L’école et le discours sur le terrorisme.

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L’actualité nous offre le désolant spectacle de guerres, de victimes d’attentats, de réfugiés livrés à tous les dangers et pointés comme responsables de crimes plus ou moins graves. Quelle tâche devrait être celle de l’école et quel rôle veut lui faire jouer le pouvoir ? Quels discours traversent le monde de l’éducation ?

Les interrogations des élèves sur ces évènements récents sont nombreuses. Ils consultent les réseaux sociaux et sont au courant de l’actualité via des sources très variées. Dans les écoles où des cultures différentes coexistent, des sensibilités différentes à tous ces événements coexistent aussi. Certaines accueillent aussi des primo-arrivants (réfugiés libyens, afghans, irakiens…).

Canaliser la pensée des élèves

Les attentats de New York, de Paris, du musée juif de Bruxelles ont suscité une très forte indignation alors que ceux qui surviennent à Bagdad ou à Beyrouth, les nombreux civils victimes des bombardements US et les enfants tués à Gaza sont à peine évoqués. On organise des minutes de silence dans les écoles pour les victimes vivant sur notre sol. Jamais pour ceux d’Irak, de Syrie, du Yemen ou de Palestine. Cela renforce la frustration et le sentiment d’exclusion des jeunes issus de ces régions ou qui se sentent solidaires. On a envie de dire : « arrêtons les minutes de silence ou alors nous devrons nous taire à jamais : une vie française vaut une vie syrienne ».

Les élèves se montrent concernés et connaissent d’ailleurs parfois beaucoup mieux ces événements que leurs professeurs : certains les ont vécu. Les enseignants ne sont pas préparés à aborder cette actualité de manière rationnelle afin de ne pas la laisser sous l’emprise de l’affect.

Le désarrois des professeurs est tel qu’ils finissent par ne voir dans les questionnements et critiques légitimes des élèves que thèses « complotistes » et radicalisme. La religion musulmane affichée devient synonyme de manque d’ouverture. Des jeunes se sont fait interpeller injustement par la police (contrôles au faciès ou déclarations sur FaceBook ayant servi de « piste ») et cette expérience ne les met certainement pas en confiance par rapport aux adultes qui les encadrent. Une mère d’élève m’a confié avoir interdit à son fils de se déclarer critique par rapport à Charlie Hebdo ou par rapport à la politique d’Israël.

Il serait intéressant d’analyser avec les classes les véritables causes des guerres menées au Moyen-Orient, leurs enjeux géostratégiques et commerciaux, l’implication des milieux financiers et leurs rapports avec l’industrie des armes. Les jeunes sont tout à fait capables d’entendre et de comprendre ces analyses, ils sont demandeurs mais l’école n’offre rien de tel.

Pour nos responsables politiques, il ne s’agit pas de donner aux jeunes une éducation qui leur permette de comprendre la situation mais plutôt de canaliser leurs opinions et leurs réactions afin qu’ils deviennent des citoyens (et des consommateurs) disciplinés qui voteront bientôt.

Le lendemain des attentats du 13 novembre, lors d’un colloque « je suis ou je ne suis pas Charlie » alors qu’on parlait du rôle des Etats Unis dans les guerres du Moyen-Orient, un professeur travaillant dans les Ardennes belges déclarait avec désolation qu’il lui était très difficile de critiquer la politique états-unienne. « Vous comprenez, pour les familles dont les anciens ont vécu la bataille des Ardennes en 1945, les américains sont restés des libérateurs ». Même l’histoire est difficile à enseigner.

A Bruxelles, certaines classes ont été conviées (obligées) à voir une représentation de la pièce « Djihad » de I. Saïdi. Outre qu’elle véhiculait des clichés (les djihadistes s’y radicalisent parce qu’ils ont une déception amoureuse ou que leurs parents leur ont interdit de…) cette pièce, plutôt drôle, ne pouvait pas vraiment déboucher sur des débats sérieux. Elle ne contenait pas d’analyse politique ni de critique constructive. Ce n’ est d’ailleurs pas dans ce but qu’elle avait été créée. La décision d’envoyer les classes au théâtre semblait surtout dictée par le besoin qu’avaient nos dirigeants politiques de « faire quelque chose ». Il était facile de récupérer une pièce qui tombait au bon moment.

Dénoncer la volonté de mener la guerre contre l’Irak, la Libye et la Syrie aurait constitué un message fort. Mais cela va à l’encontre de la politique de la plupart de nos partis démocratiques 1En 2011, les partis politiques pourtant alors en affaires courantes, votaient pour la participation de la Belgique aux frappes de l’OTAN en Libye. et ce n’est pas le message qu’on veut faire passer dans les écoles.

Récemment, on a mis en place et on compte développer des cellules de spécialistes qui apporteraient leur soutien aux professeurs, éducateurs et familles. Une formation a été proposée à des enseignants bruxellois sur la montée du « radicalisme violent ». Il s’agissait d’une analyse de ce qui peut amener des jeunes à partir en Syrie et d’une énumération de « cas » vécus. A nouveau aucune analyse géopolitique des intérêts qui poussent les puissances à entrer en guerre. On axe le discours sur l’endoctrinement religieux, le processus d’enrôlement, la perte des repères, les problèmes des adolescents et des jeunes adultes. L’historique du djihadisme qui a été brossé par l’intervenant était tellement bref et imprécis qu’on se demande comment des afghans, syriens, palestiniens qui connaissent le sujet peuvent y retrouver une part de vérité. Il contenait même des erreurs. S’il a bien été précisé que les amalgames entre religion, réfugiés et terrorisme étaient déplacés, le discours tenu était contradictoire : on y parlait justement un peu trop de religion. L’ islam et ses différents courants a été longuement expliqué. Les autres formes de radicalisme (montée de l’extrême droite, radicalisme économique, terrorisme d’état…) ne faisaient pas partie de l’exposé.

Parallèlement à cela, les déclarations de la classe politique sont de plus en plus belliqueuses, les discours banalisent les discriminations. La peur est entretenue dans la population, les incidents mettant en cause les musulmans ou les réfugiés font les gros titres.

Les mesures prises en matière de prévention consistent à diffuser une information sur l’islam, sur le djihad dans les écoles, les maisons de quartier, les associations et de décrire, afin de les détecter, les comportements qui mèneraient soi-disant à la radicalisation. Dans le meilleur des cas, on met aussi en place un accompagnement des familles selon les parcours individuels.

Pour traiter du terrorisme, il faudrait commencer par avoir une lecture de l’actualité qui se dégage du religieux. On éviterait ainsi les pièges des discours sur la violence des religions et de l’islam en particulier et sur l’importation des conflits du moyen-orient dans l’espace européen. C’est évidemment l’inverse qui s’est passé : l’invasion de l’Irak et les frappes de l’OTAN en Libye ont déclenché l’avalanche du terrorisme.

Le devoir de mémoire

Le devoir de mémoire est devenu un outil institutionnel. On le retrouve dans le décret mission qui fixe, en Belgique, les objectifs de l’enseignement : « L’ école sert à transmettre l’héritage culturel dans tous ses aspects, à la découverte des autres cultures, contribue à tisser le lien social. Elle doit sauvegarder la mémoire des événements qui aident à comprendre le passé et le présent dans la perspective d’un attachement personnel et collectif aux idéaux qui fondent la démocratie »2Chapitre II article 9 du décret mission.

Il occupait une fois de plus les médias un an après les attentats à Charlie Hebdo. Pas d’analyses, pas d’histoire, pas de confrontation positive des différents points de vue, pas de nuances dans la pensée. Il faut se souvenir : nos valeurs sont les meilleures, les seules acceptables et elles ont été attaquées. Le discours moralisateur sur la liberté de penser a été repris par les autorités et les médias dominants en se gardant bien de donner la parole à ceux qui pensent que ce sont justement nos gouvernements actuels qui mettent le plus en péril notre liberté de nous exprimer !

Et puis, cela ne ferait pas très joli de déclarer: « on se bat pour la suprématie au Moyen Orient, pour continuer à contrôler les cours des matières premières et à empêcher tout mouvement mettant en péril notre économie ». Le magazine Charlie Hebdo lui-même noie le poisson en titrant que « un an après, l’assassin court toujours ». Dieu étant l’assassin. Les religions servent encore ici, comme souvent dans l’histoire, à maquiller les vraies causes des massacres.

La mémoire est très sélective.

Que faire ?

De même qu’on n’ apporte pas la démocratie à coup de bombardements, on n’ apprendra pas non plus la citoyenneté dans un manuel scolaire ou par des stages civiques 3La ville de Bruxelles compte mettre sur pied pour les élèves des stages civiques de « bénévolat » mais obligatoires et évalués.. Il faudrait que les écoles soient réellement des lieux de démocratie, de culture, de réflexions philosophiques, de questionnements sur les enjeux de notre société, de possibles débats ouverts où tous doivent pouvoir s’exprimer et bénéficier de bienveillance et de respect. Il est impératif d’y valoriser la diversité plutôt que d’essayer de l’effacer et d’uniformiser la pensée.

Le rôle des professeurs est de plus en plus compliqué. Ils enseignent leur matière, ils doivent éduquer, rester neutres et être soumis à leur pouvoir organisateur 4En Belgique, les pouvoirs organisateurs organisent l’enseignement sur le terrain. Il s’agit de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les provinces, les communes, la Commission Communautaire française, ainsi que les pouvoirs organisateurs libres (religieux ou non)., se montrer vigilants par rapport à l’éventuelle radicalisation de leurs élèves et signaler les comportements « hors norme ». La peur des sanctions 5Un directeur d’école a été suspendu pour n’avoir pas signalé assez tôt un changement de comportement chez Bilal Hadfi, un des kamikazes des attentats commis à Paris, élève de l’institut.  risque d’ailleurs de les pousser à un excès de zèle. Les tâches administratives augmentent, les évaluations prennent de plus en plus de temps et le salaire n’est pas revalorisé. De manière plus générale, on ne re-finance pas l’enseignement mais on lui demande de plus en plus.

La formation des professeurs n’a pas non plus été renforcée. On impose l’approche par compétence. La liberté de choix dans la manière de donner cours, de transmettre un savoir et d’évaluer les étudiants est devenue presque nulle. L’organisation des formations en cours de carrière est obligatoire mais rigide. On cherche à réaliser un enseignement plus productif ou « d’excellence » au service de l’économie. On veut sans doute aussi y ajouter un contrôle de la pensée afin d’y museler toute contestation.

Les écoles sont devenues des lieux de compétition, d’évaluation et de tri pour trouver sa place sur un marché du travail.

Ceux qui n’y trouvent pas leur place (plus de 25% de chômage à Bruxelles chez les moins de 25 ans) resteront des victimes potentielles pour les recruteurs.

References[+]