pas abrogée, et qu’il doit user de toute son énergie pour cette cause.
Nous avons également lancé une campagne de sensibilisation des europarlementaires afin qu’ils s’engagent au niveau communautaire à freiner cette tentative de commercialisation de l’éducation dépendant de l’OMC/GATS.
Le 15 novembre, nous organiserons une grève nationale dans les écoles et, à cette occasion, nous chercherons à faire entendre notre demande d’abrogation de cette loi de réforme injuste et discriminatoire.

Nous considérons qu’il est très urgent de créer un réseau de relations internationales avec tous ceux qui souhaitent stopper la commercialisation de l’éducation. Nous devons élaborer un document commun des principes et des stratégies proposant des modifications à la Constitution européenne et formulant des demandes précises à la Commission chargée de l’éducation de l’Union européenne et aux ministres de l’Education des différents pays.
Afin de concrétiser ce parcours commun, il serait souhaitable d’instaurer une journée européenne de mobilisation pour la défense du droit à l’éducation comme droit fondamental pour tous les individus.