Les combats de l’Aped

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Ce samedi 18 novembre, près de 200 personnes ont participé aux « Six heures pour l’école démocratique » organisées à Bruxelles par l’Aped. A cette occasion, nos deux co-présidents, Jean-Pierre Kerckhofs et Peter De Koning, ont prononcé un discours que nous reproduisons ici.

Il y a un mois, lors d’un grand entretien du journal « Le Soir », la philosophe française Cynthia Fleury exprimait que « le rêve d’une démocratie automatique, c’est fini ». Elle employait cette phrase, reprise en titre par le journal, en répondant à une question sur la crise de la représentativité. Elle estimait que les citoyens devaient être davantage impliqués dans les processus décisionnels car il y a un désaveu des élus, les gens se sentant de moins en moins représentés pour différentes raisons.

« Quel remède ? » lui demandent les journalistes ?

Il faut, selon la philosophe, développer une « citoyenneté capacitaire ». Ecoutons-là : « la citoyenneté capacitaire, c’est une citoyenneté critique, une citoyenneté compétente. C’est un citoyen beaucoup mieux formé et informé qui est partie prenante de la décision et surtout de la régulation. Actuellement, ça n’existe pas. Pourquoi ? Parce que personne n’est formé ». Viennent ensuite des considérations justifiées sur le temps nécessaire à accorder aux citoyens afin qu’ils s’impliquent en connaissance de cause. Il faut donc arrêter de les presser comme des citrons et prévoir des temps de formation. On pourrait parler de formation continuée. Mais si on peut suivre Cynthia Fleury jusque-là, nous nous étonnons qu’elle ne dise pas un mot sur l’Ecole. Car la formation continuée est d’autant plus efficace que la formation initiale est bonne. Pour nous, s’il ne fallait retenir qu’une seule mission pour l’Ecole, ce serait celle-là : former des citoyens capacitaires pour employer le jargon de notre philosophe.

L’école, pourquoi faire ?

Cela implique que tous les jeunes doivent rencontrer de très vastes domaines. Les sciences économiques, la sociologie, les sciences naturelles, les technologies, l’histoire, les arts et la littérature, la philosophie entre autres. Car comment rentrer dans le débat des « pensions impayables » si on n’a aucune idée de l’ensemble des richesses produites, de leurs répartitions et de l’évolution de tout cela ? Comment trancher la question de la fermeture des centrales nucléaires si on ne maîtrise pas ce qui se passe dans un réacteur, ni les notions de radioactivité ou de déchets nucléaires ? Comment répondre à l’anesthésiante sentence : « le monde a toujours été ainsi et on ne peut rien y changer » si on ne sait pas qu’il a déjà beaucoup changé ?

C’est pourquoi il est nécessaire que tous les jeunes suivent un même enseignement jusque 16 ans. Et qu’au-delà, il reste une part importante de formation commune. Et il est aussi très important d’y consacrer du temps. Il faut en finir avec le toujours moins d’école et oser revendiquer plus d’école. Etant entendu que le théâtre, le cinéma, le sport, les visites de musées, etc. doivent selon nous faire partie du temps scolaire. Quant à la formation polytechnique, elle ne sera pas limitée à des cours de technologies. Il faudra aussi de la pratique très variée dans des ateliers ou des jardins, ainsi que des stages ou des visites de lieux réels de production.. C’est le sens de notre revendication d’un tronc commun général et polytechnique pendant les dix premières années de la scolarité obligatoire.

Mais l’Ecole ne parviendra à jouer son rôle de créer les conditions d’une société démocratique – conditions nécessaires mais certainement pas suffisantes – que si elle arrive à lutter contre le fléau des inégalités qui gangrène notre enseignement. Car comment une société pourrait-elle être démocratique si certains se voient reléguer à des rôles de citoyens de seconde zone ? Et que de surcroît le triage s’effectue essentiellement sur base de l’origine sociale ? Or, ceux qui ont intérêt à orienter notre société vers d’autres rapports de production et d’échange, ce sont d’abord ses victimes. C’est-à-dire les classes populaires. Ce sont LEURS enfants, ceux qui échouent massivement à l’école aujourd’hui, qu’une école démocratique devrait en priorité doter des moyens intellectuels de comprendre les fondements de notre société. Comme le disait Berltold Brecht, « les livres se sont des armes ».

Ségrégations et inégalités

Un autre sujet qui nous tient à cœur est celui de la ségrégation. En Belgique, existe le phénomène des écoles ghettos. A partir d’études internationales, nous savons que cette situation n’entraîne pas seulement de mauvais résultats pour les élèves faibles, mais aussi de la méfiance et de l’intolérance entre différents groupes socio-économiques ou ethniques. Nous avons encore récemment découverts des chiffres assez durs. Comme jeune Flamand issu de l’immigration, vous avez cinq fois plus de chances de vous retrouver dans une école « pauvre », socialement ségréguée que si vous appartenez à la classe moyenne européenne. La probabilité de redoublement est deux fois plus grande. Nous ne pouvons pas accepter une telle disproportion et elle appelle des changements fondamentaux.

l y a quelques semaines, la NVA a fait la proposition de mesurer le QI des élèves avec pour objectif de rendre la politique des chances égales plus efficiente. Selon ce parti, toutes les inégalités dans l’enseignement, ne peuvent pas être attribuées aux inégalités sociales. Partant, la NVA suggère que l’échec d’un public défavorisé est surtout lié à un déficit héréditaire de capacité ou d’intelligence. Nous savons que les tests de QI sont très sensibles aux conditions environnementales et même très dépendantes du niveau de stress ou du bien être des personnes testées. Les scientifiques nient d’ailleurs l’existence d’une sorte de « centre de l’intelligence » mesurable dans le cerveau. Pour nous, chacun est capable de suivre et de terminer positivement un cursus scolaire de qualité. Tout le monde a droit à un bon enseignement, certainement ceux qui appartiennent aux classes sociales les plus défavorisées. Ce n’est pas parce que les parents gagnent moins qu’il faut moins d’instruction. Pour nous, il est essentiel que chacun puisse jouer un rôle de citoyen dans notre société.

C’est pourquoi le tronc commun a pour nous une vertu supplémentaire. Car comme toutes les études le prouvent, son allongement permettrait de réduire sensiblement les inégalités. Afin d’atteindre cet objectif, une meilleure régulation de l’affectation des élèves dès le début de la scolarité s’impose également. Notre étude commune avec le Girsef, rendue publique il y a quelques mois, prouve que c’est techniquement possible. C’est donc une question de volonté politique. Il apparaît que certaines choses bougent. Dans l’enseignement francophone, le Pacte d’excellence semble réserver une place importante à un enseignement polytechnique. Mais qu’en sera-t-il vraiment ? Dépassera-t-on la simple leçon de bricolage ? Ira-t-on plus loin que la seule approche orientante ? Y consacrera-t-on suffisamment de moyens ? La révision annoncée du décret « inscriptions » ne dérégulera-t-elle pas encore un peu plus l’affectation des élèves ? L’absence de régulation dans le fondamental ne condamne-t-elle pas dès le départ la réussite du tronc commun avec les conséquences que l’on devine ? On le voit, de nombreuses batailles devront être menées dans les prochaines années.

Ça bouge en Flandre…

Nous venons de parler d’une importante réforme dans la partie francophone du pays. Au niveau politique, nous venons de vivre en Flandre une décevante modernisation de l’enseignement. La modernisation, que nous préférons ne pas appeler réforme, n’a pas réalisé ce qui était espéré, si pas promis, depuis des années. Ca reste difficile de traduire la réforme, que beaucoup de gens sur le terrain considèrent comme nécessaire, en un projet politique. Quels sont les obstacles ? Des préjugés. Comme celui que la présence d’élèves faibles dans la classe constitue un obstacle pour les forts. Il y a aussi des peurs. Comme celle que votre propre enfant régresse dans un monde de plus en plus concurrentiel.

Néanmoins, ça bouge en Flandre. Des jeunes, surtout issus de l’immigration, deviennent toujours plus conscients des manquements de notre enseignement et prennent les choses en main. Ces jeunes ne veulent pas se résigner à la situation et mettent en place des projets massifs de coaching. Lors de deux récents événements sur les inégalités scolaires organisés à Borgerhout et auxquels j’ai pu participer, il y avait plus de mille personnes présentes. Des enseignants, des futurs enseignants, des étudiants et des écoliers. Beaucoup issus de l’immigration. Le thème des inégalités à l’école vit donc aussi en Flandre. Deux groupes de jeunes ont animé ce matin un atelier du côté néerlandophone : la maison de jeunes Chicago sur l’enseignement finlandais. Et le groupe malinois Tumult sur la diversité dans l’enseignement. Des jeunes qui réfléchissent sur les dysfonctionnements de notre enseignement et sur la manière d’y remédier, ça nous donne de l’espoir.

En clair, pour nous, l’enjeu de l’Ecole est fondamentalement la démocratie. Pour relever ce défi, il faut s’attaquer aux inégalités, mais aussi se battre pour l’introduction de contenus citoyens. Parfois à contre-courant de l’idéologie dominante. Cette journée n’a pas d’autre but. Ces deux objectifs ont été ou seront abordés dans les différents ateliers que nous vous proposons. Nous espérons qu’elle sera à la fois un outil qui sert la réflexion et l’action et aussi un bol d’air qui permettra de rebooster chacun d’entre nous en constatant que nous ne sommes vraiment pas seuls. Alors merci de votre présence, merci aux nombreux intervenants, merci à tous les bénévoles qui font un travail dans l’ombre et dans la lumière, chacun contribuant de manière aussi indispensable au succès de cet événement.