Y a-t-il un gouvernement pour sauver l’Ecole ?

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Les communautés française et flamande de Belgique sont dotées de nouveaux ministres de l’Education et de nouveaux accords de gouvernement. Dans une interview accordée cette semaine à l’hebdomadaire Solidaire, notre ami Nico Hirtt analyse ces deux programmes. Sans illusions…

Votre association, l’Appel pour une école démocratique (Aped) porte un jugement fort négatif sur le volet Enseignement des accords de gouvernement conclus au niveau des communautés, aussi bien flamande que française. Pourquoi ?
N. Hirtt. Attendez. Notre jugement n’est pas exclusivement négatif. Nous avons au moins une raison de nous réjouir. Les deux textes commencent en effet par un constat extrêmement important et lucide : l’enseignement en Belgique – qu’il soit francophone ou néerlandophone – est excessivement inégalitaire. Dès les premières lignes, le texte du gouvernement flamand écrit : « Malgré tous les efforts, l’enseignement continue à reproduire l’inégalité sociale. Le gouffre entre formation de haut et de bas niveau s’approfondit. Il devient une ligne de rupture sociale ». De même, le texte de la déclaration gouvernementale de la communauté française reconnaît d’emblée que « l’école tend plus à reproduire les inégalités qu’à les compenser ». Cette reconnaissance explicite du problème principal de l’enseignement belge, cet aveu d’échec face aux promesses de démocratisation de l’école, voilà réellement un événement dont nous nous réjouissons. Cela montre que le travail d’information et de sensibilisation acharné, effectué depuis plusieurs années par de nombreuses personnalités et associations, dont l’Aped, porte ses fruits. Désormais, les décideurs politiques ne peuvent plus feindre d’ignorer ce que nous baptisions, l’an dernier, la « catastrophe scolaire » belge : les terribles écarts de niveau entre enfants de milieux aisés et enfants de milieux populaires.

La situation est-elle plus grave en Belgique qu’ailleurs ?
N. Hirtt. Absolument. L’UNICEF a publié un rapport, il y a presque deux ans, qui montrait que parmi tous les pays membres de l’OCDE, la Belgique était celui où l’écart entre les résultats des « meilleurs » élèves et ceux des « moins bons » était le plus élevé. Et de loin !

Mais n’est-il pas normal qu’il y ait des bons élèves et des moins bons ?
N. Hirtt. Oui, mais là où ce n’est plus normal c’est quand on constate que les enfants de médecins, de notaires, de cadres et d’enseignants obtiennent presque systématiquement de meilleurs résultats que les enfants d’ouvriers ou de simples employés. Et que ceux-ci sont tout aussi systématiquement expédiés dans les filières de relégation de l’enseignement professionnel. Je n’exagère vraiment pas : en Flandre, un enfant dont la mère est universitaire a 95% de chances de terminer ses études secondaires dans l’enseignement général, porte d’accès vers l’enseignement supérieur. Mais si la mère est diplômée seulement de l’enseignement primaire, il a au contraire 80% de chances d’être orienté vers une filière de qualification débouchant directement sur le marché du travail. Pourtant, il n’y a aucune raison de croire que, au départ, l’enfant d’une famille bourgeoise serait plus malin que celui d’une famille ouvrière. Donc l’école fait mal son boulot. On appelle cela la « sélection sociale ». Cela existe dans tous les pays, mais la Belgique est le champion mondial, en tout cas parmi les pays riches.

Que faire alors ?
N. Hirtt. Au moins trois choses. Premièrement, il faut donner aux instituteurs, aux éducateurs et aux professeurs les moyens de faire leur travail correctement : pas trop d’élèves par classe et par école, la possibilité d’organiser des rattrapages pour les élèves en difficulté, du matériel et des conditions de travail convenables. Bref, il faut que le financement soit à la hauteur. Deuxièmement, il faut repousser le plus loin possible la séparation des élèves en deux filières : l’enseignement général et l’enseignement qualifiant. En Belgique, cette ségrégation sociale institutionnelle se fait à partir de 12 ans. A 14 ans elle est totale. Dans d’autres pays, comme les pays scandinaves, tous les élèves restent ensemble, dans le même enseignement, jusqu’à 16 ans. Enfin, troisièmement, il faut mettre fin aux mécanismes qui favorisent la ségrégation sociale. je pense entre autres à ce que les spécialistes appellent le « quasi-marché » scolaire qui fait qu’en Belgique, on choisit son école comme on choisit son pain ou son fromage.

Le gouvernement francophone promet de diminuer le nombre d’élèves par classe à 20 maximum. Je suppose que vous applaudissez ?
N. Hirtt. J’applaudirais si c’étaient 20 élèves par classe dans tout l’enseignement primaire. Mais le gouvernement le promet seulement pour les deux premières années, où l’on n’est d’ailleurs pas très loin de ce chiffre, en moyenne, et où l’objectif devrait être de le ramener à 15. Et puis surtout, j’applaudirais s’il y avait un calendrier précis. Or le texte dit seulement « dès que possible ». Mais comme on sait déjà qu’il n’y aura guère de marge budgétaire, je pense que c’est du vent, rien de plus. Du côté flamand, la question du nombre d’élèves par classe et de l’encadrement n’est même pas évoquée. Ici aussi, la marge de manoeuvre, à politique inchangée, se chiffre en quelques centaines de millions d’euros, entre 1 et 2% du budget. On ne peut rien changer fondamentalement avec si peu.

Mais les gouvernements communautaires n’y peuvent rien. Ce ne sont pas eux qui fixent les dotations budgétaires que les Communautés reçoivent du fédéral…
N. Hirtt. Oui, mais ce sont les mêmes partis qui ont voté les conditions de ce financement au Parlement fédéral. Et aucun de ces partis ne propose aujourd’hui de modifier la loi.

Sur la question des marchés scolaires et de la concurrence entre écoles, quelle est la position des nouveaux gouvernements ?
N. Hirtt. Fondamentalement, leur position commune est de ne rien changer à la situation actuelle. Du côté flamand, c’est désespérant. A peine a-t-on écrit que l’école n’était pas parvenue à combattre l’inégalité, que l’on poursuit en garantissant la « liberté de choix » et la « liberté d’enseignement ». On veut faire croire que la concurrence est une garantie de qualité, mais les études scientifiques ont montré que ça ne marche pas. Pour l’enseignement en tout cas, ça ne marche pas.
Du côté francophone, c’est un peu plus subtil. Le texte promet que « le Gouvernement s’attaquera aux effets pervers du quasi-marché dénoncés tant par les professionnels de terrain que par les études universitaires ». Voilà qui est sensé nous rassurer. Mais quand on en vient à concrétiser ces promesses, la montagne accouche d’une souris : « Toute action de publicité ou d’information pour un établissement scolaire, qui s’apparente à de la réclame, sera interdite ». Rien de plus ! C’est se moquer du monde ! S’attaquer aux marchés scolaire nécessite beaucoup plus que cela. Pour commencer, cela nécessite de n’avoir plus qu’un seul réseau d’enseignement au lieu d’avoir une école officielle et une école catholique.

Pourtant, les deux textes parlent de diminuer « les cloisonnements entre les réseaux » (côté francophone) ou de « financement égal des réseaux d’enseignement » (côté flamand). N’est-ce pas un pas dans la bonne direction ?
N. Hirtt. Non, car c’est une façon d’entériner le fait fondamental qu’en Belgique, comme le dit la constitution, « l’enseignement est libre ». En Flandre on va même jusqu’à supprimer toute différence de financement entre l’enseignement officiel et l’enseignement « libre ». C’est une façon de nous dire : « l’important ce n’est pas le caractère catholique ou non du réseau, l’important c’est la liberté de choix ».

Lorsqu’on vous entend, on est frappé par la similitude des politiques des deux gouvernements communautaires. N’est-ce pas étonnant ?
N. Hirtt. C’est frappant, mais pas étonnant. Vous savez, cette similitude se retrouve dans les politiques éducatives de tous les pays industrialisés. Elle porte un nom : « marchandisation » de l’école. L’enseignement est, de plus en plus, soumis aux impératifs, aux diktats des marchés. L’école est sommée de s’adapter aux exigences, aux modes de fonctionnement, aux normes du capitalisme moderne. Ça n’a rien d’étonnant, mais cela devrait être une raison de plus pour nous mobiliser et combattre ce système qui sacrifie l’instruction du peuple sur l’autel du profit.

Mais tout de même, en ce qui concerne les filières, je suppose que vous êtes satisfait. Les deux accords promettent de diminuer les différences. Cela rejoint vos priorités, non ?
N. Hirtt. L’orientation qui se dégage des accords de gouvernement francophone et flamand n’est pas de rendre l’enseignement technique et professionnel moins spécialisé, plus général, mais au contraire d’y renforcer le caractère strictement professionnel ou technique, de mieux le faire « coller » aux attentes du marché du travail, des employeurs. En Flandre, on dit vouloir « une plus forte collaboration entre l’enseignement et les entreprises ». En Communauté française, le PS et le CDH promettent une « transformation des enseignements technique et professionnel en les ancrant plus solidement dans la réalité du monde du travail ». Pour y parvenir, on fera appel à « des formateurs extérieurs » et à des « stages en entreprise » pour les enseignants.

Mais c’est une bonne chose, non ? Si les jeunes ont une meilleure formation professionnelle, ils trouveront plus facilement du travail.
N. Hirtt. C’est une erreur de croire que l’adaptation de l’enseignement aux demandes patronales permettrait de résoudre le problème du chômage. Bien sûr, il y a certains secteurs qui manquent de main d’oeuvre qualifiée. Mais comme l’a montré le sociologue Mateo Alaluf (ULB), en temps de crise, le discours du patronat qui se plaint d’un manque de main d’oeuvre traduit davantage l’élévation des exigences patronales qu’un réel déficit. Dans les années 60, quand on avait besoin de personnel pour assembler des circuits électroniques, on ne se cassait pas la tête: on engageait des diplômées en coupe-couture, qui disposaient de la dextérité manuelle requise et qu’on formait rapidement, sur le tas, aux techniques de soudure de composants électroniques. Cela permettait d’engager à moindre frais une main d’oeuvre prétendument non qualifiée, mais qui disposait en réalité de véritables compétences. Aujourd’hui, les employeurs exigent de disposer d’une main d’oeuvre directement utilisable, quitte à s’en débarrasser quelques mois ou années plus tard. En cédant à leurs demandes, on ne contribue que marginalement ou localement à créer des emplois ; par contre, cela permet aux employeurs de faire davantage pression sur les conditions salariales et sociales. Cela leur permet aussi d’être plus productifs, donc plus compétitifs. Ça augmente leurs profits. Mais si productivité, compétitivité et profits devaient rimer avec créations d’emploi, le chômage serait éradiqué depuis longtemps en Belgique !

Est-ce une raison pour s’opposer à ce que la formation technique et professionnelle soit de bon niveau ?
N. Hirtt. La question c’est : à quoi sert l’enseignement obligatoire ? Sa mission est-elle seulement de former des travailleurs compétents ? Ou bien est-ce aussi, ou surtout, d’appendre aux jeunes à comprendre le monde, à en faire des personnes capables d’une réflexion critique et d’une activité politique et sociale réfléchie ? Ma position, c’est qu’on ne peut pas, dans la plupart des cas, atteindre ces deux objectifs simultanément dans un enseignement limité à 18 ans. Il faut d’abord garantir que, jusqu’à 18 ans, les jeunes aient tous acquis les connaissances et les compétences communes qui en feront les citoyens capables de construire et de préserver un monde plus juste. A partir de 16 ans, on peut envisager un début de spécialisation dans certaines disciplines ou orientations professionnelles. Mais la vraie formation professionnelle intensive doit se faire après 18 ans. En résumé, je ne suis pour une formation technique et professionnelle qui assure un haut niveau de compétence, mais pas au détriment de la formation générale qui est la mission première de l’enseignement obligatoire. Et les projets de deux gouvernements communautaires vont exactement dans le sens contraire.

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.

1 COMMENT

  1. > Y a-t-il un gouvernement pour sauver l’Ecole ?
    Sus à l’inégalité sociale !

    1. Cordiales félicitations pour l’esthétique du nouveau site de l’APED et pour sa facilité d’utilisation !

    2. Tout le monde – de l’APED aux ministres en passant par divers représentants de nos principaux partis – s’accorde à stigmatiser l’immense écart séparant « les meilleurs » des « moins bons » (pour recourir à l’euphémisme habituel). De Landsheere prônait un enseignement visant à substituer la “courbe en J” à la cloche gaussienne ; on en est à la “courbe en U” !

    3. Nico Hirtt a pleinement raison d’affirmer : « En Belgique, cette ségrégation sociale institutionnelle se fait à partir de 12 ans. A 14 ans elle est totale. ». Même si les conséquences néfastes de la liberté d’enseignement qu’ont voulue nos Constituants se manifestent avant cet âge. À quand un seul réseau pluraliste, aboutissement logique d’une démarche interculturelle (= humaniste) ?

    4. Mais je ne cesse de m’interroger, après avoir enregistré l’unanimité quant aux analyses et la pertinence des conclusions tirées, sur la timidité des solutions proposées pour mettre fin aux carences relevées.

    5. Des voix de plus en plus nombreuses se rejoignent sur la nécessité d’un tronc commun d’études générales et sur l’indispensable retardement de toute spécialisation. On ne peut que s’en réjouir.

    6. Faut-il, comme le fait “radicalement” Nico Hirtt, placer la barre à 16 ans, voire à 18 ? Je crains que ce ne soit pas qu’une erreur tactique : il me parait de l’intérêt même des élèves de disposer d’options leur permettant d’accéder sans trop attendre à des voies personnelles d’épanouissement.

    7. Lorsqu’on a introduit le “rénové”, on a commis la sottise de ne pas faire du “cycle d’observation” une entité indépendante – géographiquement et structurellement – des établissements secondaires chargés d’accueillir les élèves après leur passage par l’aiguillage. Il aurait dû être évident pour tous, et pour feu Pierre Vanbergen en particulier, que « être observé » à Catteau ou à St-Pierre, ce n’était pas tout à fait la même chose qu’à l’athénée Horta ou à l’institut de la Providence ; et que ça ne débouchait pas sur les mêmes promesses…

    8. Un tronc commun chevauchant l’enseignement fondamental et l’enseignement secondaire ressortit, à mes yeux, au même type d’aberrations. Pour moi, la réduction – j’aimerais pouvoir écrire “la fin” ; hélas… – des filières de relégation par la succession de déprimantes cascades requiert le regroupement du tronc commun et la postposition à 15 ans de la charnière fondamental-secondaire.

    9. Je n’ignore évidemment pas qu’une telle transformation implique des bouleversements majeurs. Mais une catastrophe de l’ampleur de celle que tout le monde s’accorde à déplorer ne se résout pas avec des “bouts de ficelle” ; et n’est pas compatible avec le maintien des traditions ou la sauvegarde d’intérêts individuels.

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