Journal d’un maître d’école, un film de Vittorio De Seta

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Comment une telle merveille nous est-elle restée inconnue si longtemps ? Ce n’est qu’en décembre dernier que j’ai découvert[1], sidéré, ce film exceptionnel, réalisé en Italie entre 1971 et 1973. Diffusé par la RAI, la chaîne publique, il avait à l’époque captivé pas moins de 20 millions de téléspectateurs et suscité des débats sur l’enseignement. La maison d’édition L’Arachnéen a eu la riche idée de mettre ce chef-d’oeuvre à la disposition du public francophone en 2019, sous la forme d’un livre-DVD. Quel hymne magnifique à la force de l’action pédagogique !

C’est en 1971 que Vittorio De Seta entame la réalisation de Diario di un maestro (Journal d’un maître d’école) dans une école de la banlieue de Rome, avec les élèves – pour la plupart fils de familles immigrées du Sud de l’Italie – dans leur propre rôle, et un acteur originaire lui aussi du Sud, Bruno Cirino, dans celui du maestro. Le tournage dure quatre mois.

Les scènes sont improvisées par les adolescents et le maestro sur la trame d’une fiction écrite au jour le jour par De Seta et Francesco Tonucci, le conseiller pédagogique. Le tournage a lieu dans la classe et à l’extérieur, dans les terrains vagues alentour, sur les lieux de travail des élèves pour lesquels certains avaient déserté l’école au début du film. On assiste à l’invention collective d’un programme alternatif qui, suivant les préceptes de l’école nouvelle (héritée notamment de Freinet), implique la vie, l’histoire et la culture propres des élèves.

A quelques mois du certificat, le maestro se voit confier la « classe-poubelle » de l’établissement. Taux d’absentéisme élevé, enfants indisciplinés, à peine capables d’ânonner des bribes de connaissances sans aucun sens… Conscient de l’impasse où il se trouve et porté par ses convictions, nous le verrons partir à la rencontre des élèves absents, découvrir leurs conditions de vie dans les bidonvilles. Avec lui, l’école est ouverte : des témoins y entrent, et on en sort pour aller enquêter sur le terrain. La classe devient un collectif. Mais attention, si le maestro rompt avec l’académisme et les discriminations de ses collègues, il ne s’égare pas dans le spontanéisme : il anime le groupe, le stimule par ses questions, lui fixe des contraintes créatrices, organise le travail, pousse les enfants toujours plus loin dans leurs analyses et la précision de leur expression, les aide à construire des concepts… Tout part de leur vécu (la nature environnante, le logement, la délinquance, etc.) – « comment et où vivons-nous ? que vous inspire cette situation ? pourquoi cette réalité ? » – pour s’élargir à une connaissance du monde.

Côté corps enseignant, le maestro affronte de vieux instituteurs académiques, dont le jeu compassé coïncide délibérément avec les rigidités et les réflexes discriminatoires de la vieille école.

Le film fini rend compte du processus même du travail, pédagogique, cinématographique, politique. « L’idée fondamentale, écrit De Seta, a été de ne pas faire de film ; en réalité, nous avons fait une école et nous l’avons filmée. »

De ce film, édité en DVD pour la première fois, L’Arachnéen a tiré un livre qui décrit la fabrique technique et artistique du film, puis analyse les circonstances du renouveau éducatif italien. On y lira notamment cette réflexion d’Albino Bernardini, instituteur dans une école de la banlieue de Rome, auprès d’enfants du sous-prolétariat urbain, pour la plupart immigrés du Sud de l’Italie, dont le récit, « Un anno a Pietralata », avait inspiré De Seta : « Je crois pouvoir dire, au-delà de toute présomption, que mon travail fut révolutionnaire. Si on pense à ce qui se produisit dans ma classe après une année de vie collective, à la transformation profonde des enfants qui, de « gamins des rues » qu’ils étaient, prirent conscience de leurs capacités, surent travailler de manière organique et systématique et se donner des objectifs de travail, on comprend alors de quelle manière une « école nouvelle », si elle est conçue comme un lieu de vie démocratique, peut contribuer au développement de l’ensemble de la société. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais cru ni aux « destructeurs » de l’école ni aux idéologues du « spontanéisme » bavard. »

Une dernière précision : la spécificité de la situation italienne de l’époque n’empêche pas que les termes du débat sur l’école nous soient absolument familiers. Diario di un maestro est à la fois un témoignage, une fiction pédagogique et le modèle d’une utopie par définition toujours actualisable.

Vittorio De Seta, Federico Rossin, Francesco Grandi, Journal d’un maître d’école. Livre-DVD (4h30’), 132 pages, 30 euros. Edition L’Arachnéen, Paris, juin 2019

  1. Lors du Festival international du film d’éducation, organisé à Evreux par les Ceméa, en 2019.