Formation des enseignants : que penser du projet Marcourt ?

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Jean-Claude Marcourt (PS), ministre de l’enseignement supérieur, soumet à ses collègues du gouvernement de la Communauté française un avant-projet de réforme de la formation initiale des enseignants (FIE). Le débat politique commence à peine. A ce stade, il est trop tôt pour prendre position avec précision. Il est cependant utile de rappeler notre position de départ à propos de ce vaste chantier. Et de poser dès à présent quelques questions.

Ce que disait l’Aped en 2011

L’Aped a participé au processus d’évaluation de la formation initiale (EFI). Vous pouvez retrouver le dossier que nous y consacrions dans l’Ecole démocratique n° 46 de juin 2011. Tous les textes que nous avons produits et publiés sur ce dossier sont également disponibles en ligne [[Ph. Schmetz, L’Aped circonspect. Formation initiale des enseignants : c’est quand qu’on va où ? https://www.skolo.org/spip.php?article1361&var_mode=calcul. La contribution officielle, remise aux chercheurs du CES/FUSL : https://www.skolo.org/IMG/pdf/ContributionAped.pdf]].

Que disions-nous ?

1. Objectif citoyenneté critique pour tous. Pas de réforme de la formation initiale des enseignants sans se mettre préalablement d’accord sur les finalités de l’école [[Le décret Missions, traversé par des contradictions intenables, n’apporte à cet égard aucune réponse satisfaisante.]]. Ce que nous résumions en une chaîne de questions : quelle formation initiale, pour quels enseignants, pour quelle école, pour quelle société ? On ne forme pas les enseignants de la même façon pour faire tourner une « gare de triage » traduisant les inégalités sociales en inégalités de destins professionnels ou, au contraire, pour viser une égalité de résultats au travers d’une école commune. A nos yeux, dans une vraie démocratie, tous les jeunes, sans distinction, doivent sortir de l’école obligatoire avec le bagage leur permettant d’être des citoyens à part entière, capables de comprendre le monde et de participer à sa transformation.

2. Objectif égalité. Pas de réforme de la FIE sans se fixer comme objectif explicite et prioritaire de réduire la catastrophe scolaire de la Communauté française, à savoir son intolérable « capacité » à reproduire et à creuser les inégalités sur base sociale. Un apartheid qui ne dit pas son nom.

3. Le nerf de la guerre. Pas de réforme de la FIE sans refinancement. Celui-ci ne peut être le fruit d’un hold-up social (modération salariale, économie sur les DPPR, coupes sombres dans le secteur de la culture, etc.) Il doit provenir, par exemple, d’un impôt plus juste.

4. De la cohérence, svp ! Pas de réforme de la FIE si le système scolaire reste aussi incohérent (différents niveaux, réseaux, filières de formation, programmes…)

5. Du contenu, svp ! Surtout, nous insistions sur l’importance capitale des contenus enseignés en FIE. Tous les enseignants doivent devenir eux-mêmes des citoyens critiques, conscients du système, du monde dans lequel ils exercent leur métier, et prêts à s’engager comme acteurs sociaux. Ils doivent aussi être plus forts dans les matières qu’ils enseignent. Ils doivent enfin être armés pour une relation pédagogique visant à atteindre des objectifs cognitifs.

Et nous concluions : « la révision de la formation initiale des enseignants n’est qu’une nécessité parmi d’autres. D’autres qui sont sans doute plus déterminantes : moyens et encadrement dans le fondamental, mixité sociale, tronc commun jusqu’à 16 ans, école commune, refinancement, etc. A système scolaire et conditions de travail inchangés, aucune réforme de la formation initiale des enseignants ne parviendra à rendre l’Ecole en CF réellement juste et démocratique. Notre propos n’est nullement, ici, de décourager d’entrée de jeu celles et ceux qui s’investiront dans ce projet de réforme, mais bien d’en appeler à leur lucidité qui, seule, pourra conduire à une vraie résolution des tares de notre enseignement. »

Les grandes lignes du projet Marcourt

Selon les échos de la presse du 13 décembre 2012, voici les grandes lignes de l’avant-projet défendu par le ministre Marcourt :

– formation en 5 ans pour tous les enseignants (donc les instituteurs et les régents passent de 3 à 5 années) ;
– une première année de formation commune à toutes les filières ;
– une seule institution pour tous (ça suppose une réorganisation des « écoles normales » et des facultés universitaires) ;
– on sortirait d’une structure à 4 niveaux (maternel, primaire, secondaire inférieur, secondaire supérieur) pour aller vers 3 niveaux (par tranches d’âge, qui restent à préciser : par exemple, la tranche d’âge 2,5-8 ans, la tranche 8-14 et la tranche 14-18 ans) ;
– un test de français à l’entrée, obligatoire, mais non sélectif ;
– une revalorisation barémique : tous les enseignants étant « mastérisés », tout le monde toucherait le barème 501. Le ministre table sur une réduction de l’échec scolaire pour financer ce coût supplémentaire.

Quelques premières réflexions

Répétons-le : à ce stade, sur base de ce que nous connaissons du projet, il est prématuré de l’évaluer dans sa globalité et dans toutes ses implications. D’autant plus qu’il voit le jour en même temps qu’une refonte de tout le supérieur (les fameux pôles qui font couler tant d’encre). Néanmoins, nous pouvons déjà avancer quelques réflexions et questions.

1. Nous ne sommes manifestement pas ici en présence d’une « réformette ». Il faut reconnaître au projet une cohérence et une ambition certaines, prolongements logiques de certains des enseignements de l’évaluation menée en 2011. Oui, la formation en trois années est trop courte. Oui, il faut mettre de l’ordre, de la cohérence dans le système scolaire, en ce compris dans la FIE. Oui, tous les enseignants doivent partager une culture commune, un tronc commun de connaissances, de savoir-faire et de savoir-être. Oui, la maîtrise du français par tous les enseignants est un enjeu central. Oui, le découpage actuel (maternel, primaire, secondaire inférieur et secondaire supérieur) doit être remis en cause.

2. L’essentiel du projet touche à la structure d’enseignement, à son architecture : unification des institutions de FIE, harmonisation de la durée de formation et des barèmes, tronc commun d’un an pour tous les futurs enseignants, révision du découpage du public scolaire en tranches d’âge… C’est un passage obligé, mais insuffisant.

3. Nous attendons toujours un début de réponse à notre chaîne de questions : quelle formation initiale, pour quels enseignants, pour quelle école, pour quelle société ? La réforme de la FIE s’inscrit-elle dans une volonté d’aller vers une société plus ou moins égalitaire, plus ou moins assujettie aux diktats des « marchés » ? Formera-t-on des profs qui perpétuent la société telle qu’elle est, ou qui participent à construire une société pleinement démocratique ? Sans réponse explicite, nous en sommes réduits à observer la mutation progressive et insidieuse de l’enseignement en ce début de XXIe siècle. Socles de compétences minimalistes, certification par unités, extension de la formation en alternance, dérégulation du 3e degré qualifiant, sacralisation de l’ « approche-métier »… Jusqu’à preuve du contraire, c’est bien cette ligne-là qui tient la corde au sein de la coalition gouvernementale. La Déclaration de politique communautaire de 2009 était sans ambiguïté : école de la citoyenneté « vivre ensemble » (entendez sans esprit critique), école instrumentalisée aux seules fins économiques [[Ph. SCHMETZ, L’Olivier et l’Ecole : attention, fruits amers, 2009 (https://www.skolo.org/spip.php?article1074)]].

4. A cet égard, le silence ministériel sur les contenus de formation – hormis l’insistance sur le français – est peut-être révélateur. Qu’est-ce qui sera au programme de la première année de formation commune à tous ? Va-t-on faire encore plus de la même chose ? Encore plus d’approche par compétences ? Ou, au contraire, profiter de l’allongement de la FIE pour améliorer sérieusement la maîtrise des matières enseignées ? Et la didactique propre à chacune d’entre elles ? Va-t-on donner à tous, dans de bonnes conditions – et non ces cours impersonnels dans de grands auditoires – les clés sociologiques, économiques, politiques, philosophiques… qui donnent force pour comprendre le monde et les systèmes scolaires qu’il génère ?

5. Quand on l’interroge sur le coût de sa réforme (les enseignants « mastérisés » seront tous payés au barème des actuels licenciés), le ministre table sur une « diminution de l’échec scolaire, soit 427 millions par an, engendrée par une meilleure formation des enseignants » [[LLB, 13/12/12.]]. Ce calcul nous paraît pour le moins boiteux. Pourquoi ? Parce qu’il feint d’ignorer que les causes les plus déterminantes de l’échec scolaire sont ailleurs : le manque de moyens dans l’enseignement fondamental, une ségrégation précoce des enfants en filières hiérarchisées, et un système de quasi-marché scolaire qui crée des écoles ghettos de pauvres où enseigner est une mission presque impossible. Un exemple : en maternelle, un-e enseignant-e, même formé-e en 5 ans au lieu de 3, ne fera pas de miracles tant que le groupe qui lui est confié compte jusqu’à 28 ou 29 enfants ! La formation des enseignants, si elle joue un rôle important, n’est pas la seule à influer sur la réussite scolaire des enfants. Si le gouvernement veut vraiment promouvoir celle-ci, il devra réduire très fortement la taille des classes dans le fondamental (nous prônons un maximum de 15 enfants, suivant les résultats de l’enquête STAR [[Nico HIRTT, La taille des classes EST déterminante dans la réussite des élèves, La preuve par STAR, ED n° 4, février 2001 (https://www.skolo.org/spip.php?article89); ou, plus récent : Nico HIRTT, La taille des classes est bel et bien un facteur de réussite !, janvier 2012 (https://www.skolo.org/spip.php?article1390)]]), il devra organiser une vraie mixité sociale pour faire de chaque école une école de qualité, casser le quasi-marché scolaire, etc.

A moins que la Communauté française persiste à décréter la « réussite » comme elle en a pris l’habitude ces dernières années (CEB très généreusement accordé, 1er degré secondaire en maximum trois ans, CE1D, TESS, épreuves intégrées fastoches, instauration des CPU, où l’échec est purement et simplement interdit…). Une « réussite » qui ne correspond à presque rien en termes de savoirs. Une « réussite » qui « certifie » beaucoup trop de jeunes condamnés à rester des citoyens de seconde zone.

6. Tirez sur n’importe quel fil de la pelote de la formation initiale des enseignants et c’est tout le système scolaire qui vient avec. Seule une refonte globale permettrait de dépasser les contradictions soulevées ci-dessus. Mais le gouvernement « Olivier » travaille-t-il bien en équipe ? Les sorties des deux ministres de l’enseignement, celles de leur collègue en charge du budget, et celles de leur ministre-président ne semblent guère concertées, en tout cas.

7. Nous sommes attachés à l’accès des jeunes d’origine populaire aux études menant à l’enseignement. Cinq années d’études plutôt que trois, quand on n’en a pas les moyens, c’est un obstacle insurmontable. Plus encore dans un contexte de politiques d’austérité qui poussent de plus en plus de ménages dans la précarité. Qu’est-ce qui sera mis en place en leur faveur ?

8. Une dernière question : si l’avant-projet vise à unifier les filières pédagogiques des hautes écoles et des universités, qu’en sera-t-il de la formation initiale des personnes qui viennent à l’enseignement par d’autres voies, les licenciés qui se destinaient d’abord à la recherche, les travailleurs qui ont accumulé de l’expérience professionnelle utile hors école, etc. ? Eux aussi doivent partager la formation commune à tous les enseignants, mais ne participeront pas à la première année envisagée dans le projet. Autre chose : la première année est-elle la plus pertinente pour donner à tous une culture commune ? Les étudiants sont encore tout jeunes, ne peuvent pas encore faire beaucoup de lien entre pratique et recul réflexif (les premières immersions dans les écoles étant plutôt des stages d’observation). Ne serait-il pas plus opportun d’étaler ce tronc commun (sociologie, philosophie, français, systèmes et politiques d’enseignement, pédagogie, psychologie, etc.) sur les 5 années, dans une institution unifiée, en parallèle avec la formation disciplinaire, spécialisée ?

Au risque de nous répéter, il est trop tôt pour prendre position. Trop de questions restent sans réponse. Et non des moindres. Nous continuerons donc de suivre l’actualité de ce projet de réforme et d’apporter nos commentaires au gré des circonstances.