L’enseignement en Europe occidentale : l’ordre nouveau et ses adversaires

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Au cours des deux dernières décennies, des organisations internationales ont cherché à développer une orthodoxie politique qui puisse guider le travail des gouvernements nationaux en matière d’éducation. Ces développements ont été contestés par des mouvements sociaux et par des syndicats, aussi bien durant les années de croissance que durant la récession actuelle. Dans cette présentation, je tenterai de répondre aux questions suivantes. Dans quelle mesure ce projet national/global a-t-il réussi ? Quels sont les termes du conflit entre les “réformateurs” et leurs opposants ? Quelles sont les réalisations, les limites et les chances futures de l’opposition ?

Dans l’ouvrage que j’ai coordonné, nous avons voulu rompre avec une longue tradition dans les milieux académiques, qui consiste à n’écrire sur les politiques d’éducation que du point de vue des décideurs de ces politiques. Nous voulions plutôt déterminer les axes de contestation, entre forces opposées dans le champ de l’éducation. Nous y défendions le point de vue que l’enseignement d’après la Deuxième guerre mondiale (ou postfranquiste, dans le cas de l’Espagne) a été façonné autant par la pression des mouvements sociaux que par les intentions des gouvernants. Nous soutenions que l’actuelle orthodoxie politique en matière d’éducation n’était pas seulement un « plan » en vue de marchandiser l’enseignement, de le centraliser, de le décentraliser, etc., mais répondait aussi à une « stratégie » visant à confronter des forces sociales qui avaient chacune leur part dans la création des systèmes éducatifs et qui y restaient attachées, tant sur le plan symbolique que matériel.

Dans la dernière partie de ce livre, nous analysions les conflits dans le secteur de l’enseignement durant les années 2000, comme la campagne anti-CPE en France et les mobilisations anti-Moratti en Italie. Depuis lors, j’ai eu l’occasion d’écrire d’autres articles sur les conflits éducatifs, spécialement en France et en Italie, cherchant ainsi à identifier les motivations, la composition et l’identité des forces en présence.

Nous avons ainsi pu identifier – cela n’était guère difficile, à vrai dire – deux acteurs sociaux majeurs, qui s’opposent à la nouvelle orthodoxie politique : la jeunesse et les travailleurs du secteur public de l’éducation.

L’opposition de la jeunesse

La jeunesse. Si les réformes éducatives doivent se passer d’une légitimité populaire auprès des étudiants, des lycéens et de la jeunesse en général, c’est avant tout parce qu’elles ne tiennent guère les promesses de prospérité économique, pourtant centrales dans la rhétorique du changement. Il s’agit là d’un problème qui date d’avant la récession de 2008. Depuis plus de 20 ans, les niveaux de chômage des jeunes sont exceptionnellement élevés dans la majeure partie de l’Europe. Selon les données d’Eurostat, on atteint, pour 2006, des taux de plus de 20% en France, en Grèce, en Italie et près de 20% en Espagne (European Commission 2008: 75). Dans une étude sur la jeunesse en Europe, René Bendit concluait que le problème était davantage structurel que cyclique; une nouvelle situation sociale a vu le jour : la précarité. Cette précarité ne peut pas se mesurer uniquement par des taux de chômage. Elle inclut des caractéristiques liées aux salaires, à la sécurité d’emploi, aux carrières, etc. Elle empêche les individus de gérer leurs entrées et leurs sorties du marché du travail d’une façon qui corresponde à leurs attentes. Les mécanismes de la précarité ont deux types d’effets. Pour certains – surtout des jeunes issus de la classe ouvrière et de l’immigration, ayant de faibles niveaux de qualification -, ils impliquent une exclusion quasi totale de toute forme d’emploi stable. Pour d’autres – ceux qui jouissent d’un haut niveau éducatif -, la précarité implique un fossé entre les niveaux de qualification et les types d’emplois disponibles. Les niveaux de scolarisation se sont élevés, ainsi que les attentes des jeunes diplômés; mais ils découvrent qu’il leur est devenu plus difficile d’accéder à un emploi stable, au logement et à une vie adulte autonome. Le chercheur français Frédéric Lebaron (2006) décrit cela comme une « dévalorisation » des qualifications, qui rend les étudiants intensément sceptiques à propos de la valeur de leurs études, mais également attentifs aux politiques qui semblent devoir à la fois créer de nouvelles divisions dans l’éducation et déloger le contrôle par certains groupes de qualifications jugées essentielles dans la construction d’une carrière. C’est à partir de ce point de vue soupçonneux que l’on a perçu les politiques de réforme de l’éducation et que des mobilisations ont vu le jour : France 2006, Italie 2008, Grèce 2008, Autriche 2009.

Il convient d’ajouter que la base idéologique de ces mobilisations est complexe. La vision traditionnelle de l’éducation a souvent fourni une base à l’opposition contre des politiques, dont le souci unilatéral de se conformer aux demandes de l’économie de marché heurtait de front les conceptions humanistes de l’éducation. Mais une opposition exprimée en ces termes peut contenir un élément de régression, une nostalgie pour le «bon vieux temps» de l’éducation supérieure sélective, réservée à une élite.

L’opposition des travailleurs du secteur public

Outre la jeunesse, la nouvelle orthodoxie a également engendré l’opposition des travailleurs du secteur public. Avant même la vague de récession actuelle, certains gouvernements nationaux — particulièrement en France et en Italie — ont prévu de supprimer massivement des emplois publics. En même temps, les conditions de travail, cadenassées par un contrôle managérial sévère, se détérioraient, et la signification de l’activité professionnelle en était transformée. Mais au-delà de ces craintes sectorielles, il y a d’autres motivations : les changements dans le monde de l’éducation menacent ce qui est perçu comme un acquis historique de la classe ouvrière et des mouvements progressistes, et, plus généralement, comme un élément constitutif de l’identité nationale. Ces réalisations – évidemment inégales et incomplètes, mais néanmoins capables de susciter une certaine mobilisation – sont perçues comme étant menacées, renversées, par des politiques d’éducation orientées vers le marché. Lorsque les travailleurs de l’éducation, dont l’identité collective est influencée par cette forme de compréhension historique, se mobilisent contre les politiques actuelles, leur protestation est souvent en phase avec l’opinion publique, et leur lutte peut servir de symbole de la défense d’un modèle social particulier, contre les projets de réforme avancés par les élites transnationales et par une classe politique nationale qui a accepté l’orthodoxie politique globale, mais qui craint le débat. Des enjeux qui peuvent sembler sectoriels, peuvent déclencher des conflits de plus grande ampleur. La campagne anti-CPE en France est tout à fait symptomatique à cet égard; de même que, mais avec moins d’effet, les tentatives de la gauche italienne de mobiliser l’opinion contre la politique éducative de Berlusconi, parce qu’elle constituait une atteinte à la constitution italienne, écrite en 1947 sous l’influence de l’antifascisme.

Telles furent, grosso modo, les forces qui se sont engagées dans une guerre d’usure sur plusieurs fronts, face à des gouvernements sociaux-démocrates et conservateurs, depuis le début des années 90. Du point de vue de l’opposition, ce furent des expériences très difficiles, parce que les réformes qu’elle affrontait présentaient divers aspects:

– la formation, le statut et le contrôle de la force de travail enseignante;
– la décentralisation et la marchandisation de l’éducation;
– des réformes curriculaires et pédagogiques imposées du centre;
– la séparation des filières générales et qualifiantes;
– le rapprochement de l’école et de l’entreprise.

Dans ce conflit, l’équilibre des forces s’est déplacé de plus en plus vers la nouvelle orthodoxie politique. Non que les mobilisations se soient taries. Au contraire, dans la plupart des pays, la mobilisation dans le monde de l’éducation a été plus forte que jamais depuis les années 1960. Mais en face, les gouvernements des pays européens disposaient d’un répertoire politique commun, d’un sens de l’objectif commun – facilité par l’UE et l’OCDE -, plus puissant que celui des mouvements d’opposition. Le glissement des partis de la social-démocratie vers un consensus idéologique néolibéral, et l’incapacité de la gauche radicale de réaliser une percée électorale significative, n’ont pas permis d’arrêter la stratégie de réformes, qui s’est poursuivie avec une variété de nuances sous des gouvernements de centre-gauche et de centre-droite.

Crise financière et stratégie du choc

En 2008, avec l’éclatement de la crise financière du capitalisme, on aurait pu penser que cette situation allait changer. Mais si changement il y eut, ce fut un nouveau glissement à droite, avec l’arrivée de coalitions conservatrices en Grande-Bretagne et en Allemagne, et la montée d’un « césarisme » rampant en France et en Italie. Je voudrais maintenant me pencher sur la contestation politique dans le milieu de l’éducation, dans ce nouveau contexte. Je m’intéresserai particulièrement à la situation en Angleterre, mais j’espère, je crois, que ce que j’en dirai aura une certaine résonance pour les autres pays européens, par ce que cela nous apprend aussi bien des stratégies des classes dirigeantes que des capacités et potentialités de résistance.

Le livre de Naomi Klein, “La stratégie du choc”, décrit la façon dont les classes dirigeantes et les décideurs politiques internationaux sont parvenus à développer une stratégie qui transforme les catastrophes naturelles et sociales en opportunités commerciales. Le tsunami, les inondations à la Nouvelle Orléans, la guerre en Irak en sont des exemples frappants. Le gouvernement conservateur/libéral britannique a bien retenu cette leçon. Le ministre britannique des finances, tout comme Rumsfeld en Irak, a présenté sa stratégie comme une « onde de choc ». Lorsque les problèmes financiers sont présentés en termes catastrophistes, alors on peut s’en servir pour justifier des coupes sombres à une échelle massive, une restructuration de l’éducation qui puisse enterrer pour des décennies les projets de réformes progressistes, égalitaires.

Je me propose d’illustrer cela avec l’exemple du financement des universités britanniques. Voici quelques citations émanant de deux recteurs d’universités. Le professeur Crossick (University of London) a prédit que 75% des subsides gouvernementaux seraient supprimés à tous les niveaux et qu’en définitive, les arts, les humanités et les sciences sociales ne recevraient plus de subsides du tout. Ses craintes ont été confirmées par le vice-chancelier de l’université de Roehampton, Paul O’Prey, qui est également le président du groupe de réflexion stratégique « Universities UK ». Celui-ci s’est dit inquiet de voir le système d’enseignement supérieur démantelé sans une idée claire de ce qui allait le remplacer. «Ce que nous faisons présentement, avec le plan visant à supprimer un haut pourcentage des subsides d’enseignement et à inciter les universités à les remplacer par des frais d’inscription beaucoup plus élevés pour les étudiants [illimités, mais en moyenne de 7000 £ par an = 8000 €], c’est produire un choc économique qui finira par privatiser l’enseignement universitaire». (BBC News, 1er octobre, http://www.bbc.co.uk/news/education-11453624)

Des mesures immédiates, drastiques, avec des conséquences à long terme. Une accentuation et une accélération des tendances observées dans les années 1990 et 2000.

Dans le conflit sur l’enseignement, l’enjeu est donc énorme. Quelle est la force réelle des conservateurs/libéraux ? Et quelles sont les perspectives d’opposition ?

Nous pouvons observer une différence entre le gouvernement actuel et celui du New Labour, son prédécesseur (1997-2010). La stratégie du New Labour a été décrite comme « double shuffle » : a) l’électorat traditionnel était préservé par un certain degré de redistribution et par une rhétorique communautaire; b) …tout en poursuivant un agenda essentiellement dirigé vers un état-marché. Outre une forte dose de privatisation, cette stratégie impliquait :

– une augmentation des dépenses;
– un discours dominant convaincant : l’éducation comme élément central de compétitivité dans une société de la connaissance; une interconnexion entre un succès individuel en éducation et un destin professionnel stable;
– l’expansion de l’enseignement supérieur, un soutien accru pour l’enseignement maternel;
– dans un contexte de polarisation sociale et éducative croissante, une certaine dose de financement ciblé pour les groupes sociaux «désavantagés».
Cette politique impliquait un ensemble de justifications qui liaient les promesses faites aux individus avec le discours relatif à la croissance économique.
Ce qui frappe dans la politique conservatrice/libérale, c’est qu’elle a largement abandonné ces justifications à plusieurs niveaux. Sa stratégie de justification se résume désormais à de slogans du genre :
– le déficit budgétaire doit être effacé, sinon la Grande-Bretagne en payera le prix sur les marchés financiers;
– il faut amaigrir le secteur public boulimique, créé par les gaspillages du Labour;
– notre projet est un choix autant qu’une nécessité – une transformation de long terme, en réponse à une crise immédiate – qui nous conduira vers une société moins dépendante du secteur public, davantage basée sur la philanthropie et l’entreprise privée.

Plus fondamentalement : le marché est désormais supposé apporter sa propre justification, en abandonnant les discours de centre-gauche et les palliatifs. Une telle stratégie peut-elle fonctionner ? Le néolibéralisme peut-il se nicher dans les politiques publiques et dans les comportements quotidiens, à un niveau tel qu’il n’a plus besoin d’un discours ou de politiques permettant d’adoucir la rudesse des justifications fondées uniquement sur le marché ?

Il y a quelques sources évidentes de conflits :

– cette politique augmentera grandement la sélection sociale dans l’enseignement;
– elle met en péril l’avenir de larges parts de la jeunesse (taux de chômage élevé, insécurité sociale, diminution des moyens de l’enseignement);
– elle menace les étudiants des classes moyennes, en même temps que les coupes dans le secteur public suppriment des centaines de milliers d’emplois de la classe ouvrière.

Le potentiel de contre mobilisation est donc évident. Mais Osborne (le ministre des Finances) fait le pari que cette attaque (« choc et stupeur ») est réalisée sur une telle échelle qu’une population n’ayant plus connu de militantisme depuis les années 80 ne sera pas capable de se mobiliser suffisamment pour s’y opposer. En la matière, sa stratégie ressemble à celle de Sarkozy, Berlusconi ou Papandreou : attendre la fin de la tempête de protestations, pour appliquer une politique presque inchangée. Ce qui prouvera qu’en s’en tenant aux principes (du libre marché), on peut tenir tête à toutes les formes de protestation (comme Blair pendant la Deuxième guerre du Golfe ou Berlusconi lors des mouvements sociaux de 2008).

Pour une mobilisation sans précédent

Cela signifie que l’opposition doit s’organiser à une échelle de mobilisation, de coordination et d’efficacité rhétorique sans précédent.

Quelle est la probabilité qu’une telle mobilisation se produise ? A court terme, c’est hautement improbable. Les années Thatcher et Blair ont eu un effet désastreux sur la capacité d’action politique indépendante : le tournant néolibéral du Labour Party signifie qu’aucune alternative politique forte n’est exprimée; d’autre part, les réseaux qui organisaient jadis la résistance ont été désactivés. Nous ne devrions pas non plus exagérer la force des mouvements d’opposition en Espagne, en Grèce et en Italie. Aucun d’entre eux n’est parvenu à faire dévier le néolibéralisme de sa voie. Néanmoins, il n’est pas possible de ne pas constater les différences entre le niveau de mobilisation de ces pays et celui de la Grande-Bretagne. L’université où je travaille est l’une des plus militantes du pays. Voici quelle fut sa réponse, la semaine dernière, aux projets gouvernementaux en matière d’enseignement supérieur. (http://savegoldsmiths.tumblr.com/post/1478682762)

Cependant, de telles actions n’ont pas été imitées ailleurs. La manifestation nationale du 10 novembre a rassemblé assez de monde pour constituer un point de départ pour construire une résistance, mais cela ne suffira pas à priver Cameron de sommeil.

Pour changer cela, deux conditions sont essentielles :

– des réponses ciblées au programme gouvernemental d’austérité et de privatisations, destinées à obtenir de véritables concessions et reculs, afin de servir d’exemple et d’encouragement à la résistance d’autres secteurs;
– le développement d’une force politique capable d’articuler une alternative aux politiques gouvernementales et d’organiser des actions à une échelle nationale.

Conclusion

Je pense que l’échelle des restructurations sociales et éducatives a connu une croissance qualitative depuis 2008, ce qui exige un niveau comparable de contre mobilisation. En 1998, le sociologue britannique Colin Crouch indiquait que « le plus puissant centre de pouvoir social qui émergea à la fin du XXe siècle fut celui du capitalisme globalisé ». Analysant la faiblesse de l’opposition contre les forces de transformation propres au capitalisme, il observait « le rassemblement des intérêts non capitalistes », présent dans les mouvements et les institutions de l’ère postérieure à la Deuxième guerre mondiale, et posait cette question essentielle : ce rassemblement « n’est-il qu’un simple poids mort hérité du passé, ou contient-il un potentiel d’action ? » Telle est en effet la question à laquelle il nous appartient de répondre aujourd’hui, en théorie, et en pratique.

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