
Dans un « working paper »[1] publié récemment, l’OCDE identifiait la baisse de qualité de l’enseignement comme l’une des causes majeures du ralentissement de la productivité dans les pays membres. Si certaines des thèses de ce rapport prêtent à controverse, il contient suffisamment d’informations factuelles intéressantes pour qu’il vaille la peine de s’y attarder. Il propose en particulier une analyse de long terme des performances scolaires des élèves qui permet d’alimenter le débat sur la « chute du niveau ».
L’observation centrale du rapport est une corrélation temporelle entre, d’une part, le ralentissement de la croissance de la productivité (-1,2% depuis 2000) et, d’autre part, le déclin de la croissance du « stock de capital humain ». Cette dernière serait passée de +0,11 % par an sur la période 1987-2005 à seulement +0,03 % par an depuis 2005.
Pour mesurer ce « capital humain », l’OCDE combine habituellement les résultats aux tests PISA (qualité de l’enseignement) et la durée de la scolarité (quantité d’enseignement). Dans le ralentissement de la croissance du capital humain observé actuellement, c’est l’aspect qualitatif qui semble être le plus important. Les scores PISA, qui reflètent les compétences en mathématiques, en sciences et en lecture des élèves de 15 ans, ont en effet chuté en moyenne de 15 points entre 2009 et 2022.
Chute du niveau
L’élément réellement nouveau dans ce rapport-ci, c’est que les auteurs de l’OCDE parviennent à construire un indicateur de performance scolaire qui remonte jusqu’en 1970. Pour ce faire, ils utilisent une base de données construite en 2018 par des chercheurs de la Banque Mondiale[2]. Ceux-ci étaient parvenus à établir, pour une série de pays, un indice unique de performance à des tests très différents, depuis les International Student Achievement Tests (ISAT) à partir des années soixante, jusqu’aux tests PISA, TIMSS et PIRLS actuels. Dans leur rapport, les auteurs de l’OCDE ont actualisé les calculs de la Banque Mondiale, en incluant les derniers tests PISA, puis ils ont calculé l’évolution moyenne de 14 pays pour lesquels on dispose de données suffisantes depuis 1970 jusqu’à aujourd’hui. Ils ont également pu calculer l’évolution moyenne depuis 1995 pour la quasi-totalité des pays membres de l’OCDE (à l’exception de six pays, dont la Belgique, qui n’ont pas participé à tous les tests).
La figure 1 montre l’évolution de ces deux moyennes.[3]
Le résultat est tout à fait saisissant. Les performances des élèves à des tests standardisés grimpent régulièrement de 1970 jusqu’en 2003. Mais ensuite, c’est la dégringolade.
Il semblerait donc que le ressenti subjectif des enseignants — dont 70% estimaient, dans notre enquête de 2024, que le niveau baisse — ait bien un fondement objectif. Voilà en tout cas un graphique qui ne manquera pas d’alimenter nos débats futurs.
Smartphone et Covid
Le rapport de l’OCDE tente ensuite d’identifier quelques causes possibles de cette baisse de niveau. Avouons que sur ce point il n’est guère convaincant.
La cause principale identifiée par les auteurs de l’OCDE est l’utilisation excessive du smartphone par les élèves, pour des usages non justifiés pédagogiquement. Leur examen des enquêtes PISA au niveau des individus montre que chaque heure passée sur un smartphone à l’école, en dehors des besoins des cours, fait chuter les scores PISA de 6,1 points en moyenne. Au contraire, l’existence au sein de l’école d’une politique visant à un usage responsable des outils numériques augmente statistiquement les performances des élèves de 4,8 points. Par le biais d’une analyse statistique appelée « régression multivariée », les auteurs calculent que, sur les 14,1 points de diminution des scores PISA entre 2009 et 2022, 7,8 points, soit plus de la moitié, peuvent être expliqués par l’usage excessif du smartphone.
S’il est intéressant d’observer une corrélation entre l’usage intensif du GSM et de médiocres résultats scolaires, il nous paraît tout de même un peu hâtif de l’expliquer nécessairement par une relation de cause à effet en sens unique. Certes, le déclin des scores observé dans le graphique semble coïncider avec l’apparition du téléphone portable et des réseaux sociaux. Et nous ne doutons pas que l’usage massif des écrans et les phénomènes d’addiction suscités par les algorithmes peuvent considérablement aggraver les difficultés scolaires, ainsi que le montrent les études neuro-scientifiques sur l’attention. Mais cette addiction pourrait aussi être un symptôme plutôt qu’une cause unique de la baisse des scores PISA. La démotivation pour l’école, le désintérêt pour ses savoirs, pourraient au moins en partie expliquer la tendance à devenir « accro » aux réseaux sociaux ou aux jeux sur smartphone.
La deuxième cause identifiée par les auteurs de l’étude est la crise du Covid 19. On observe en effet sur le graphique de la figure 1 que la tendance baissière s’accentue en 2022 par rapport aux années précédentes. Cela semble donc confirmer l’impact de la crise sanitaire sur la qualité des apprentissages. Néanmoins, la chute des résultats aux tests a commencé dès le début des années 2000. Le Covid a seulement aggravé un problème plus profond, provoquant une baisse supplémentaire des scores de 3,9 points.
Les auteurs du rapport explorent également la relation entre le niveau de l’enseignement et divers aspects des politiques éducatives :
- La participation à l’enseignement pré-primaire. Celle-ci augmente la probabilité de bonnes performances scolaires à l’âge de 15 ans, dit le rapport. Nous n’en doutons pas, mais on voit mal en quoi cela expliquerait la baisse observée du niveau…
- L’autonomie des écoles. PISA montrerait que les élèves auraient de (légèrement) meilleures performances dans les écoles jouissant de plus d’autonomie. Cela ne prouve pourtant pas l’efficacité de cette autonomie. Il se pourrait simplement que les écoles les plus « autonomes » parviennent aussi à mieux se positionner sur le marché scolaire et à y recruter les « meilleurs » élèves (entendez : ceux des familles les plus avantagées socialement). Et une fois de plus, cette hypothèse ne pourrait de toute manière pas expliquer la baisse du niveau puisque la tendance dominante dans les politiques éducatives est justement d’augmenter l’autonomie.
- La qualité des enseignants. Les chefs d’établissement ont été interrogés à ce sujet dans les enquêtes PISA. Alors que le pourcentage d’avis négatifs sur les professeurs avait diminué de 4,7% entre 2009 et 2018, il a augmenté de 10% entre 2018 et 2022. Toutefois, de l’aveu même de l’OCDE, cette baisse de niveau des enseignants ne saurait expliquer plus d’un demi point de baisse des scores PISA depuis 2009.
- La migration. Les élèves parlant chez eux une langue différente de la langue d’enseignement obtiennent de moins bons scores aux tests. Or leur nombre a augmenté de 6,2% entre 2009 et 2022. Ceci expliquerait 1,0 point de baisse des scores PISA (sur 14,1) entre 2009 et 2022.
- Enfin, les auteurs nous rappellent qu’une orientation précoce des élèves est, statistiquement, corrélée à de moindres performances moyennes. Cette réalité est attestée par de multiples études mais, derechef, nous ne voyons pas en quoi elle expliquerait la baisse du niveau depuis vingt ans, puisque les politiques éducatives de nombreux pays tendent justement à prolonger le tronc commun.
École et économie : quelles relations causales ?
Nous avons donc pas mal de doutes quant à la méthodologie de cette étude qui semble souvent confondre corrélation et causalité. Or, comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, les auteurs vont encore plus loin : observant cette fois une corrélation entre la baisse des scores PISA et le ralentissement de la productivité, ils sélectionnent de nouveau la relation causale qui leur semble « évidente » : des tests PISA moins bons signifient moins d’accumulation de « capital humain », ce qui, à son tour, entraîne un ralentissement de la productivité.
Mais est-ce réellement aussi évident ? La moindre croissance de la productivité ne pourrait-elle pas avoir des causes plus profondes, qui agissent également sur l’enseignement ?
La figure 2 montre l’évolution de long terme des taux d’utilisation des capacités productives aux USA, en Europe et dans l’OCDE[4]. On observe une chute rapide à partir de 1990 pour les USA et l’ensemble de l’OCDE, à partir de 2000 pour l’Europe.
Nous sommes donc très clairement plongés dans ce que l’analyse marxiste appelle une crise de sur-capacité de production. Celle-ci résulte principalement du rythme effréné de l’innovation technologique, particulièrement dans le domaine de l’informatique, de la robotique et de l’IA. Les capitalistes se ruent sur ces nouveautés pour accroître leur compétitivité et leurs parts de marché ; mais, comme tous font la même chose, il en résulte un excès de capacités de production par rapport à la demande solvable.
Or, la temporalité de cette crise coïncide étrangement avec la baisse des scores aux tests. Mais alors, quel pourrait bien être le lien de cause à effet entre la sur-capacité de production et les performances scolaires des élèves ?
L’action conjointe de la crise du capitalisme et des innovations technologiques qui la provoquent a deux conséquences majeures pour ce qui concerne l’évolution du rapport de nos sociétés à l’école et aux savoirs.
Premièrement elle produit une formidable incertitude, une imprévisibilité de l’évolution des rapports de production, des marchés et, partant, des besoins en connaissances et en qualifications. À titre d’illustration, la figure 3 représente l’évolution d’un indice américain d’incertitude économique (basé sur l’occurence relative de certains termes dans la presse spécialisée[5]).
Dans ce contexte, le savoir scolaire perd de son lustre, parce que l’on ignore s’il sera encore économiquement performant cinq ou dix ans plus tard.
Deuxièmement, la conjonction de la crise et de l’innovation polarise le marché du travail. Les emplois intermédiaires tendent à disparaître (voir la figure 4 [6]), remplacés par des algorithmes et des robots. Cela contraint des masses de travailleurs qualifiés à accepter des emplois en-dessous de leur niveau de qualification.
Tout cela contribue à dégrader fortement la valeur de l’école et du savoir scolaire dans la conscience collective des pays développés. Or, ce glissement culturel, qui distille l’idée que l’école et les connaissances c’est « ringard » et finalement pas si important, ne peut pas ne pas avoir d’impact sur la qualité du travail des élèves, des enseignants et des responsables de l’éducation. Nous croyons que c’est là, dans ces mutations profondes de la base matérielle du capitalisme, de ses forces productives et de ses moyens de production, qu’il faut chercher les explications premières des bouleversements à l’oeuvre dans le champ de l’éducation.
Références
- Andrews, D., Égert, B., & De La Maisonneuve, C. (2024). From decline to revival : Policies to unlock human capital and productivity (1827e éd., OECD Economics Department Working Papers) [OECD Economics Department Working Papers]. https://doi.org/10.1787/8d0d232c-en ↑
- Anthony, A., Nadir,Angrist, Noam, Patrinos,Harry. (s. d.). Global data set on education quality (1965-2015) [Text/HTML]. World Bank. ↑
- Les 14 pays sont : Australie, Chili, Allemagne (RFA), Finlande, France, Royaume Uni, Hongrie, Israël, Italie, Japon, Pays-Bas, Nouvelle Zélande, Suède et USA. OCDE * représente l’ensemble de l’OCDE sauf la Belgique, la Colombie, le Costa Rica, l’Estonie, la Pologne et la Turquie. L’aspect de notre graphique diffère très légèrement de celui que vous pourrez voir en consultant le rapport de l’OCDE parce que ce dernier utilise — bizarrement — une échelle d’abscisse différente avant 2000 et après 2000. ↑
- Sources USA : Survey of Capacity Utilization (Fed, archives non numérisées). »Capacity Utilization in Historical Perspective » (Foss, 1981). Europe (RFA/France) : Bundesbank : Historical time series. / INSEE : Rétropolations industrielles. OCDE : Maddison Project Database (2018) pour la production industrielle. ↑
- https://www.policyuncertainty.com/ ↑
- OECD Employment Outlook 2017. https://doi.org/10.1787/empl_outlook-2017-en ↑