Il y a les manuels et les intellectuels, non ?

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De proche en proche, l’incapacité de nos sociétés à produire un enseignement socialement équitable finit toujours par déboucher sur ce vieux discours justificatif qui affirme, en substance : « il y a les bons élèves et les moins bons ; n’espérerez donc pas amener tout le monde au plus haut niveau ». Dans une version moderne, davantage « politiquement correcte », cela devient : « il y a différentes formes d’intelligence ; alors pourquoi voulez-vous imposer les mêmes savoirs scolaires à tout le monde ? ».

Cet article fait partie d’un ensemble sur le thème « théorie et pratique ». Pour lire ou télécharger l’article complet, cliquez ici

Après la publication de résultats PISA montrant combien l’école était inégalitaire en Flandre, deux psychologues, Wim Van den Broeck (VUB) et Wouter Duyck (UGent), sont montés au créneau pour contester ces analyses. Selon eux, la critique des inégalités sociales à l’école repose sur une prémisse fausse : « la thèse cruciale de la sociologie, selon laquelle l’intelligence est répartie équitablement » (VdB, p5). Ils estiment que ce n’est pas l’école, ni même la société qui reproduit les inégalités, mais simplement nos gènes, qui s’expriment dans cette « intelligence générale » (ou « facteur g ») mesurée par les tests de QI (quotient intellectuel). Celle-ci serait « le facteur causal le plus fondamental dans la transmission intergénérationnelle de l’intelligence » (ibid).

Pour choquante qu’elle paraisse, cette thèse n’est pas facile à contester. Le débat fait rage depuis plus de cent ans, relancé régulièrement par des publications polémiques, comme le célèbre livre The Bell Curve (1994) de Herrnstein et Murray. 1On trouvera quelques éléments d’une critique scientifique dans notre article « Les négationnistes de l’inégalité » : https://www.skolo.org/spip.php?article1675

Malheureusement, la difficulté de produire et de maîtriser une critique scientifique du QI a parfois conduit ses opposant à se réfugier dans une posture moralisatrice ou idéologique, où l’ « intelligence générale », comme facteur de réussite scolaire, est purement et simplement évincée, non sur des bases empiriques, mais parce que jugée politiquement incorrecte.

QI ou intelligences multiples ?

Certains de ces critiques ont dès lors tenté d’argumenter que, là où la psychologie cognitive dominante voyait des inégalités de niveau d’intelligence, il fallait plutôt chercher différentes sortes d’intelligence. La théorie la plus célèbre en la matière est celle de Howard Gardner, qui distinguait initialement (1983) sept formes d’intelligences : l’intelligence logico-mathématique (qui s’exprime dans le fait de résoudre des problèmes, de s’interroger sur le pourquoi et le comment, de raisonner…), l’intelligence spatiale (imaginer, concevoir, dessiner… ), l’intelligence interpersonnelle (parler, influencer, diriger, communiquer, résoudre des conflits, écouter, négocier…), l’intelligence corporelle-kinesthésique (bouger, s’impliquer, toucher…), l’’intelligence verbo-linguistique (parler, mémoriser, raconter, écouter des histoires…), l’intelligence intrapersonnelle (aimer la solitude, aimer réfléchir, comprendre ses forces et ses faiblesses…) et l’intelligence musicale-rythmique (faire de la musique, danser, rythmer, chanter…). Ultérieurement Gardner ajouta à cette liste une intelligence naturaliste (habileté à organiser, sélectionner, regrouper, lister…) et une intelligence existentielle (aptitude à se questionner sur le sens et l’origine des choses).

C’est sans doute pour échapper au risque de voir se multiplier les formes d’intelligence que Robert Sternberg, un autre psychologue américain, a proposé récemment (2003) son modèle « triarchique », qui subdivise l’intelligence en trois grandes catégories : l’intelligence analytique, l’intelligence créatrice et l’intelligence pratique. Le savant, l’artiste et l’ouvrier, en quelque sorte.

Dans le même ordre d’idées, on connaît des théories affirmant pouvoir attribuer à chaque élève un « style d’apprentissage » qui lui serait propre. Les catalogues de styles en question ont beau être à peu près aussi variés que le nombre d’auteurs qui les inventent, certains y croient dur comme fer. A côté de la division classique « visuel / auditif / kinesthésique », mentionnons les quatre styles définis par David Kolb : « intuitif-réflexif / méthodique-réflexif / intuitif-pragmatique / méthodique-pragmatique » ; ou encore les sept « profils » identifiés par le Français Jean-François Michel : « Intellectuel / dynamique / aimable / perfectionniste / émotionnel / enthousiaste / rebelle ». Par curiosité, je me suis rendu sur le site internet du groupe de recherche ISALEM-97 qui a travaillé sur les styles d’apprentissage au sein de l’Université de Liège (ULg). On y trouve un test en ligne permettant de découvrir quel est son style d’apprentissage. Douze questions, où l’on vous demande chaque fois de classer dans l’ordre de préférence quatre réponses possibles. Par exemple :

Si je dois étudier un cours,
_
a) j’essaie surtout de faire des exercices et de découvrir des applications pratiques.
_
b) je décortique soigneusement la matière : j’analyse et je raisonne.
_
c) je prends mon temps, je lis et relis attentivement la matière.
_
d) j’aime travailler avec des amis et je m’attache à ce qui me paraît important.

Personnellement, j’ai bloqué tout de suite. Il m’est impossible de répondre de façon générale à une telle question. Car selon la nature de ce que j’ai à étudier (et selon ma motivation à l’étudier) il me semble que je m’y prends de façon parfois très différente…

D’autres encore s’appuient sur les découvertes relatives aux fonctions différenciées des hémisphères gauche et droit du cerveau pour soutenir que certains élèves seraient plutôt « cerveau gauche » (c’est-à-dire habiles dans la compréhension du langage parlé et le raisonnement logique) alors que d’autres seraient plutôt « cerveau droit » (donc doués pour la musique, la perception émotionnelle et le contrôle visuo-spatial). Ainsi Karine Mazevet, auteur de « L’éducation, une stratégie pour réenchanter la vie » affirme-t-elle que « nos société ont longtemps été régies par les “cerveaux gauches” et l’essentiel de nos modes éducatifs, de nos méthodes pédagogiques ont été élaborés pour des enfants “cerveaux gauches” qui étaient adaptées tant à leur mode de fonctionnement qu’à leurs compétences. Mais aujourd’hui, chez les jeunes enfants, les proportions sont inversées et appliqués à des enfants “cerveau droit” ces mêmes méthodes et outils ne fonctionnent plus, tout simplement parce qu’ils ne sont pas adaptés à leurs aptitudes. Tous ces enfants ont des manières plus subtiles d’être et d’apprendre, du fait surtout de leur capacité à opérer de manière multilatérale et multidimensionnelle. » 2http://www.ecolespubliques.fr/rsc_enfantsdaujourdhui.php, consulté le 29/06/2014

Il n’y a évidemment aucune base scientifique à une telle affirmation. Rien ne permet de dire que la relation entre hémisphère gauche et hémisphère droit aurait fondamentalement changé au cours des deux ou trois dernières générations. Et il est encore plus douteux qu’il faille chercher dans une telle mutation biologique l’explication des difficultés scolaires croissantes que l’on observerait chez les jeunes (si tant est qu’il soit possible d’observer une telle croissance, ce qui est loin d’être démontré). Ici, on est clairement, dans le domaine de la pseudo-science, c’est-à-dire de la fumisterie pure et simple.

De la pédagogie différenciée à la sélection

Certaines des théories visant à expliquer les différences d’aptitudes des élèves à partir de leurs différences cérébrales (souvent supposées immuables) méritent peut-être un jugement plus nuancé. Il n’en reste pas moins que la communauté scientifique considère généralement qu’elles sont, au mieux inutiles, au pire totalement fausses. Elles se trouvent notamment critiquées pour le caractère arbitraire et ad-hoc des classifications d’intelligences retenues et parce qu’elles reposent sur bien peu de fondements empiriques. Or, malgré cela, ces thèses ont été largement diffusées et ont connu un succès considérable dans le monde de l’enseignement. Il est désormais courant d’entendre des professeurs évoquer, en conseil de classe, le fait que tel élève serait plutôt « verbo-linguistique » alors que tel autre aurait davantage un esprit « logico-mathématique ». Affirmations péremptoires auxquelles un collègue rétorquera qu’il les voyait plutôt « cerveau gauche » et « visuo-spatial ». On aimerait en rire, discrètement. Mais on rit déjà moins lorsqu’on voit un éminent mouvement pédagogique progressiste, comme l’ICEM-Mouvement Freinet, accorder (par inadvertance, sans doute) du crédit à l’utilisation des intelligences multiples en éducation, au motif que « ce modèle relativise la vision classique de l’intelligence faisant essentiellement appel à des capacités d’abstraction »3 Le Nouvel Educateur, n°64, décembre 1994

.

Et on ne rit plus du tout quand certains pédagogues croient pouvoir s’appuyer sur le concept d’intelligence multiple pour justifier la mise en place d’une pédagogie différenciée. Une page du site du Ministère de l’Education nationale français, consacrée au thème « individualiser les enseignements », présente ainsi de façon très positive une expérimentation au cours de laquelle une enseignante « a installé dans la classe plusieurs ateliers, correspondants aux différentes intelligences et les élèves s’y rendent par groupe (déterminés à l’avance à partir des observations préalables). Certains ateliers présentent des niveaux de complexité variés afin de permettre aux plus performants d’aller plus loin ». 4http://eduscol.education.fr/cid52893/zoom-sur-les-intelligences-multiples.html, consulté le 4/07/2014

Voilà qui est pour le moins affligeant. Car de deux choses l’une. Soit les tests préalables sur les intelligences des enfants ont une valeur réelle, et alors cette pratique pédagogique consiste à enfermer chaque enfant dans « son type » d’intelligence (alors qu’il conviendrait justement de développer les autres) ; soit ces tests n’ont pas de valeur et alors tout ceci ne rime à rien de tout, sinon à camoufler sous des bases prétendument scientifiques l’acceptation des inégalités scolaires.

Il faut dire aussi que le père de la théorie des intelligences multiples, Howard Gardner, a lui-même largement ouvert la porte à la défense d’un enseignement différencié en fonction du « type d’intelligence ». Dans un entretien accordé à la revue La Recherche5 La Recherche n°337 , p109

, il dit :

« jusqu’à maintenant, dans le monde entier, on a favorisé les écoles fondées sur un enseignement identique pour tous. On y enseigne les mêmes matières, de la même façon, à tous les élèves, qu’on soumet ensuite aux mêmes examens, et ce système est jugé équitable puisqu’il traite tous les enfants de la même manière. Pourtant, je crois qu’il est fondamentalement injuste. On a choisi a priori un style d’intelligence en général, un mélange d’intelligence linguistique et logico-mathématique, et l’on s’efforce de rendre chaque individu semblable à ce prototype. Je crois qu’il serait à la fois plus équitable et plus astucieux de diversifier la présentation des contenus à enseigner, de la tailler « sur mesure », en fonction des capacités des élèves. En même temps, il faudrait offrir à ceux-ci la possibilité de montrer sous des formes et par des moyens variés ce qu’ils ont retenu et compris. J’appellerais un tel système une école adaptée aux besoins de lindividu. »

Outre que l’on peut sérieusement douter de l’utilité de ces pédagogies individualisées — pour ne pas parler de leur faisabilité dans une classe de 25 élèves ou davantage — le plus grand danger est que ces théories d’intelligences multiples peuvent facilement être invoquées pour justifier, non seulement la différenciation des styles d’apprentissage, mais aussi la division de l’école elle-même en filières « différenciées », c’est-à-dire inégales et hiérarchisées.

Voici quelques années, un ancien ministre belge de l’Education, M. Pierre Hazette, invoquait l’existence d’une « intelligence de la main » pour justifier son opposition à la prolongation du tronc commun en début d’enseignement secondaire et pour plaider au contraire la cause d’une orientation plus précoce.6 Le Soir, 13 juin 2012

« Je ne crois pas qu’on rende service aux enfants qui n’ont pas de vocation à l’abstraction, en les enfermant pendant deux ans dans un tronc commun » expliquait-il.7 Interview de Pierre Hazette sur le site enseignons.be, 26 août 2012, http://www.enseignons.be/actualites/2012/08/26/faut-il-supprimer-premier-degre-commun (consulté le 24/06/2014).

Au final, les théories d’intelligences multiples finissent donc par jouer exactement le même rôle que la théorie du QI : justifier idéologiquement l’école inégale. Aux yeux de leurs défenseurs, la quête d’une école démocratique, rebaptisée du sobriquet « égalitarisme », se trouve accusée d’être responsable des deux grands maux de l’enseignement moderne : la chute du niveau des « bons élèves » (ceux qui ont un QI élevé ou qui jouissent d’une « intelligence théorique », selon l’école psychologique dont on se réclame) et le décrochage des « moins bons » (ceux qui ont un faible QI ou que la nature a doté d’une « intelligence pratique »).

Tous capables !

Face à ces conceptions qui tendent à « naturaliser » les inégalités scolaires aux nom des différences de niveaux ou de types d’intelligences, nous opposons la ferme conviction que nos élèves sont « tous capables ». Bien entendu, nous n’affirmons pas qu’il n’y aurait pas de différences entre eux, ni qu’une partie de ces différences ne pourrait trouver sont origine dans leur patrimoine génétique. Sans doute, certains élèves ont-ils « naturellement » un peu plus de difficultés que d’autres à appréhender, par exemple, l’algèbre. Parce que leur « facteur g » est un peu plus faible dirons les uns, parce qu’ils ont un peu moins d’intelligence « logico-mathématique » diront les autres, parce qu’ils sont plus « intuitifs » que « méthodiques », plus « pragmatiques » que « réflexifs », plus « pratiques » que « théoriques »… Plus probablement, en raison de toute une série de causes qui débordent largement des frontières de ces modèles psychologiques simplistes et que les véritables neurosciences découvriront peut-être un jour.

Mais l’important n’est pas là. Nous ne disons pas : « tous également capables », seulement « tous capables ». Au delà de leurs différences, tous les élèves de l’enseignement ordinaire et la plupart des élèves de l’enseignement spécialisé sont dotés d’un cerveau suffisamment développé et flexible pour pouvoir accéder aux diverses formes du savoir scolaire, pour pouvoir donc développer tous les « types d’intelligences » et se plier à tous les « styles d’apprentissages ». Nous refusons qu’au nom de différences, sans doute réelles mais largement secondaires par rapport à leurs capacités communes, on enferme les enfants dans des parcours tracés une fois pour toutes en les excluant définitivement de pans entiers de notre culture. Tous ne sont pas également « doués » pour les maths, mais tous sont capables d’apprendre ce qu’est une fonction et comment se servir de ce puissant concept ; tous n’ont pas les mêmes talents d’expression orale ou corporelle, mais tous bénéficieront de la pratique du théâtre ; tous n’ont pas le même sens pratique, mais tous s’exerceront utilement au maniement d’outils et à la résolution de problèmes techniques ; tous n’ont pas la même « oreille », mais tous on le droit d’apprendre à connaître et à apprécier la diversité des formes musicales. L’école n’est pas là pour enfermer les enfants dans le cercle étroit de leurs « talents » innés ou des formes culturelles reçues de leur milieu familial, mais au contraire pour les émanciper, c’est-à-dire pour les sortir de ce carcan.

La conviction « tous capables » ne relève cependant pas du dogme. Elle est largement étayée, aussi bien par l’observation empirique que par l’étude scientifique.

L’observation empirique tout d’abord, c’est celle que font quotidiennement des centaines de milliers d’enseignants consciencieux, de bons pédagogues, qui ont tous pu expérimenter à quel point des élèves jugés « incapables » s’avèrent soudain passionnés et étonnants d’intelligence, parce qu’on a su les prendre « par le bon bout », parce qu’on a trouvé les voies et les mots qui les motivent, parce qu’on a su faire tomber le mur qui bloquait l’accès à la compréhension, parce qu’on a pris le temps qu’il fallait, tout simplement. Comme professeur de physique et de mathématique, j’ai été souvent amené à « récupérer » des élèves en échec dans ces disciplines. J’ai ainsi acquis la conviction que, pour peu qu’on dispose du temps nécessaire, la très grande majorité de ces élèves peuvent accéder à une maîtrise suffisante de disciplines jugées difficiles ou réservées aux « intelligences théoriques ». Sans doute, la plupart ne seront-ils jamais des Albert Einstein ou des François Englert8 Physicien belge qui obtint le prix Nobel en 2013, conjointement avec le britannique Peter Higgs, pour la découverte du mécanisme responsable de la masse des particules et de la prédiction du boson dit « de Higgs ».

, mais ils peuvent atteindre le niveau qui est attendu d’eux dans l’enseignement obligatoire. Et généralement davantage.

Intelligence(s) et classes sociales

Notre expérience personnelle, forcément limitée, ne constitue pas une preuve. Si nous voulons réellement démontrer que les élèves sont (à peu près) « tous capables », il faut recourir à des observations statistiquement significatives.

En France, une étude portant sur les élèves entrés en 1995 en sixième (c’est-à-dire au début du Collège) a montré que quinze ans plus tard 62% d’entre eux avaient obtenu leur baccalauréat.9 (2012). Parcours dans l’enseignement supérieur : devenir après le baccalauréat des élèves entrés en 6ème en 1995 (Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche).

Vous me direz : bon, cela montre que 38% n’ont pas été capables de l’obtenir, ce bac, ce qui va plutôt à l’encontre de la thèse « tous capables ». Mais attendez, voyons ce qu’il en est lorsqu’on distingue les élèves selon leur origine sociale. Chez les enfants de cadres, chefs d’entreprises ou parents exerçant une profession libérale, le taux de bacheliers montait à 87%. Donc là, il n’y a plus que 13% d’enfants qui n’ont pas pu obtenir le bac. Mais vous savez comme moi que, chez les riches comme chez les pauvres, il y a pas mal de jeunes « malins » qui ne travaillent pas. On peut donc estimer raisonnablement, que parmi les enfants qui entrent au Collège, le pourcentage de ceux qui ne sont « pas capables » d’obtenir le baccalauréat ne doit pas excéder les 5%.

Du moins chez les fils et filles de cadres, de patrons et de médecins. Mais qu’en est-il ailleurs ? A l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, le tableau est tout à fait différent. Parmi les enfants d’ouvriers non qualifiés entrés en 1995 au Collège, seuls 40% ont obtenu leur baccalauréat quinze ans plus tard. Ce pourcentage grimpe un peu, jusqu’à 52%, chez les ouvriers qualifiés. Mais on reste loin des 87% des cadres.

Maintenant, il y a deux possibilités. Soit on considère que la différence entre enfants d’ouvriers et enfants de cadres s’explique (essentiellement) par une kyrielle de facteurs environnementaux — éducation, fonctionnement de l’école, soutien scolaire à domicile, etc. Dans ce cas on dira que d’un point de vue strictement biologique ou génétique les enfants d’ouvriers devraient être aussi « capables » que les enfants de cadres. Si l’on peut établir cela, notre thèse du « tous capables » tient la route. Mais il y a une autre possibilité, qui nous ramène aux thèses présentées au début de cet article : il se pourrait que les enfants d’ouvriers aient statistiquement beaucoup moins de capacités intellectuelles (ou des capacités radicalement différentes, si l’on reste dans la logique des intelligences multiples), que les enfants de cadres.

Qu’on ne s’y trompe pas : pour brutale qu’elle soit, cette théorie a des partisans, y compris au sein de la communauté scientifique. Et ceux-ci disent pouvoir s’appuyer sur les deux conditions indispensables d’une théorie valide : des faits empiriques solides et un modèle explicatif cohérent. Les faits empiriques, ce sont les mesures de QI par catégorie sociale. Aux États-Unis, Kaufmann10 Kaufman, A.S. (2009). IQ Testing 101 (Springer Publishing Company), p 132

a calculé que les ouvriers non qualifiés avaient un QI moyen de 87, contre 100 pour les employés et ouvriers qualifiés, 104 pour les cadres administratifs et managers et 112 pour les professions libérales (médecins, avocats, notaires) et ingénieurs. Quant au modèle explicatif, il est simple. Primo, disent ses défenseurs, l’intelligence (entendue comme une mesure des capacités intellectuelles dont l’individu dispose « naturellement ») est un facteur important de réussite sociale : plus vous êtes intelligent plus vous avez de probabilité de réussir dans la vie, toutes conditions égales par ailleurs. Secundo, cette intelligence doit, comme toutes les caractéristiques biologiques dont nous sommes dotés à la naissance, être transmissible par les gènes ; elle est donc peu ou prou héréditaire. Il faut donc nécessairement que, de génération en génération, les « gènes de l’intelligence » se retrouvent avec une probabilité croissante dans les familles riches et de moins en moins souvent dans les familles pauvres.

Les héritiers

Que les tests de QI fournissent une mesure de certaines capacités intellectuelles d’un individu, c’est indiscutable. Que ce soit une mesure des capacités intellectuelles « naturelles » ou innées, c’est une autre paire de manches ! Car si c’était le cas, il faudrait que le QI des individus reste à peu près constant tout au long de leur vie11 Un QI invariant avec l’âge ne veut pas dire qu’un enfant devrait réussir les mêmes tests de QI qu’un adulte. Le QI est une mesure relative, elle n’a de signification que par rapport aux résultats des personnes du même âge que vous. Un QI invariant (donc non influencé par l’environnement) signifie qu’à 4 ans vous vous classiez par rapport aux autres enfants de 4 ans de la même façon que vous vous situez à 40 ans par rapport aux autres adultes de 40 ans. Plus simplement : si vous étiez parmi les plus malins à 4 ans, vous devriez toujours l’être à 40 ans. Si le QI est invariant…

. Il faudrait aussi que le QI moyen d’une population donnée ne change guère au fil des générations, en tout cas pas plus vite que ce que permettent les éventuelles mutations génétiques (qui se mesurent en millénaires) ou les échanges dus aux migrations. Or, aucune de ces deux conditions n’est remplie. Lorsqu’en 1960 les écoles d’un comté de Virginie fermèrent leurs portes (pour s’opposer aux nouvelles lois d’intégration raciale), laissant la plupart des enfants Noirs sans aucune scolarité, on observa chez ces derniers des baisses de QI de l’ordre de 6 points par année sans école.12 Neisser, U., Boodoo, G., Bouchard Jr., T.J., Wade, A., Brody, N., Ceci, S.J., Halpern, D.F., Loehlin, J.C., Perloff, R., Sternberg, R.J., et al. (1996). Intelligence: Knowns and unknowns. American Psychologist 51, 77–101, p87

Christiane Capron et Michel Duyme, ont montré que le QI d’enfants issus de milieux particulièrement misérables était passé de 77 points à 98, après leur adoption par des familles de classes supérieures.13 Capron, C., and Duyme, M. (1989). Assessment of effects of socio-economic status on IQ in a full cross-fostering study. Nature 340, 552–554.

Voilà deux exemples parmi des centaines qui mettent à mal la prétendue stabilité du QI au niveau des individus. Quant aux populations, Flynn a montré depuis longtemps que le QI moyen des pays tendait à augmenter bien au-delà de ce que peuvent expliquer les facteurs biologiques ou migratoires.14 Si la moyenne reste à 100 c’est seulement parce qu’on re-normalise régulièrement le calcul du QI.

Par exemple, en 1952, seuls 0,38% des Hollandais affichaient un QI supérieur à 140. En 1982 ils étaient 9,12%, soit 24 fois plus ! Si cela reflétait une réelle augmentation des capacités intellectuelles des habitants des Pays-Bas, cette nation devrait connaître « une renaissance culturelle extraordinaire » écrivait Flynn en 1987.15 Flynn, J.R. (1987). Massive IQ gains in 14 nations: What IQ tests really measure. Psychological Bulletin 101, 171–191.

On attend toujours…

Il est donc indubitablement établi que le QI ne mesure pas seulement une espèce d’intelligence « innée ». Il est aussi le fruit de l’environnement pré- et post-natal (affection, nutrition, jeu, éducation, scolarité, etc.). Mais cela jette un doute sur la valeur réelle des « preuves » empiriques évoquées plus haut : la corrélation entre QI et classe sociale ne reflète certainement pas seulement l’impact du QI sur la réussite professionnelle (comme le soutiennent les partisans de l’école inégale) mais également (et peut-être surtout) l’impact de l’environnement social sur le QI.

Quant au modèle explicatif de la concentration sociale de l’intelligence, son apparente évidence mérite aussi une analyse critique. Certes, on peut argumenter que les personnes les plus intelligentes ont, statistiquement et toutes choses égales par ailleurs, de plus grandes chances de succès social que les autres ; et l’on peut donc admettre que cela doit engendrer une certaine différence de QI moyen entre les classes supérieures et les classes populaires. Mais ce serait une grave erreur d’imaginer que ce différentiel doit grandir de plus en plus. Primo, considérez un groupe de riches A et un groupe de pauvres B. Supposons que — pour les raisons évoquées par les partisans du darwinisme social — le QI moyen de A soit devenu un peu plus élevé que celui de B. Cela n’a pu se produire que parce qu’il existe une certaine mobilité sociale entre A et B : il arrive que des individus de A passent dans B et vice-versa. Or, plus le QI moyen de A s’élève, plus la transition A -> B va apporter de l’intelligence au groupe B. Et inversement, plus le QI de B diminue, plus la mobilité B -> A va tendre à diminuer l’intelligence du groupe A. En d’autres mots : plus vous éloignez le balancier de sa position d’équilibre, plus vous augmentez les forces qui tendent à le faire revenir vers cette position d’équilibre. Secundo, la science a démontré ce que chacun sait : on n’hérite pas mécaniquement de l’intelligence de ses parents. La corrélation entre le QI des parents et celui de leurs enfants n’est que de 0,2 à 0,4 pour les jeunes enfants, 0,8 pour les enfants adultes16 Plomin, R., Pedersen, N.L., Lichtenstein, P., and McClearn, G.E. (1994). Variability and stability in cognitive abilities are largely genetic later in life. Behav. Genet. 24, 207–215.

(ce qui, soit dit en passant, est une nouvelle preuve flagrante de la non-stabilité du QI et de l’impact crucial de l’environnement). Ajoutez à cela qu’il y a aussi une certaine « mobilité matrimoniale » entre classes sociales (il arrive qu’on se marie en dehors de sa classe) et vous comprendrez que le léger « avantage » du groupe A sur le groupe B va forcément tendre à se diluer de génération en génération. En conclusion, on peut montrer que ce « modèle explicatif » — les intelligents deviennent plus riches, donc les riches sont plus intelligents — ne permet d’expliquer, au mieux, qu’une infime partie des inégalités de résultats scolaires entre classes sociales.

Pour ceux que les arguments ci-dessus n’auraient pas encore convaincu, il en reste un, incontournable. Nous évoquions plus haut les taux d’accès au baccalauréat français pour les enfants de cadres (87%) et d’ouvriers (40%). Il se trouve qu’il existe une catégorie professionnelle dont les enfants sont encore plus nombreux à obtenir le bac que les fils et filles de cadres : les enseignants. Leurs enfants accèdent au bac à raison de 91%. Les explications possibles de ce taux de réussite élevé sont variées : environnement stimulant, parents disponibles, adéquatement formés, connaissant bien les règles du jeu et disposant du temps nécessaire, etc. Mais qu’importe, ce qui est certain c’est qu’au moins 91% des fils et filles d’instituteurs et de professeurs sont « capables » (les 9% restants sont peut-être « intellectuellement incapables » mais il peuvent aussi avoir échoué ou décroché pour mille raisons qui n’ont rien à voir avec leurs capacités intellectuelles). Or, il se trouve que l’origine sociale moyenne de ces enseignants ne les situe pas dans les classes supérieures. Un nombre considérable d’entre eux a même choisi cette profession par dépit, faute d’avoir pu viser plus haut. Bref, que cela nous plaise ou non, nous autres enseignants ne constituons certainement pas de bons candidats pour illustrer la théorie d’une concentration des hauts QI par voie de sélection sociale !

Théorie et pratique pour tous

« Tous capables » ne signifie pas que nous niions qu’il puisse exister, à la naissance, certaines différences de niveau d’intelligence (QI) et/ou de types d’intelligence (théoriques et pratiques) entre les enfants. Nous ne contestons même pas qu’il puisse exister, statistiquement, de telles différences entre groupes sociaux (et donc aussi entre groupes ethniques puisque ces deux divisions se recoupent). En revanche ces différences sont forcément beaucoup trop faibles pour expliquer les énormes inégalités sociales dans notre enseignement. En Belgique francophone, à l’âge de 15 ans, 87% des enfants du décile socio-économique supérieur fréquentent l’enseignement général. Ils ne sont que 24% dans le premier décile. Les théories du QI ou des intelligences différenciées ne peuvent rendre compte que d’une infime portion d’un écart aussi considérable.

Dans leur « Philosophie de l’éducation », Louis Morin et Louis Brunet écrivent fort justement que s’il faut distinguer les formations intellectuelles qui relèvent de l’intelligence pratique et celles qui relèvent de l’intelligence théorique, ce n’est « pas au sens où il faut distinguer deux intelligences, deux puissances différentes chez l’être humain, mais au sens d’une distinction entre deux manières fondamentalement différentes dont la même puissance, l’intelligence, exerce son activité ».17 Morin, L., and Brunet, L. (2000). Philosophie de L’éducation (Presses Université Laval).

Or, le but de l’enseignement obligatoire est précisément de développer chez chacun toutes les façons d’utiliser son intelligence.

Ceux qui prennent prétexte des différences (de niveau ou de type) d’intelligences pour justifier la division précoce des élèves en filières générales et professionnelles, en théoriques et pratiques, en faibles et forts… cherchent, au mieux, à éviter de devoir résoudre le réel et difficile problème de l’inégalité sociale des performances scolaires ; au pire, ils cherchent à justifier cette ségrégation sociale au nom de prétendues capacités naturelles.

Tel enfant a un peu plus de difficultés en mathématique ? Ou en expression orale ? Ou en écrit ? Ou en motricité ? Ou en dessin ? Allons-nous lui dire : arrête les maths ! Cesse de parler ! N’écrit surtout pas ! Cesse de bouger ! Que tes dessins sont laids ! Ou bien allons-nous, au contraire, le mettre en situation de pouvoir exercer précisément ces différentes façons d’exprimer son intelligence ?

La réponse à cette question relève de l’humanisme le plus élémentaire. Et c’est entre autres pour cela que nous opposons, à la vision duale de l’école — qui scinde la théorie de la pratique — une vision commune : un programme d’enseignement qui assure, dès le début de la scolarité et jusqu’à la fin de l’enseignement obligatoire, une formation à la fois générale et polytechnique pour tous. L’école commune doit, pour paraphraser les termes de notre ancien ministre, développer « toutes les intelligences », c’est-à-dire, apporter des capacités de compréhension et d’action dans tous les domaines, de la littérature à l’électronique et de la physique à l’agriculture. Former des citoyens capables de transformer le monde, avec leurs mains et avec leurs têtes.

Pour continuer : Pas de théorie sans pratique. Et inversement

References[+]

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.