Décret inscription : une révolution ?

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En mettant fin aux passe-droits, aux refus arbitraires d’inscriptions, aux réglementations-maison connues de quelques privilégiés seulement… le nouveau décret inscriptions constitue assurément un progrès par rapport à la situation que nous connaissions « jadis », c’est-à-dire avant Arena et Dupont. Mais peut-on pour autant parler d’une révolution ?

Les révolutions bourgeoises du 18e et du début du 19e siècle eurent souvent pour enjeu réel la conquête de la liberté des marchés. Pour permettre à la fabrique et à la machine de réaliser les promesses de croissance dont elles étaient porteuses, il fallait briser les entraves obsolètes héritées du moyen-âge, les réglementations corporatistes, les privilèges seigneuriaux, tout ce qui empêchait les industriels et les marchands de vendre ou d’acheter librement des biens, des terres, des moyens de production et de la main d’oeuvre.

Les révolutionnaires de l’époque espéraient sans doute qu’après l’abolition de tous les interdits et avantages féodaux, la libération du commerce et de la production apporterait le bien-être et la prospérité à tous. Las ! Il ne fallut pas longtemps pour comprendre que le libre marché était à son tour porteur de nouvelles iniquités, de nouveaux privilèges et de nouvelles exclusions. La liberté du marché du travail ne se réalisa pas sans plonger la grande masse du prolétariat dans la misère sociale ainsi que dans l’abrutissement moral et intellectuel. Le libre marché des biens de consommation eut pour corollaire la sur-exploitation des richesses naturelles, l’asservissement du consommateur et l’instrumentalisation économique des arts au profit du marketing. La liberté de conquérir de nouveaux marchés signifia la disparition progressive des fonctions régaliennes de l’Etat, leur transformation en vulgaire activité marchande, au détriment du droit, de la justice, des services et des infrastructures publics. L’extension du libre marché au delà des frontières du monde industrialisé engendra la domination économique et culturelle des colonies puis des néo-colonies par les métropoles impérialistes.

Bref, si le libre marché a bien été, historiquement, un formidable vecteur d’innovation et de développement, il s’est mué, depuis, en instrument de reproduction des inégalités de classe, des gaspillages et des irrationalités du monde moderne.

L’enseignement francophone belge vient, avec quelque retard, d’accomplir sa révolution bourgeoise. Depuis des décennies, son marché scolaire était gangréné par des pratiques de type féodal : certains chefs d’établissement accordaient des passe-droit aux uns, refusaient ou évinçaient les inscriptions des autres, des réglementations-maison connues de quelques privilégiés seulement permettaient de camoufler tout cela sous le manteau d’une fausse légalité et d’une moralité hypocrite. Après deux tentatives ratées, parce que mal préparées, le gouvernement de la Communauté française vient, semble-t-il, de faire table rase de ce passé. Oh, pas tout à fait : les adossements (qui lient certaines écoles primaires et secondaires) ne disparaîtront que progressivement et ils seront d’ailleurs remplacés par de nouveaux «partenariats pédagogiques» qui perpétueront — sans doute sous une forme un peu moins exclusive — les privilèges associés aux anciennes écoles adossées.

La levée des règles moyenâgeuses n’a pas été sans nécessiter quelques mesures …régulatrices. Paradoxe ? En apparence seulement. C’est en effet l’une des grandes missions de l’Etat à l’ère bourgeoise que de garantir la liberté du commerce et de l’industrie par leur régulation. Il s’agit en somme d’assurer l’indispensable travail de police que réclame tout marché : protéger les acheteurs contre les escrocs et les prévaricateurs qui refusent de vendre pour faire monter les prix ; prémunir les vendeurs contre la grivèlerie ou des promesses d’achat que l’on refuse d’honorer ; assurer le respect des heures d’ouverture et de fermeture des commerces afin que la libre concurrence puisse jouer effectivement ; etc. C’est tout cela que nous ont concocté Arena et Dupont et que Simonet a finalement réalisé : protéger les parents contre les directeurs qui refusent des inscriptions en espérant faire grimper le «prix» de leur école (en termes de capital social et culturel, s’entend) ; protéger les établissements scolaires contre les parents qui effectuent de multiples inscriptions qu’ils ne peuvent évidemment pas honorer ; assurer le respect de périodes d’inscription identiques pour garantir l’égalité formelle des parents et des établissements sur le libre marché scolaire.

Ce nouveau décret est sans doute un pas en avant, dans le sens voulu par l’Histoire, mais il faut se garder de tout triomphalisme. D’abord parce que le pouvoir des castes féodales est loin d’avoir été terrassé : voyez cette institution proprement moyenâgeuse que sont les réseaux, ces espèces de sectes qui prétendent séparer les enfants et se les approprier en fonction de croyances ou de moeurs mensongèrement rebaptisés «projets pédagogiques».
Mais surtout, l’ère qui s’ouvre devant nous sera celle d’un combat autrement difficile : la lutte contre le marché de l’enseignement. En effet, ne nous y trompons pas, l’extrême ségrégation sociale et académique qui sévit dans notre système éducatif ne provient pas en premier lieu des dysfonctionnements du marché scolaire, mais bien de ce marché lui-même. La ghettoïsation ne résulte pas au premier chef des pratiques ségrégationnistes de directions peu scrupuleuses. Celles-ci existaient assurément, l’enquête PISA en témoigne noir sur blanc, et il fallait donc les interdire et les empêcher. Mais le mécanisme principal de l’apartheid social n’est pas là. Aussi longtemps que l’affectation des élèves aux écoles se fera d’abord sur base du choix des parents, aucune procédure régulatrice ne pourra empêcher l’action des innombrables facteurs par lesquels le prétendu «libre choix» se transforme en développement inégal : la recherche d’affinité sociale par les parents et par les enfants eux-mêmes, les différences de rapports sociaux à l’école et au savoir, les attentes différenciées en termes d’études supérieures, les inégalités dans la connaissance du marché des écoles, les écarts sociaux sur le plan résidentiel, les différences de niveaux d’exigences entre établissements. L’action conjuguée de tous ces éléments continuera d’engendrer des écarts de «niveau de performance» et donc de recrutement entre les établissements. Et à l’inverse, les écarts entre écoles continueront d’alimenter la volonté des parents — et surtout des plus privilégiés — de se positionner au mieux sur ce marché.
Car il en va du «quasi-marché» scolaire comme de tout autre marché libéralisé : même lorsqu’il se présente à nous comme formellement équitable, il n’en demeure pas moins un vecteur de reproduction des inégalités. Les riches continueront donc de fréquenter des écoles de riches, les pauvres des écoles de pauvres, les blancs des écoles de blancs et les musulmans des écoles de musulmans…

L’école belge ne sera démocratique que lorsqu’elle sera réellement «commune», c’est-à-dire lorsqu’elle assurera à tous les enfants l’accès à une même formation de base, générale et polytechnique, au moins jusqu’à l’âge de 15 ans, dans une structure éducative unique et publique, socialement mixte et réellement implantée dans une communauté rurale ou urbaine. Dans ce contexte, la question du choix de l’établissement scolaire n’aura plus lieu d’être : les parents opteront le plus naturellement du monde pour l’école de proximité où une place leur aura été réservée.

Mais une telle évolution implique une révolution dans notre façon de concevoir l’enfance et l’éducation. Elle suppose de ne plus penser l’école comme un service offert aux parents, ni comme un service à l’économie, ni même comme un droit individuel des jeunes, mais plutôt comme un devoir d’éducation et d’instruction, le devoir de développer notre capacité collective d’émancipation. Elle suppose donc aussi de ne plus concevoir l’enfant comme la propriété des parents, ni exclusivement comme «un individu en formation », mais avant tout comme un futur citoyen qu’il s’agit de doter d’intelligence, au sens plein du terme : la capacité de comprendre le monde afin de prendre part à sa transformation.

Nico Hirtt
Appel pour une école démocratique

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.