La présence, condition essentielle de tout enseignement

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Par cette deuxième vague du coronavirus s’est indéniablement instituée l’expression « enseignement hybride ». Alternativement, 50% des élèves du 2ème au 4ème degré de l’enseignement secondaire bénéficieront d’apprentissages en «présentiel», pendant que les autres poursuivront en « distanciel ». Nous voudrions montrer que ces nouvelles catégories, dont l’inflation paraît inéluctable, reposent sur un non-sens : en toute rigueur, c’est-à-dire au regard d’une anthropologie philosophique, il ne peut pas y avoir d’« enseignement à distance ». Il s’agit là d’un simulacre produit et alimenté par un imaginaire aux effets bien réels et contre lequel se bat, ou devrait se battre, toute école portée par un désir démocratique. En d’autres termes, nous devons refuser de considérer l’hybridation comme relevant d’autre chose que d’une assistance boiteuse et passagère.

Une classe, une ambiance

Quatre murs. 26 élèves assis devant un enseignant qui communique des consignes. Les élèves prennent note et la plupart d’entre eux se mettent au travail. L’enseignant répond aux questions causées par telle ou telle difficulté et fait taire les agités. Au terme de l’exercice, l’enseignant procède à un feedback… Voilà, en réalité, une description très abstraite de la situation d’enseignement.

En pratique, tout enseignant sait déjà que pénétrer dans une classe, c’est être immédiatement affecté par un certain climat, dont la dominante, dans ses extrêmes, peut être la pesanteur d’attitudes fermées ou la légèreté de visages ouverts. Le professeur frappé par la pesanteur climatique tentera de l’ignorer, de l’affronter par la bande, ou de s’en servir pour briser le silence. La légèreté de l’ambiance, quant à elle, sera vecteur d’harmoniques ou de dissipation. De même, la navigation en classe, par temps clair, n’est jamais à l’abri de formations orageuses ou de petites tempêtes annoncées qu’il va falloir, là encore, affronter ou contourner. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans un milieu trempé d’affectivité que les efforts des uns et des autres vont se profiler, se déployer, se dégager, se rencontrer, se séparer, s’exténuer ou s’écraser.

De la même façon toujours, au niveau de l’expérience vécue, les élèves ne sont pas simplement juxtaposés dans un espace géométrique. Aux yeux du professeur, par exemple, un tel ou un tel, par la violence de sa crispation ou le rayonnement de son sourire, tendra à polariser l’espace, au point d’estomper la présence des autres dans un arrière-fond presque indifférencié. Les enseignants connaissent ce sentiment pénible d’avoir à repousser « mentalement », pendant toute la leçon, tel élève, dont la dégaine suffit pour occuper, obséder, l’avant-plan de la scène, au détriment des autres. Quel soulagement lorsque cet élève manque à l’appel : la classe est repeuplée, redistribuée plus harmonieusement.

Les enjeux de la question

Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas ici d’user de métaphores pour décrire une situation plus prosaïque. Il s’agit au contraire, par un langage qui peut paraître métaphorique, de sortir d’un discours dominant qui a fini par envahir l’enseignement et ne fait précisément pas droit au réel.

Au fond, il s’agit de concevoir qu’il n’y a pas d’enseignement possible sans un ancrage dans ce que les philosophes (phénoménologues) appellent la « chair du monde ». Un concept extrêmement complexe auquel ne nous pouvons ici que faire allusion. Mais un concept nécessaire pour déconstruire le discours dominant qui réduit la « transmission » à des échanges entre « émetteurs » et « récepteurs », à travers des « boucles de rétroaction », — de telle sorte que les tenants d’un tel discours, pris dans l’illusion qu’ils entretiennent, s’imaginent pouvoir transiter du « présentiel » au « distanciel », sans que s’opère à leurs yeux un saut qualitatif.

Précisons que nous nous situons, ici, relativement à la question de la présence en sa dimension sensible. Nous avons conscience que la question comporte aussi d’autres aspects, comme le problème de la mixité sociale ou la dimension socio-économique et culturelle des élèves (accentuée par le confinement). Mais eu égard à l’axe autour duquel se déploient nos réflexions, ces aspects paraissent latéraux, ce qui ne veut pas dire, dans d’autres perspectives, secondaires.

Or, que faut-il pour que de l’enseignement ait lieu ? Au minimum, deux choses. D’une part un micro-événement : face à une parole ou un geste du professeur, l’élève, d’une manière ou d’une autre, doit se dire : « Tiens, je n’y avais pas pensé ». De ce micro-événement, d’autre part, quelque chose doit être retenu.

Ces conditions nous poussent dès lors à devoir braver une série de paradoxes qui échappent complètement à la vision pragmatique ou positiviste qui a cours habituellement. Vision où se rejoignent l’idéologie du « capital humain » et le behaviorisme des « compétences ».

Qu’est-ce que la « compréhension » ?

Comment admettre en effet que quelque chose d’inédit (un savoir ou un savoir-faire) atteigne les représentations de l’élève sans que, justement, l’ébranlement de son « système » de représentation ne signifie, de fait, son effondrement ? Pour penser cela, il s’agit de ne plus réfléchir en termes de système, mais épouser le langage de la sensibilité.

Seul un être vivant, doué de sensibilité comme l’être humain, est capable d’accueillir ce dont il n’avait pas préalablement idée, en se transformant à même cet accueil. L’accueil de l’inédit constitue déjà une transformation du vivant en vue de lui-même. Autrement dit, comprendre quelque chose (de nouveau), ce n’est pas être bousculé par quelque chose d’extérieur qu’il faudrait tant bien que mal, dans un second temps, assimiler ou intégrer ; mais, au contact de l’autre (l’inédit), je m’ouvre à moi-même (je prends conscience, je réalise) en tentant de résoudre pour moi-même l’énigme (l’inédit) qui s’offre à moi. Encore une fois, ressentir l’énigme, c’est déjà être sensible à son appel en y répondant.

Comprendre, — simultanément s’ouvrir à de l’autre et prendre conscience, simultanément accueillir et « se » recueillir —, constitue un effort qui n’a rien de mécanique et peut ainsi échouer, en allant trop vite ou pas assez. Ce qui veut dire aussi, que subsistent toujours des zones d’ombre ou des malentendus, y compris dans un effort « réussi » ou « accompli » ; l’acte de prendre conscience n’est jamais transparent à lui-même dans une sorte d’évidence absolue : il peut toujours s’approfondir et/ou se remettre en question (plus on en sait, plus on a envie d’apprendre).

Mais l’effort de l’élève à comprendre, implique l’effort du professeur. Celui-ci doit pouvoir incarner son discours ou son langage. L’incarnation consiste, ici aussi, à pouvoir tenir un équilibre : ne pas être absorbé par soi-même (narcissisme) ou, à l’inverse, ne pas être captif du regard des autres (les élèves) en se donnant en spectacle. L’effort, pour le professeur, à incarner son discours, doit être motivé par le regard et l’écoute des élèves (qu’il a lui-même provoqués), de telle sorte que leur compréhension, en train de se faire, tende à élargir et amplifier l’effort enseignant qui se sent interpellé par le jeu des regards et la tension de l’écoute. C’est ce qu’on appelle couramment être porté par son auditoire (à l’écart des apparences de quelque fusion, produites par le mensonge démagogique). Touché et motivé par une attention (plus ou moins intense) de la part des élèves, mais aussi par leur manque d’attention (plus ou moins intense), le discours du professeur cherche, de cette manière, à ne pas s’abattre sous la forme de « données » (toutes faites). Son discours, incarné, attentif à soi comme aux autres, aura la teneur d’une proposition, laquelle, par définition, procède de quelque appel et se déploie elle-même, en écho, comme un appel (à y répondre).

On pourrait ainsi définir la pédagogie, — en deçà des divers courants où elle éclate et qui font l’objet (plus ou moins illusoire) des sciences de l’éducation —, comme l’art d’engendrer le difficile et fragile équilibre par lequel résonnent des propositions d’enseignement.

C’est dire qu’un échange, fût-il asymétrique, entre les élèves et leur professeur, peut avoir lieu dans la mesure où les questions qui surgissent sont elles-mêmes, pour une part, porteuses de réponses (quelque chose dans toute question se profile en une certaine direction que chacun va devoir s’efforcer de préciser à sa façon) et, à l’inverse, dans la mesure où les réponses qui surgissent sont elles-mêmes, pour une part, porteuses de questionnement (elles demandent à être comprises). Or, ce type d’échange conditionnant tout effort d’apprentissage, suppose la présence des uns et des autres, c’est-à-dire le milieu charnel de la proximitéoù ma conscience s’anime au contact de l’autre, dont l’attention est touchée et motivée par la mienne.

Le milieu charnel de la proximité détermine ainsi un milieu singulièrement paradoxal, où les choses sont à la fois séparées les unes des autres et impliquées les unes dans les autres. En provoquant mon attention, l’autre agit en moi qui suis ici et qui, par ma réponse, agis en lui qui se tient pourtant là-bas. Nulle confusion mais l’espace-temps d’un tissage, celui, précisément, de la compréhension entre nous, scandée par des malentendus ou des blancs qui enlisent ou relancent les efforts. Cet espace-temps des échanges pourrait tout aussi bien s’appeler le champ de l’inspiration : j’inspire l’autre comme il m’inspire : « Tiens, on n’y avait pas pensé ».

Et c’est en vertu du caractère profondément paradoxal dont s’assure la texture du milieu charnel, que le langage, qui cherche à l’approcher, est poussé à embrasser, contre les platitudes du discours positiviste, la sensualité de certaines métaphores.

Matière et mémoire

Il appartient à tout enseignement d’être retenu, disions-nous. Là encore, les paradoxes nous obligent à reconduire les choses dans le milieu charnel de la proximité.

Déjà, mais nous ne nous attarderons pas non plus ici sur la question, la mémoire est de soi une réalité éminemment paradoxale, dont le discours positiviste est incapable de rendre compte, puisque si l’acte de remémoration a lieu au présent, il vise et saisit (plus ou moins bien) une absence : le passé qui n’est plus. Et quand bien même le travail de mémoire est-il rendu possible, dira-t-on, parce que ce qui s’est passé a laissé des traces, le paradoxe rebondit : toute trace a ceci d’énigmatique qu’elle fait signe en direction d’une absence dont nous pouvons, pourtant, avoir plus ou moins conscience. En ce sens, la mémoire vivante, c’est-à-dire envisagée autrement que comme un stock de données (positivisme), s’inscrit dans la sensibilité, un milieu susceptible d’appréhender des choses absentes ou invisibles, qui ne sont pas là, au même titre que les choses observables (qui obsèdent la vision positiviste), comme ce crayon déposé sur la table.

Pour en venir maintenant au fait qu’un enseignement n’est tel que parce quelque chose s’est acquis, il faut souligner que l’acquis — c’est-à-dire ce qui devrait à nouveau se mobiliser à telle ou telle occasion — suppose que l’élève (comme le professeur) ait, justement, compris (préalablement) ce dont il s’agissait. En d’autres termes, ce qui est retenu, ce qui va constituer la matière même de la mémoire vivante, n’est pas d’abord une juxtaposition ou une succession d’éléments, une série de données dont il aurait fallu faire la synthèse, — ce qui est essentiellement retenu n’est rien d’autre d’abord que du sens (produit/reproduit par l’effort de compréhension).

Or cette (re)production du sens, aspirée par la mémoire vivante, renvoie à la sensibilité des choses, c’est-à-dire à leur musicalité. C’est elle qui confère sa profondeur à la mémoire. Que ce soit d’une œuvre littéraire, d’un raisonnement mathématique ou d’un enseignant, ce dont nous nous souvenons toujours, au premier chef, c’est d’une certaine configuration, d’un certain style, d’un certain air, bref d’une certaine musicalité, au sens large, où les choses, dans la séquence retenue, se caractérisent par le fait de se répondre les unes les autres, sans que nous puissions les isoler les unes des autres, sous peine de perdre l’allure générale de ce qui constitue précisément l’harmonie d’un sens. Mais c’est sur fond de cette harmonie remémorée que nous pourrons alors voir apparaître, en imagination, tels ou tels détails de l’œuvre, du raisonnement ou de la personne dont on se souvient.

Ainsi, se souvenir, comme condition de tout enseignement, revient à s’exercer à rejouer quelque chose, dont on sentira la justesse du fait de l’accord qui se produit avec la silhouette encore vague d’une certaine configuration, réveillée dans le passé, telle une ombre de ce qui s’est passé, et que vise l’acte de se souvenir à travers une sorte de pressentiment.

Des aptitudes et non des « compétences »

En somme, tout devient une affaire de reproduction, mais non pas au sens de l’imitation, si l’on entend par là, une copie qui ne sait pas vraiment ce qu’elle copie.

Le métier d’enseignant consiste à reproduire du savoir ou du savoir-faire qui passent par leur incarnation ; ce qui veut dire par la production de gestes, de mimiques, d’intonations, selon un certain rythme, avec ses temps forts et ses temps faibles, ses expressions et ses blancs, ses intuitions et ses vides : à travers la musicalité d’une proposition par laquelle du savoir/savoir-faire interpelle ou tente d’interpeller les élèves. Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont le professeur doit incarner le savoir/savoir-faire, c’est-à-dire se faire le témoin de quelque chose d’invisible : la dimension pratiquement infinie du savoir/savoir-faire dépassant celui qui en témoigne. (Même en son domaine, le « maître » ne connaît certainement pas tout. Et pourtant, il enseigne.)

De leur côté, en léger différé (source de possibles malentendus mais source également d’une reprise vivante), les élèves qui reçoivent la proposition, en vertu même de la teneur (sensible) de la proposition, ne la reçoivent pas comme une chose toute faite — laquelle ne pourrait que les assommer ou ne faire l’objet que de pâles copies. Qu’il s’agisse d’un cours de géographie ou d’ébénisterie, les seules choses dont est réellement faite une proposition d’enseignement sont des exigences et des promesses. Exigences telles que la proposition ne peut pas se comprendre n’importe comment. Promesses telles que les élèves sentent que la proposition les mène quelque part. Du côté des élèves donc, recevoir la proposition consiste à s’en saisir en cherchant à satisfaire, le mieux possible, les exigences et les promesses en question, de telle sorte que se produise, à même l’effort de compréhension, la musicalité ou la résonnance d’une intelligibilité qui réponde, en écho, à l’appel lancé par le professeur, à travers l’incarnation de quelque savoir/savoir-faire.

Or, dans de telles conditions, si l’effort de compréhension, entendu comme une forme de composition, est possible, c’est qu’il implique une certaine capacité ou aptitude à la reproduction ou à la composition. Mais là encore, telle ou telle aptitude n’est pas donnée à l’avance. Elle relève de la puissance indéterminée de la sensibilité (notre sensibilité n’est pas un objet) qui, par une proposition d’enseignement, va être éveillée et se réveiller comme aptitude à comprendre ou à réaliser telle ou telle chose, — c’est-à-dire en se conquérant soi-même comme aptitude au fil d’une aventure que constitue sa réalisation. La sagesse populaire le sait : c’est en forgeant que l’on devient forgeron.

C’est dire que ce que nous appelons les aptitudes éveillées dans la sensibilité et réveillées par la sensibilité, ne correspondent pas à ce que le discours dominant appelle les « compétences ». Lesdites compétences sont, en réalité, des simulacres d’aptitudes.

Car l’approche par compétences — considérant celles-ci comme des capacités à mobiliser des savoirs/savoir-faire, en vue de résoudre des situations complexes —, postule, par définition, une déliaison entre les prétendues capacités et les savoirs/savoir-faire. Ceux-ci se retrouvent réduits à l’état de moyens dont se servent les compétences pour réaliser quelque chose, mais cela signifie qu’elles préexistent en quelque manière à ce qu’elles entendent mobiliser, par le fait même de la sélection des moyens adéquats (savoirs/savoir-faire) à laquelle elles procèdent. Ainsi, la déliaison entre compétences et savoirs/savoir-faire peut-elle éclater dans l’indifférence, par la promotion, aujourd’hui largement dominante, des « compétences transversales », sorte de méta-compétences traversant, c’est-à-dire survolant, toutes les matières ou disciplines.[1]

En d’autres termes, les compétences comme simulacres d’aptitudes, — dont on ne voit pas très bien non plus comment, depuis ce qui semble leur caractère inné, elles pourraient faire face à des situations réellement inédites —, correspondent, en réalité, à des habitus transmis et renforcés plus ou moins inconsciemment — et que les idéologues déguiseront en « talents », pour dissimuler les routines d’un capital socio-symbolique particulièrement inégal d’un élève à l’autre.

Le bal des simulacres

Nous avons donc essayé de faire sentir au lecteur attentif que la présence des élèves et de l’enseignant — dans le champ de la proximité sensible, dans le milieu où une certaine sensibilité s’adresse, en deçà de tout pathos, à une autre ou d’autres sensibilités qu’elle provoque —, n’est pas une modalité d’enseignement parmi d’autres, mais la condition de possibilité de tout enseignement.

C’est dire que si l’on est un tant soit peu réceptif à l’analyse, on ne peut plus considérer l’expression « enseignement à distance » autrement que comme une contradiction dans les termes. L’abîme qui sépare l’enseignement de son simulacre, l’« enseignement à distance », tient principalement à une double substitution : sur les écrans, la vision se substitue au regard ; avec les écrans, l’audition se substitue à l’écoute ou à l’entente entre nous.

Sur un écran, en visioconférence par exemple, le regard n’est plus réellement en contact avec d’autres regards : il s’appauvrit considérablement en une vision qui tend à être absorbée par les images de soi et des autres. D’où ces regards encombrés par eux-mêmes, ne pouvant s’empêcher de se regarder, en cherchant la « bonne » posture, pendant que l’autre parle ou fait signe derrière son écran. De même, par écrans interposés, l’entente s’écrase en une audition où l’échange d’« informations » prend le pas sur la subtilité des propositions. Rivé au numérique, malgré la qualité de la transmission, on sent que quelque chose ne passe pas ; aussi, quasi mécaniquement, on parle ou on s’exécute plus lentement, — mais la lenteur ne constitue pas un rythme ou une musicalité en soi.

Toutefois, que l’on ne se méprenne pas. Nous ne disons pas qu’un simulacre d’enseignement serait inutile en temps de confinement. À condition d’en avoir conscience, c’est un moindre mal. Mais si les mots ont un sens — et ceux qui affirment le contraire alimentent la confusion —, nous devons obstinément refuser certaines expressions, du type « enseignement hybride », par quoi l’on s’imagine inconsciemment une complémentarité entre « présentiel » et « distanciel », comme si, de façon absurde, l’enseignement et son simulacre se situaient sur le même plan. Quant au lyrisme de certains psychopédagogues, dont la rhétorique revient à soutenir qu’« hybridation » ou « métissage » étant de beaux mots, ils doivent être vrais quelque part, nous les laissons à cette autre forme de confusion qui est la leur.

Mais il est un fait que la pandémie du Covid-19 a considérablement accéléré le récital d’un imaginaire, dont les éléments de langage se retrouvent sur toutes les bouches des « acteurs » de l’enseignement. Un imaginaire où les échanges se modèlent sur la « communication » entre « émetteurs » et « récepteurs », à travers des « feedbacks ». Un imaginaire où l’on échange des « informations », qu’il s’agit de « traiter » en fonction d’« indicateurs ». Un imaginaire où il n’est plus besoin de connaître puisque toutes les « données » sont d’ores et déjà disponibles, mais où il est besoin de traiter au mieux les « problèmes ». Un imaginaire où il s’agit désormais d’être « agile », c’est-à-dire, dans les termes du darwinisme social et politique qui ne dit pas son nom : « s’adapter ».

Inutile de préciser, on l’aura compris, que le marché des nouvelles technologies est particulièrement congruent à cette vulgate dominante de l’imaginaire cybernétique.

Par conséquent, croire, de près ou de loin, que de l’enseignement pourrait se faire à distance, c’est d’abord se faire le complice, le plus souvent à son corps défendant, d’un imaginaire où se décompose réellement l’École, au profit de puissances néolibérales.

Le piège tendu aux femmes et aux hommes de gauche est alors grossier, mais il marche à force de répétition et de fatigue : « Si vous ne voulez pas vivre avec votre temps, c’est donc que vous êtes réactionnaires. » Comme si le recul critique se confondait avec le pas en arrière : inquiétante bêtise des réalistes.

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  1. Pour une analyse détaillée du non-sens de l’approche par compétences, nous renvoyons à l’excellent travail de Nico Hirtt, « L’approche par compétences : une mystification pédagogique », in L’école démocratique, n°39, septembre 2009, et en particulier à la Partie II, « Mobiliser, sans connaître ni apprendre ».