22 (heures), v’la Glatigny !

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J’ai commencé à dispenser des cours de mathématiques et de physique dans l’enseignement secondaire supérieur en 1977. Nous étions, à l’époque, en plein essor du « rénové ». Et bien loin d’imaginer ce que les décennies suivantes allaient faire de l’École…

L’expansion économique des « trente glorieuses » (1945-1975), avait convaincu les dirigeants de tous les pays capitalistes avancés qu’il fallait investir massivement dans un enseignement de haut niveau, moins sélectif sur le plan social, afin de répondre à l’explosion de la demande en main d’oeuvre qualifiée. La France créa donc le « Collège unique », les pays scandinaves sa lancèrent dans l’école commune de 7 à 16 ans, le Royaume Uni inaugura la « Comprehensive school » et la Belgique inventa l’ « enseignement secondaire rénové ». 

Ces réformes gonflèrent considérablement les budgets de l’Éducation dans tous les pays. À la fin des années 70, la Belgique consacrait ainsi pas loin de 7% de son PIB à l’enseignement. 

J’assurais alors un plein temps de 20h/semaine dans l’enseignement secondaire supérieur avec seulement… 16 périodes de présence devant mes classes. Comment était-ce possible ? Comme tous mes collègues, je bénéficiais d’une heure payée pour les conseils de classe, qui avaient souvent lieu en dehors des heures de cours ordinaires. J’assurais  également la « guidance individuelle » de quelques élèves : je les rencontrais séparément, à peu près une fois par quinzaine, pour m’entretenir avec eux de leur situation scolaire (et parfois extra-scolaire), pour les conseiller et les aider si possible. J’avais donc, comme les autres profs de mon école, une heure dans ma plage horaire consacrée à cette tâche. Enfin, j’encadrais aussi deux heures de « rattrapage » : les élèves en difficulté en mathématiques, chez moi ou chez mes collègues, m’étaient confiés deux heures par semaine afin que je les aide à « rattraper » le peloton. D’autres professeurs, surtout dans les cours généraux, avaient, dans leur plage horaire, une heure pour le travail de coordination pédagogique avec leurs collègues.

On considérait à l’époque qu’une heure (en fait déjà 50 minutes) de présence en classe supposait deux heures de travail de recherche, de préparation et de corrections. Je travaillais donc effectivement 35 à 40 heures chaque semaine, malgré toutes ces conditions avantageuses.

J’ajoute qu’à l’époque la plupart de mes classes comptaient seulement une vingtaine d’élèves dans les cours généraux et souvent seulement douze à quinze dans les cours d’option.

Hélas, à peine avait-on eu le temps d’imaginer, de promouvoir, de légiférer et d’implémenter le système du rénové que, patatras !, le capitalisme plongeait dans une période de crises et d’instabilité dont nous ne sommes pas encore sortis aujourd’hui.

À partir des années 80, les politiques d’austérité budgétaire vinrent donc détricoter petit à petit tous les acquis du rénové. On commença par offrir aux chefs d’établissement, au nom de l’ «  autonomie », la liberté d’utiliser librement leur « NTPP », c’est-à-dire le nombre total de périodes-professeurs auquel un certain effectif d’élèves donnait droit. Après quoi, bien sûr, on se mit à réduire petit à petit le volume de ce NTPP, laissant ainsi aux directions d’écoles le soin de choisir entre la peste et le choléra : augmenter la taille des classes ou supprimer le « superflu ». Aussi, à la fin des années 90, les rattrapages et les guidances avaient-ils disparu, l’heure de conseil de classe n’était plus payée — les réunions de fin de trimestre avaient donc lieu partiellement pendant les heures de cours, dont on privait ainsi les élèves — et les effectifs des classes avaient grossi, en moyenne, de 4 ou 5 élèves supplémentaires. 

L’époque fut émaillée de nombreuses grèves. Celles des années 80, contre un parti libéral qui prétendait faire de la destruction de l’enseignement rénové un objectif quasiment idéologique, alors que sa véritable motivation était d’arrêter les frais de la démocratisation scolaire. Celles de 1990, où nous remportâmes une victoire historique sur le front des salaires face à une Communauté française déjà désargentée. Celles de 95-96, qui ne parvinrent pas à empêcher la liquidation de 3000 emplois par la socialiste Onkelinx et dont l’échec plongea le mouvement syndical enseignant dans une longue période de torpeur…

Cette période-là semble bien finie aujourd’hui. 

Car tout porte à croire que Glatigny va se heurter à une vive résistance après l’annonce de ses 22 périodes de cours par semaine pour les enseignants du secondaire supérieur ! Selon les normes en vigueur à l’époque où nos ministres avaient encore l’ambition d’augmenter les taux de réussite scolaire sans abaisser le niveau, cela représente au bas mot 44 heures de travail. Du moins si l’on veut préparer des cours un tant soit peu documentés, imaginer des séances de travail inventives, corriger les travaux en cherchant à identifier les difficultés et à aider l’élève plutôt que d’aligner seulement des points en rouge dans la marge. À cela s’ajoutent les heures de conseils de classe (qui ne tombent pas toujours dans vos heures de cours), le temps pris bénévolement sur les pauses déjeuner pour discuter avec vos élèves ou aider un étudiant en difficulté et le temps de coordination avec les collèges, qui reste indispensable même s’il n’est plus rémunéré. Bref, s’il veut accomplir consciencieusement sa tâche, un enseignant devra frôler les 50 heures de travail hebdomadaire.

Alors voici le message d’un vieux prof retraité à ses jeunes et moins jeunes successeurs.

Non, vous n’êtes pas des profiteurs ! Non, vous ne coûtez pas trop cher à la société ! Non ce n’est pas vous qui avez trop peu d’heures de cours, ce sont vos collègues du secondaire inférieur et du fondamental à qui l’on en demande beaucoup trop ! Non, il n’est pas possible d’assurer la réussite de tous, dans un enseignement de niveau exigeant, sans disposer de conditions de travail et d’encadrement qui soient à la hauteur de cette mission ! Non, ce n’est pas de votre confort qu’il s’agit, c’est du droit à l’instruction et à l’éducation ! Non, vous n’êtes pas en lutte pour vous, les enseignants, ni même pour vos élèves. Vous combattez pour la condition sine qua non d’une société démocratique : une École démocratique !

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.