Piaget, Vygotski, Freinet… tous coupables ?

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L’approche par compétences se présente parfois à nous comme héritière de la tradition pédagogique constructiviste qui, depuis les travaux théoriques de Piaget et Vygotski et par les apports de praticiens comme Célestin Freinet, a alimenté toute la réflexion et l’action pédagogique progressiste, particulièrement dans les années 1950 à 1970. Et en effet, on retrouve dans les écrits théoriques sur l’APC, de nombreuses expressions qui semblent tout droit sorties des travaux des pédagogues constructivistes : la volonté de «mettre les élèves au travail» sur des «chantiers de problèmes», afin de «donner du sens aux savoirs et aux apprentissages», l’importance accordée à «l’activité de l’élève» comme moteur de la «construction de savoirs», …pardon ! de compétences. Or, à y regarder de plus près, cette filiation est totalement infondée. A vrai dire, l’approche par compétences se situe à l’exact opposé des pédagogies constructivistes ou socio-constructivistes.

Avant toute chose, il faut s’entendre sur le sens des mots. Outre son acception particulière en histoire de l’art, le terme «constructivisme» recouvre au moins deux théories extrêmement différentes, selon que l’on se situe dans le champ de la psychologie et de la pédagogie d’une part, de la philosophie, de l’épistémologie et parfois de la sociologie d’autre part.

Les deux sens du mot «constructivisme»

En pédagogie, le constructivisme désigne un ensemble de conceptions issues notamment des travaux du psychologue suisse Piaget (1896-1980) et, davantage sans doute, du Russe Vygotski (1896-1934). Pour désigner l’héritage de ce dernier, on parle parfois de «socio-constructivisme», parce qu’il mettait davantage l’accent sur l’importance des relations sociales de l’enfant (avec son environnement, ses condisciples, ses professeurs) que sur le développement autonome de son intelligence. Pour l’essentiel, le constructivisme pédagogique affirme simplement, sur base d’observations scientifiques, que les concepts s’acquièrent plus facilement et plus efficacement lorsque durant l’apprentissage l’élève passe par un processus de (re)construction des savoirs, c’est-à-dire, techniquement, par sa participation à une démarche hypothético-déductive. La «mise en situation de recherche», l’activité de l’élève sur des «chantiers de problèmes» qui «donnent sens» aux apprentissages, est plus efficace qu’une démarche exclusivement transmissive, d’une part parce qu’elle est source de motivation, d’autre part et surtout parce que le va et vient de questionnements, de tâtonnements, d’erreurs, d’hypothèses qu’elle engendre permet de progresser réellement dans la compréhension. Il s’agit en quelque sorte d’amener l’élève à parcourir à son tour un processus identique ou similaire à celui qui a vu éclore le savoir qu’il étudie. Toute théorie scientifique apparaît en effet historiquement comme réponse à une interrogation, comme produit d’une démarche faite d’hypothèses et de vérifications mais aussi d’erreurs et de conflits. Tous les savoirs sont, historiquement, des «constructions sociales et culturelles», marquées par les idées, les contradictions propres à l’époque qui les a vu naître. En physique, la théorie de Galilée sur la chute des corps a vu le jour, comme chacun sait, au cœur de la lutte pour affranchir la science de la domination idéologique de l’Eglise catholique. La conception de Newton sur la gravitation et les mouvements des planètes a dû s’imposer contre l’idée cartésienne d’un éther tourbillonnant. La théorie du champ électromagnétique de Faraday et Maxwell n’a trouvé sa formulation «définitive» qu’après des cheminements tortueux et conflictuels. Et le développement de la mécanique quantique au XXe siècle n’a été qu’un long combat entre de multiples interprétations divergentes. La pédagogie constructiviste ne dit évidemment pas que chaque élève doit tout redécouvrir. Ni même que la contextualisation des savoirs scolaires doit nécessairement être conforme au cheminement historique. On peut amener les élèves à découvrir et à formuler des éléments des théories de Galilée et de Newton à partir de questionnements qui, aujourd’hui, seront plus efficaces et davantage porteurs de sens que de vouloir les replonger dans le contexte culturel du XVIIe siècle. L’important n’est pas là, mais dans le fait que les savoirs répondent à des questions qui font sens pour l’élève et qu’il ait, par ses tâtonnements, ses hypothèses, ses erreurs, suffisamment participé au processus de construction du savoir pour en comprendre la portée. Cette nécessaire activité de l’élève peut prendre mille formes, depuis le simple jeu de questions-réponses entre la classe et le professeur jusqu’à la «pédagogie du projet», pour autant qu’elle soit efficacement dirigée et encadrée. Le constructivisme pédagogique bien compris se situe en tout cas à des années-lumière de l’espèce de fétichisme méthodologique que certains ont voulu en faire avec leurs immuables «mise en situation de recherche», «recherche documentaire», «production individuelle ou collective»…

Pour sa part, le constructivisme philosophique (qui se qualifie aussi parfois de «constructivisme radical») n’affirme pas seulement que toutes les connaissances élaborées par l’humanité sont des constructions sociales — ce qui est une évidence historique — il professe en outre que toutes ces théories ne sont «que» des constructions sociales. Ce petit mot fait toute la différence. Il pose ainsi en dogme que les théories élaborés par l’homme ne peuvent jamais et en aucune manière prétendre au statut de «vérité objective», qu’elles n’ont de valeur «que» relativement au contexte social, historique, culturel où elles ont été construites. C’est pourquoi cette conception épistémologique est aussi parfois appelée «relativisme». Pour le constructiviste radical, pour le relativiste, il n’y a pas de vérité, il n’y a que «des» vérités dont aucune ne peut prétendre être supérieure aux autres. A ses yeux, les conceptions antiques des Egyptiens sur l’origine de l’univers et celles du Big Bang ne sont pas plus ou moins «vraies» l’une que l’autre. Elles se réfèrent seulement à des cadres culturels différents; elles répondent efficacement, l’une et l’autre, aux exigences de leur époque. L’absurdité d’une telle position est patente dès qu’on la confronte à la pratique scientifique et technologique. Si l’on compare par exemple les conceptions aristotélicienne et newtonienne sur la gravitation, on constate que la seconde permet d’expliquer non seulement tous les phénomènes décrits par la première (le fait qu’une pierre tombe, alors que la fumée chaude s’élève dans les airs par exemple) mais aussi les mouvements de la lune, des planètes, des comètes ainsi que les marées. Dès lors, même si l’on sait aujourd’hui que la théorie de Newton a été supplantée par le relativité générale d’Einstein, même si l’on ne peut exclure que les anomalies des mouvement des galaxies n’ouvrent un jour la porte à une révision plus déchirante de la théorie de la gravitation, il est néanmoins absurde de prétendre qu’il n’y aurait pas de différence entre la «vérité» de la théorie de Newton et celle d’Aristote. Car la première est tout simplement supérieure en tous points, dans la pratique. Comme l’indiquent Jean Bricmont et Alan Sokal, adopter le point de vue du constructivisme philosophique ou du relativisme «équivaut à renoncer à la recherche d’un savoir objectif et, partant, au but même de la science» [Sokal 2005]. En définitive, le constructivisme philosophique n’est qu’une resucée postmoderne du vieil idéalisme subjectif pour lequel il n’existerait aucune réalité en dehors du sujet pensant.

Un renversement des buts et des moyens

Mais revenons à nos moutons de l’approche par compétences. A entendre certaines déclarations de ses porte-parole, on pourrait avoir l’impression que l’APC s’inscrit résolument dans une optique de pédagogie constructiviste. Selon Perrenoud, par exemple, «une partie des élèves en échec n’accrochent pas aux connaissances décontextualisées et coupées de toute pratique qui constituent le menu principal des disciplines à la fin du primaire et durant le secondaire. Pour eux, les savoirs scolaires n’ont pas de sens aussi longtemps qu’ils restent déconnectés de leurs sources et de leurs usages sociaux. L’approche par compétence établit des liens entre la culture scolaire et les pratiques sociales» [Perrenoud, cité par Bosman 2000]. Ici, la similitude du discours avec celui des pédagogies constructivistes semble flagrante. Mais cette ressemblance au niveau du langage cache, en réalité, un retournement complet des moyens et des buts.

La différence radicale entre l’approche par compétences et les pédagogies constructivistes, la voici : dans la première (l’APC), le savoir n’est qu’un outil, un accessoire, dont on peut occasionnellement avoir l’usage dans la réalisation d’une tâche. Au contraire, dans une démarche constructiviste bien pensée, le savoir constitue le but même de l’apprentissage. Dans cette optique, explique très justement Francis Tilman, de l’Atelier de pédagogie sociale Le Grain, « le savoir n’est pas au service de la compétence  (…) ce sont les compétences, c’est-à-dire l’usage et la manipulation du savoir qui sont au service de l’appropriation de celui-ci » [Tilman 2005]. En pédagogie constructiviste, on met l’élève au travail sur une tâche, seul, en groupe ou en interaction avec le professeur, afin de lui faire découvrir, à travers le problème à résoudre, la nécessité de concepts nouveaux, afin de l’amener à formuler des définitions ou des propriétés, afin de le conduire à découvrir ou à entrapercevoir une loi, afin de l’amener aussi à déconstruire ses idées préconçues, ses a priori… La résolution d’une tâche, d’une «situation-problème», est ici un moyen, un cadre dans lequel vont se construire des savoirs. Dans l’approche par compétences, on fait exactement le contraire : la résolution de la tâche est l’objectif final et le critère de réussite. Le savoir, lui, n’intervient que comme un accessoire. Peu importe qu’on le possède ou qu’on le trouve dans un livre ou sur Internet, peu importe qu’on le comprenne ou qu’on sache juste l’utiliser, peu importe qu’on le maîtrise entièrement ou qu’on n’en maîtrise que les aspects utiles dans le contexte de la tâche prescrite. Du moment que la tâche soit menée à bien.

Entre les deux approches, le rapport à l’erreur se trouve entièrement renversé. Dans la pédagogie constructiviste, le plus important n’est pas que l’élève parvienne au bout de la tâche, mais qu’il ait mis à profit son travail (et ses erreurs éventuelles) pour progresser dans la découverte et la maîtrise des connaissances. Dans l’approche par compétences, le progrès dans la maîtrise des savoirs n’est pas un objectif en soi. Seul compte le résultat final. Adieu le droit à l’erreur et, surtout, adieu à l’utilisation de l’erreur comme levier pédagogique.

On nous objectera que c’est bien ainsi que les choses fonctionnent dans la vie courante. Si je prépare une blanquette de veau pour mes amis, on ne me demandera pas si je connaissais la recette par coeur, si je l’ai trouvée sur un carton-réclame ou dans un ouvrage de cuisine prestigieux ou encore sur un site internet auquel j’ai accordé ma confiance aveugle. On ne m’en voudra pas si j’ignore de quelle partie de la bête provenait la viande. On ne vérifiera pas si je peux expliquer pourquoi celle-ci doit être légèrement ébouillantée afin d’en boucher les pores, avant d’être mise à cuire avec les légumes dans une eau fraîche; on ne vérifiera pas davantage si je comprends pour quelle raison le jaune d’œuf doit être ajouté hors du feu en le mélangeant à la crème… Tout cela n’a aucune importance, du moment que le résultat soit bon et beau à table. Et si le plat est raté, toutes mes connaissances théoriques ne sauveront pas mon dîner de la catastrophe. Alors pourquoi l’école devrait-elle fonctionner autrement ?

Parce que le but de l’école n’est pas de préparer des blanquettes de veau, mais d’apprendre l’art de la cuisine. Le but de l’école n’est pas de lancer dans les airs une fusée à eau sous pression, mais d’apprendre aux élèves les mathématiques et la physique. Le but de l’école n’est pas de comparer un texte de Winston Churchill et un texte de Charles De Gaulle, mais d’apprendre aux élèves les faits et les méthodes d’analyse historiques. Le but de l’école n’est pas d’écrire un article de journal ou de lire un mode d’emploi mais d’apporter aux élèves les outils qui leur permettront de lire et d’écrire ce qu’ils auront besoin et envie de lire et d’écrire. En pédagogie constructiviste, le travail sur un journal — comme le pratiquaient les élèves de Célestin Freinet —, sur des documents historiques, sur des problèmes de physique… ou sur une blanquette de veau peut servir de support à l’apprentissage; mais celui-ci reste l’objectif, le but de tout le travail scolaire.

Pas de vérité, pas de réalité…

Dans l’approche par compétences, l’usage que l’on fait de la connaissance a plus d’importance que la connaissance elle-même. Pour Letor et Vandenberghe, «les connaissances sont en perpétuelle remise en question et (…) leur complexité est telle que leur usage pertinent est à privilégier à leur possession» [Letor et Vandenbergh 2003]. De nouveau, si une telle conception peut être admise dans un contexte de production, elle est inacceptable dans un contexte d’apprentissage. Renoncer à maîtriser la complexité, au nom de l’efficacité, voilà typiquement une démarche productiviste qui se situe à l’opposé d’une démarche d’accès à la connaissance et d’accès à la compréhension du monde. L’idée de «connaissances en perpétuelle remise en question» mérite également qu’on s’y arrête. Car la «remise en question» peut signifier deux choses : soit un dépassement des théories anciennes, soit leur négation. Dans le premier cas, on ne comprend pas bien la thèse des auteurs. Car si, par exemple, les théories d’Einstein dépassent assurément celles de Newton et de Maxwell, il est en revanche illusoire d’espérer maîtriser la Relativité si l’on n’a pas d’abord fait l’effort d’assimiler pleinement les théories «remises en question» que sont la mécanique classique et l’électromagnétisme maxwellien. En revanche si par «remise en question» on comprend que les anciens savoirs sont carrément niés par les nouveaux, alors on sous-entend que la science n’est pas un progrès constant, tendant à rapprocher nos conceptions d’une représentation aussi fidèle que possible de la réalité, mais simplement une succession de «vérités relatives», de «discours», qui changent au rythme des mouvements d’opinions et des évolutions culturelles. En d’autres mots, on se situe sur la position du constructivisme radical, celle de l’épistémologie relativiste. L’aboutissement logique de cette position-là se trouve chez des auteurs comme Ernst Von Glaserfeld : «Le constructivisme radical est un effort pour développer une théorie de la connaissance qui ne soit pas rendue illusoire dès le point de départ par l’assomption traditionnelle que l’activité cognitive devrait conduire à une représentation «vraie» d’un monde qui existe en soi et par lui-même indépendamment de l’agent qui le connaît » [Von Glaserfeld, cité par Baillargeon 2006]. Considérer qu’il n’y a pas de monde «qui existe en soi», c’est ressasser le vieux solipsisme de l’évêque Berkeley (1685-1753) : rien n’existe en dehors de la conscience que j’ai de cette existence. Pour inattaquable qu’elle soit sur le plan formel, cette fumisterie s’écroule dès qu’on la confronte au moindre acte pratique quotidien. Le philosophe idéaliste le plus acharné cesse instantanément de douter que «le monde existe en soi» lorsque ce monde prend la forme d’une automobile fonçant dans sa direction : il fait comme tout le monde, il se range sagement, admettant ainsi tout à la fois l’existence objective de l’automobile en question et la vérité des lois physiques qui décrivent les collisions de deux corps.

L’idée qu’il n’y aurait «pas de vérité», que «toutes les thèses se valent» et expriment simplement des opinions différentes, est une idée très souvent diffusée par les défenseurs de l’approche par compétences, car elle est implicite dans leur mépris des connaissances. Dans la relation qu’ils font d’une expérience pédagogique, deux chercheurs proches de l’école des compétences écrivent : «à partir d’un document présentant un débat sur le chômage entre plusieurs approches économiques par exemple, il serait alors possible d’(amener les élèves à) accepter l’idée qu’il n’y a pas de vérité, ni de remèdes absolus (et) que les personnes ne s’opposent pas pour des raisons personnelles mais parce qu’elles se réfèrent à des grilles de lecture fondées sur des hypothèses différentes. Ainsi, nous pourrions dire aux élèves qu’ils ne doivent pas chercher qui a raison mais comprendre et analyser les arguments du débat, se construire une explication sur la question, et développer un esprit critique» [Grabsi et Moussaoui 1998]. Tout le constructivisme radical est là : «il n’y a pas de vérité» sur le chômage, ceux qui en attribuent la cause aux chômeurs eux-mêmes, à l’enseignement, aux patrons, au progrès technologique, à la croissance chinoise, à la crise du système capitaliste ou à l’un ou l’autre mélange subtil d’interactions entre ces différents facteurs ont tous également raison. Ce sont simplement des «grilles de lecture fondées sur des hypothèses différentes». A fortiori, il n’y a donc pas de «remède absolu» (affirmation que partageront certainement les organisations patronales qui craignent comme la peste qu’on le trouve, ce remède absolu). Quant à «l’esprit critique» que l’on nous propose ici, il consiste, fort courageusement, à ne pas choisir son camp mais à renvoyer tout le monde dos à dos.
Nous voyons donc que, si l’approche par compétences ne peut en aucune manière revendiquer de filiation avec le constructivisme pédagogique, elle présente en revanche, des liens étroits avec le constructivisme philosophique. Seulement voilà : entre ces deux acceptions du mot «constructivisme», il y a autant de distance qu’entre les deux significations du mot matérialisme : le matérialisme philosophique (seul existe le monde matériel) et le matérialisme moral (seul m’intéresse mon bien-être matériel). L’affirmation que l’approche par compétences serait une pédagogie constructiviste est à peu près aussi fondée que celle qui qualifierait tous les athées d’indécrottables jouisseurs égoïstes !

Heureusement, tous les défenseurs de l’APC ne sont pas sur les positions les plus radicales. Chez beaucoup d’auteurs on perçoit une extrême confusion et un attachement, sans doute sincère, à la pédagogie constructiviste. Ainsi, pour le Vlaame Onderwijsraad, il s’agit de favoriser une «approche qui introduit les contenus d’apprentissage à partir de questionnements issus de la vie réelle» [VLOR 2004]. On ne s’opposera évidemment pas à ce principe qui donne sens aux apprentissages, pour autant que les «questionnements issus de la vie réelle» ne soient pas compris de façon excessivement restrictive. Le VLOR insiste souvent sur cet aspect de l’approche par compétences «pour rendre l’enseignement plus attrayant». Le souci est parfaitement louable, mais faut-il pour autant avaler tout le poison des compétences ? La soumission aux diktats de la flexibilité, la polarisation de l’école à l’image du marché du travail, le dénigrement des savoirs…

Nous croyons aussi à la sincérité de ce collectif de chercheurs belges pour lesquels «en entrant dans cette voie pédagogique [de l’APC], l’école répond à la nécessité de donner du sens aux apprentissages, à la constatation que l’élève n’est pas un contenant que l’enseignant a pour mission de remplir mais une personne qui construit ses connaissances, en fonction de ce qu’il est (…). En adoptant une pédagogie par construction de savoirs et acquisition de compétences, l’école a l’espoir de réduire le volume des “savoirs morts” au profit des “savoirs vivants”.» [Deneyer et al. 2004]. Nous pourrions souscrire à toute la première partie de ce discours. Mais à la fin on se perd en contradictions. On parle d’adopter « une pédagogie par construction de savoirs et acquisition de compétences» mais ailleurs on nous dit que dans l’approche par compétences les savoirs ne doivent plus constituer des objectifs d’apprentissage. Nous sommes aussi très critiques par rapport aux expressions «savoirs morts» et «savoirs vivants». Car ici, les seuls savoirs reconnus comme «vivants» sont ceux que l’élève utilise effectivement, maintenant, pour réaliser une tâche. Or, comme le temps scolaire limite forcément le volume des tâches originales, innovantes, mobilisatrices… que les élèves peuvent accomplir, on nous prépare ainsi un terrible appauvrissement de l’enseignement.

Une pédagogie dogmatique et bureaucratique

Loin de favoriser l’innovation pédagogique, l’approche par compétences enferme les professeurs dans un travail routinier, bureaucratique extrêmement normatif. Ceci découle d’une vision étriquée et dogmatique des rapports professeurs-élèves. La pédagogie constructiviste et l’approche par compétences ont en effet un rapport tout à fait différent à l’activité des élèves en classe. Pour les constructivistes, cette activité de l’élève sur des «situations-problèmes» est l’une des manières, mais pas du tout la seule, de donner du sens et de faire participer l’élève à la construction de savoirs. Qui plus est, la pédagogie constructiviste n’affirme pas que tous les savoirs pourraient être reconstruits par ou avec l’élève; elle n’exclut absolument pas la transmission directe de savoirs et la méthode «frontale» lorsque celle-ci s’avère nécessaire. Au contraire, dans l’APC, il n’y a pas à construire ni à transmettre de savoirs. Il n’y a qu’à développer des compétences. Et puisque le concept même de compétence est particulièrement fumeux, il est donc impossible de «transmettre» une compétence, de l’enseigner; tout ce qu’on peut faire, c’est s’exercer à la résolution de tâches et appeler le résultat «compétence». Aussi, l’activité de l’élève sur des problèmes devient-elle le passage obligé de toute séquence de travail en classe. Le rôle essentiel de l’enseignant est alors de «se creuser la tête pour créer des situations-problèmes à la fois mobilisatrices et orientées vers des apprentissages spécifiques» [CDP, cité par Boutin 2000].

Ce fétichisme de l’activité des élèves conduit inexorablement à ce que Denis Lemaître et Maude Hatano appellent «une approche normative des pratiques» [Lemaître & Hatano 2007]. Ainsi, le programme de l’Option de base « sciences appliquées » dans l’enseignement secondaire catholique impose-t-il de commencer chaque cours par « des tâches ou des activités proposées aux élèves » (remarquez que l’on impose la méthode aux professeurs, mais que ceux-ci la « proposent » aux élèves…). Qui plus est « toutes les tâches » doivent être « présentées » de la même manière. Dans un « pavé-titre », le professeur devra d’abord mentionner le titre de la tâche, la discipline, le « thème », la « macro-compétence » exercée et la « famille de tâches » correspondante. Ensuite, il doit énoncer « les visées de la tâche » : les « objets d’apprentissage » (savoirs et savoir-faire dont on ne sait pas trop quand et où ils auront été appris…), ainsi que « le questionnement » auquel la résolution de la tâche permettra de répondre. Enfin la « situation proposée à l’élève » doit impérativement se décomposer en quatre volets: « le contexte », « la production attendue », « les contraintes » et « les consignes ».

C’est à une véritable volonté de taylorisation du métier d’enseignant que l’on assiste. Si d’aventure un professeur parvenait à comprendre et à mettre en application rigoureusement les directives ci-dessus — ce qui heureusement est humainement impossible —, il plongerait ses élèves dans un ennui incommensurable. Année après année, jour après jour, heure après heure, ceux-ci auraient à subir systématiquement la même structure de cours, la même routine désolante. «La réforme en cours est marquée au coin du paradoxe : d’un côté, elle tient un discours qui professe l’ouverture, de l’autre, elle prescrit tout un arsenal de compétences (…) dans un système d’éducation dont la rigidité est à peine dissimulée» [Boutin 2000].

Le mouvement de la pédagogie nouvelle, issu des expériences de Célestin Freinet et des travaux théoriques du socio-constructivisme, se situe à l’opposé de ces tentatives de normalisation. «Nous ne sommes pas des fanatiques d’une méthode, disait Freinet. (…) Nous sommes avant tout des praticiens qui travaillons sans idée préconçue contre telle technique, telle ou telle méthode. Nous décortiquons tout verbalisme, nous luttons au maximum contre la scolastique : nous tâchons de redonner à l’effort des enfants ses composantes et ses buts naturels et humains; nous nous plaçons hardiment en face des problèmes essentiels de l’intérêt, de l’expression de l’acquisition, de la formation et de l’effort» [Freinet 1972]. Et puisque nous en sommes à citer le vieux maître de l’Ecole nouvelle française, signalons aussi que celui-ci s’est toujours élevé contre les interprétations libertaires ou non-directives de sa pédagogie. Aujourd’hui, certains imaginent en effet qu’au nom de «l’activité autonome des élèves» et au nom du principe consistant à «placer l’élève au centre», il faudrait laisser ceux-ci livrés à eux-mêmes, gérer leur classe en toute liberté. Freinet : «A l’extrême gauche du mouvement pédagogique, les partisans d’une théorie anarchiste de l’éducation ont cru à la possibilité de parvenir, par notre technique, à l’école de leurs rêves, dans laquelle les élèves, dégagés de toute oppression, négligeant tout acquis antérieur, composant et imprimant eux-mêmes leurs livres sans contrôle adulte, réaliseraient la véritable éducation libre et personnelle (…). Nous tenons cette tendance comme contraire aux nécessités actuelles de la pédagogie populaire. Si nous avons condamné l’isolement dans lequel fonctionne l’école, ce n’est pas pour chercher maintenant une organisation chimérique, davantage encore abstraite du monde et de la civilisation» [Freinet 1972].

Souvent, le discours des compétences tente de camoufler son vide conceptuel derrière un langage pseudo-scientifique parfaitement abscons. En voici un exemple, d’autant plus comique qu’il provient d’une brochure dite «de clarification» qui était destinée à rendre l’APC plus intelligible aux enseignants. Accrochez-vous : «Il s’agit pour l’élève de reconnaître les situations par rapport auxquelles ces savoirs et ces démarches sont pertinents. Des paramètres comme la familiarité, l’évidence, la quantité et la qualité facilitent ou compliquent cette reconnaissance. En fait, chaque nouveau contexte suppose un nouvel apprentissage. Une compétence est acquise lorsque le transfert est possible, c’est-à-dire lorsque l’élève a acquis l’aptitude à mobiliser la dimension cognitive dans différents contextes, différentes situations. Les savoirs et les savoir-faire ne doivent pas être mobilisés dans un seul contenu-matière mais dans plusieurs, aux situations d’apprentissage dans lesquelles il est impliqué » [Hazette 2001].

Ce jargon contribue évidemment à rendre les programmes d’étude totalement illisibles et incompréhensibles. Ce qui conduit les enseignants (et les directions) à tenter de se mettre formellement en règle avec les instructions en passant des heures de travail à «couler» leurs préparations de cours dans le moule des directives, à stresser sur une future visite de l’inspection, à multiplier les «grilles d’évaluation par compétences transversales», etc. Tout ce travail inutile se fait, bien évidemment, au détriment de la recherche d’efficacité didactique et au détriment du temps consacré aux élèves. L’APC, qui devait transformer nos écoles en ruches bourdonnantes d’activité pédagogique, les a, au contraire, enfermées dans un ronronnement bureaucratique et stérile.

Conclusion

Comme le soulignent Gérald Boutin et Louis Julien, «le mixte de socio-constructivisme, de psychologie cognitive et de béhaviorisme qui sous-tend leur discours [des défenseurs de l’APC] devient de plus en plus déconcertant et générateur de malentendus» [Boutin et Julien 2000]. Cela semble aussi être l’avis de Marcel Crahay auquel nous laisserons le mot de la fin : « Au nom du constructivisme piagétien, il importe de démonter la nouvelle doxa des compétences méta-disciplinaires (…) Le statut scientifique du concept de compétences est incertain. Les emprunts opérés par différents auteurs aux diverses théories psychologiques pour le légitimer ne sont pas pleinement convaincants. Nous lui reconnaissons un seul mérite : celui d’avoir remis au-devant de la scène pédagogique la problématique de la mobilisation des ressources cognitives en situation de résolution de problèmes. Vrai problème auquel le concept de compétence apporte, selon nous, une mauvaise réponse» [Crahay 2006].


Cet article fait partie d’un dossier publié dans L’école démocratique, n°39, du mois de septembre 2009. Il peut être téléchargé intégralement au format PDF en cliquant ici : 
APC_Mystification.pdf

Pour poursuivre la lecture du dossier: Des programmes qui divisent.

 

Encadré – Crahay : il faut aussi de la routine !

Outre qu’elle représente une charge de travail inouïe pour les enseignants, l’évaluation par compétences est loin de faire l’unanimité parmi les chercheurs en sciences de l’éducation. En particulier, l’exigence de ne soumettre les élèves qu’à des situations inédites et complexes est critiquée par Marcel Crahay (ULg et Université de Genève) dans les termes suivants.

« Dans la vie courante, nous sommes le plus souvent – et fort heureusement pour nous – tenus de gérer des situations coutumières. À nouveau, ceci ne signifie pas que le monde est immuable, mais que la variabilité des situations exige seulement des micro-adaptations de nos schèmes pratiques et/ou conceptuels. Certes, il nous arrive de devoir affronter des situations extrêmes (crise, accident, deuil, conflit, violence, etc.), mais – comme le remarque avec pertinence Perrenoud (1997) – ces situations « sortent par définition de l’ordinaire et ne se reproduisent pas nécessairement ». On ne comprend dès lors pas pourquoi l’évaluation des compétences devrait se concentrer sur les situations à la fois complexes et inédites pour l’individu. Pourquoi faire de l’exceptionnel la norme de la vraie compétence ? Pourquoi évaluer les élèves dans des situations qui ne se reproduiront pas nécessairement ? Pareille exigence nous paraît injustifiée (…).»

«En milieu professionnel, la gestion des événements réguliers a son importance. À y réfléchir simplement, la standardisation des procédures a sa pertinence et sa noblesse. Elle relève – pour partie, au moins – de la volonté de l’homme de réduire l’incertitude, l’aléatoire et l’accidentel dans l’exécution des tâches. On peut même avancer que la standardisation des procédures ou opérations professionnelles est d’autant plus pertinente que la tâche est périlleuse. Une intervention chirurgicale est affaire délicate et le patient a intérêt à ce que les actes du chirurgien soient aussi automatisés et routinisés que possible. De même, le voyageur a gagné en sécurité avec la standardisation de l’activité de pilotage des avions. Certes, le chirurgien comme le pilote d’avion doivent pouvoir faire face à l’exceptionnel, mais ils doivent d’abord apprendre à gérer les situations régulières. L’un n’est pas moins nécessaire que l’autre.» [Crahay 2006]

Cet article fait partie d’un dossier publié dans L’école démocratique, n°39, du mois de septembre 2009. Il peut être téléchargé intégralement au format PDF en cliquant ici : APC_Mystification.pdf

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Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.