Enseignement, carrières et moyennes

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Commençons par un exercice facile, avec deux questions:
– qui paie l’enseignement ?
– qui en tire profit ?

Le citoyen européen paie l’enseignement…

Pour la première question, la réponse est claire. En Europe, c’est le contribuable qui paie. Les chiffres de l’enseignement supérieur en Europe le démontrent (l’enseignement supérieur étant secteur le plus « privatisé », ces proportions valent donc pour tout le système scolaire). Ainsi 80% du financement de l’enseignement supérieur est public. Les autres 20% sont un financement privé et il faut noter que ce financement privé comprend aussi la contribution des parents et élèves. Le financement externe par le secteur privé (l’industrie et le capital) est minime, même dans des pays comme le Royaume-Uni, où l’enseignement supérieur suit une logique de privatisation complète (il n’y a que là, aux Pays-Bas, en Suède et en Hongrie que l’investissement privé contribue à environ 10% du financement total). Le fait est que la collectivité finance l’enseignement en Europe, donc l’enseignement est clairement un secteur public. Ce n’est pas un terrain d’investissement privé : tant l’industrie que le capital contribuent de manière extrêmement limitée à la qualité de l’enseignement. La réponse à cette question est donc simple : nous payons l’enseignement, personne d’autre. Nous en sommes donc également les propriétaires.

…mais c’est l’économie européenne qui en définit les objectifs !

Mais qui en tire profit ? Là, nous voyons cependant nettement un autre patron. Commençons par quelques faits simples. Un rapport européen intitulé « key data on European Education 2009 » est présenté par deux Commissaires : celui de l’enseignement (ce qui est logique) et celui des affaires économiques et monétaires, ce qui est bien plus étrange. Il existe aussi des Commissaires pour des matières telles que la citoyenneté, la politique sociale, l’intégration, ou autres, et il n’est pas absurde de penser qu’eux aussi sont concernés par la qualité de notre enseignement dans l’UE. Mais non, celui qui co-présente le rapport et en souligne la grande importance est le Commissaire aux Affaires Économiques. Enseignement et Économie semblent rivés l’un à l’autre dans une relation que nous nous devons de considérer comme évidente.

Pour l’UE, la relation est évidente. Le document qui fait autorité, « Europa 2020 », définit une stratégie pour sortir de la « crise », la crise économique et monétaire qui touche l’UE depuis 2008, évidemment. Pour sortir de cette crise, l’UE définit un plan ambitieux, dans lequel « étudier » occupe une place cruciale. Une place cruciale, oui, bien que cette place soit très spécifiquement circonscrite: « Un calendrier pour de nouvelles aptitudes et orientations » doit moderniser les marchés du travail et donner plus de chances aux gens en rendant possible une formation continue tout au long de la vie, afin que le niveau de participation augmente et que l’offre et la demande sur le marché du travail soient mieux adaptées l’une à l’autre, notamment grâce à une plus grande mobilité du travail ».

Intéressant: les gens doivent étudier en fonction de la structure du marché du travail, et plus précisément pour augmenter le « niveau de participation ». Quel est le problème ici ? L’UE nous l’explique dans la partie qui concerne les problèmes structurels européens.

« Malgré l’avancée, la participation au travail en Europe – en moyenne 69% pour le groupe d’âge 20-64 ans – reste significativement plus basse que dans d’autres parties du monde. Seuls 63% des femmes travaillent contre 76% des hommes. Seuls 46% des plus âgés travaillent dans la tranche d’âge active (55-64 ans): aux USA et au Japon, ils sont plus de 62%. De plus, les Européens prestent en moyenne 10% d’heures en moins que les Américains ou les Japonais. »

Nous devons donc étudier plus et plus longtemps – toute la vie – pour pouvoir « travailler » plus longtemps et plus dur : « le taux d’emploi de la population du groupe d’âge 20-64 ans augmente pour passer des 69% actuels à au moins 75%, notamment au moyen d’une plus grande participation de femmes et des travailleur plus âgés et d’une meilleure intégration des immigrés. »

Notez en passant comment l’UE définit la notion « travailler ». Travailler n’est pas: éduquer vos enfants, entretenir votre ménage, tenir les comptes du ménage, suivre les devoirs des enfants, car « seules 63% des femmes travaillent »; ça signifie encore moins aller chercher les petits-enfants à l’école ou aider le fils ou la fille dans la transformation de sa maison, ou encore collaborer comme volontaire à des activités de quartier ou autres, car seuls 46% « des plus âgés travaillent au cours de leur vie de travail ».

Pour l’UE, « Travailler » correspond à un travail salarié, un travail au service de l’économie. Et l’enseignement doit conduire à ce type de travail. L’enseignement existe en fonction du marché du travail. Par l’enseignement, il faut remédier aux « situations intolérables » sur le marché du travail européen – nous devons travailler plus et plus longtemps – et ça aidera l’UE à sortir de la crise. Par l’enseignement, les États membres de l’UE pourront continuer à faire tourner une économie compétitive et novatrice, ce qui assurera la position concurrentielle de l’économie européenne dans le monde.
Les grands investissements de l’UE dans l’enseignement et la recherche partagent toujours et encore le même thème: la connaissance sert l’économie. Lisez comment le Commissaire à la Recherche, l’Innovation et la Science présente le 7ème programme cadre, un regroupement de grande envergure de projets de recherche dans toute l’Union: « Il n’y a pas d’investissement plus efficient dans le futur que la recherche et l’innovation. En effet, la recherche et l’innovation sont la seule route rapide et durable pour sortir de la crise et aller vers une croissance soutenable et socialement équitable. Il n’y a pas d’autre moyen de créer des jobs à la fois bons et bien payés, qui résistent aux pressions de la globalisation. Pas besoin de mes mots pour cela. Angel Guria de l’OCDE a déclaré : « Ne coupez pas la recherche et développement, ne coupez pas l’éducation. Ils sont les semences de la croissance future. »

Des « jobs » et de la croissance – de la croissance économique. C’est la raison d’être de l’enseignement en Europe. Et voici donc la réponse à la deuxième question: qui tire profit de l’enseignement ? L’économie. Le citoyen européen paie l’enseignement, mais l’économie Européenne le définit.

Du credo européen… à la réalité

Bien, direz-vous, l’économie est bien en crise et donc c’est là-dessus que nous devons tout miser. D’accord, pourquoi pas ? Mais est-ce seulement l’économie qui est en crise ? Selon l’UE oui, car voyez comment ils décrivent les « atouts structurels » de l’UE dans « Europa 2020 »:
« L’Europe dispose de beaucoup d’atouts: nous avons des citoyens talentueux et créatifs, une base industrielle solide, un secteur des services puissant, un secteur agricole captivant qui produit une haute qualité, une grande tradition maritime, notre marché intérieur et notre monnaie commune et nous constituons le plus grand bloc économique au monde et la destination principale des investissements étrangers directs. Mais nous avons aussi des valeurs solides, des institutions démocratiques, une attention pour les cohésions économique, sociale et territoriale, la solidarité, le respect de l’environnement, la diversité culturelle et l’égalité des genres, pour ne citer que quelques points forts. Beaucoup de nos États membres font partie des économies les plus novatrices et les plus développées au monde. Mais l’Europe a les meilleures chances de réussite lorsqu’elle se présente collectivement – comme l’Union ».

Yes we can! L’Europe a « des valeurs solides, des institutions démocratiques, le souci des cohésions économique, sociale et territoriale, la solidarité, respect de l’environnement, la diversité culturelle et l’égalité des genres » ! Ces domaines ne sont manifestement pas en crise. Par contre, ce sont ces domaines qui nous aideront à sortir de la crise économique: nos valeurs, notre solidarité, notre égalité culturelle et des genres, notre démocratie.
A présent, je me souviens qu’en juin de cette année, les élections aux Pays-Bas ont été gagnées de manière tonitruante par la PVV de Geert Wilders. Les Pays-Bas, un pays qui jusqu’ici pouvait plus que nul autre faire appel à la liste d’atouts ci-dessus, est à présent dominé par un politicien dont les visées y sont diamétralement opposées. Pour commencer par les  « valeurs solides », Wilder, pourtant un parfait libéral du point de vue économique, veut s’en prendre au premier article de la Constitution – le fondement de l’égalité, le fondement absolu de la pensée libérale et des Lumières. Diversité culturelle ? Comme nous le savons, Wilders veut interdire le Coran. Démocratie ? Wilders affirme que l’Islam n’est pas une religion mais une idéologie politique, qui doit être interdite. Pour tout démocrate libre penseur, il devrait pourtant être évident que, si l’Islam est un courant politique, c’est justement pour cela que nous devons l’accepter comme partenaire politique dans un pluralisme démocratique.

Je me souviens qu’ici en Belgique, depuis deux décennies déjà, nous devons tenir compte d’un parti politique qui proclame les mêmes choses haut et fort, ici aussi au nom de la démocratie. Pour ce qui concerne la « cohésion sociale et la solidarité », la Belgique n’est pas non plus un exemple édifiant. Lorsque je regarde la liste de ce que l’UE considère comme des atouts de l’Europe et que je pense à des personnages tels Berlusconi, Sarkozy, Le Pen, Haider, ou à la progression des populistes de droite au travers de toute l’Europe de l’Ouest et du Nord, alors je pense qu’il y a encore une autre crise que celle de l’économie: une crise plus profonde et plus fondamentale, une crise qui touche justement ces valeurs, cette démocratie, cette solidarité et cette culture de l’égalité des sexes. Et j’en suis totalement convaincu, lorsque je confronte cette liste à la politique européenne d’asile et d’immigration, à l’obsession sécuritaire post-9/11 qui nous oblige chaque fois que nous voyageons à déballer tous nos avoirs et biens à la police et à des services de sécurité privés, « dans l’intérêt de notre propre sécurité ». Quelle est donc la crise que l’UE vit aujourd’hui ? Une crise économique, sans doute, mais aussi une crise politique, morale, sociale et culturelle.

Cette crise économique, je suis convaincu qu’elle peut être résolue. Des quantités énormes de moyens y sont déversés, aucun effort n’est trop important. Même tout le système éducatif est mis à son service. Pour ce qui concerne l’autre crise je suis très pessimiste. Ici, je ne vois en effet pas le moindre effort notable – même pas une conscience de cette crise, dans les textes de l’UE moins encore que dans ceux des gouvernements nationaux, certainement (assez ironiquement) lorsqu’ils sont dirigés par des populistes de droite – leur domination est toujours présentée rituellement comme une victoire de « la liberté » et de la « démocratie ».

Il est vraiment intéressant de voir que, précisément dans le contexte de l’arrivée de ce type de populisme, la connaissance, la pensée, la réflexion, l’argumentation pesée et nuancée sont mises sous pression. Elles sont toujours la mise en scène des « intellectuels », et ce type de populisme (comme la culture médiatique qui le pousse, et qui le protège même) est résolument anti-intellectuel. Nous devons tous apprendre tout au long de notre vie, mais clairement pas la démocratie, les valeurs, la solidarité, etc… En ces domaines, nous avons à présent des gens comme Wilders, Dewinter, Le Pen et Berlusconi, c’est donc largement suffisant. De plus, l’UE semble adopter une doctrine limpide (fût-elle complètement discréditée) : un capitalisme qui tourne bien garantit automatiquement une démocratie qui tourne bien. Laissez-moi néanmoins poser une bête question: l’enseignement ne pourrait-il pas tout aussi bien être engagé dans la solution de cette crise, cette plus vaste crise ? Y-a-t-il une raison pour que l’enseignement doive être uniquement au service des aspects économiques de la société ?

Si l’école ne sert que l’économie, qui se charge de ses autres finalités ?

Toute la société paie pour l’enseignement et en est le propriétaire; en Europe, l’enseignement n’est pas la propriété de l’armée, de l’Église, de l’industrie ou de philanthropes individuels, et nous devons remercier le Ciel qu’il en soit ainsi. Nous avons cependant déjà vu deux choses: (a) l’usufruit de notre enseignement est de toute évidence aux mains de l’économie, et (b) ceci tandis que d’autres secteurs de la société sont parties prenantes (et même si vous préférez actionnaires) de l’enseignement, et ces secteurs aussi sont en crise profonde. Définir l’enseignement uniquement comme un instrument économique est donc aussi difficile à motiver (synonyme bienveillant pour « stupide »). C’est au départ de ce diagnostic concis que je veux développer mes point suivants.

Je trouve ce diagnostic particulièrement important, parce que les questions concernant la propriété de l’enseignement définiront le calendrier de la prochaine décennie dans une mesure croissante. De plus, nous pouvons nous attendre à ce que de telles questions soient les questions-clés du débat futur sur les enjeux, le rôle et la fonction de l’enseignement en Europe. Qui est propriétaire de l’enseignement ? Quels sont les objectifs de l’enseignement ? Quels secteurs de la société devraient être les plus concernés par l’enseignement ? N’est-il pas équitable que le secteur privé, qui est le plus important client du produit de l’enseignement (les étudiants européens bien formés), apporte une contribution financière plus importante à l’enseignement ?

Ensuite: si ces questions cruciales ne viennent pas spontanément sur la table dans un futur proche, c’est à la société civile de les imposer.
Je suis en effet d’avis que chaque modèle d’enseignement produit une sorte particulière de gens – pensez ici à la reproduction de Bourdieu1 – et qu’un modèle d’enseignement partial produit par conséquence des gens partiaux. Je ne suis d’ailleurs pas le premier ni le seul qui pense cela: je répète ici simplement ce que tout pédagogue a proclamé depuis Rousseau). Regardez les textes de l’UE mentionnés plus haut: la personne est définie comme un travailleur; pas comme un parent, un enfant, une homme, une femme, un citoyen, un démocrate ou toute autre définition – c’est un travailleur, point à la ligne. Où tous ces autres aspects de la personnalité doivent-ils s’apprendre ? L’UE reste particulièrement silencieuse à ce sujet, sinon que l’enseignement, vu par l’UE, n’est absolument pas la place indiquée. Les gens deviennent travailleurs à l’école et ne deviennent des personnes qu’après les heures de travail, en rue, devant la télé, à la discothèque, ou dans le quartier des ruelles, une pension bon marché, dans un coin de gare – est-ce le modèle d’enseignement que nous voulons en Europe ?
La question de la propriété dans l’enseignement est donc aussi une question pédagogique fondamentale. Elle concerne le type de personnes que notre système éducatif doit former, quel objectif nos élèves et étudiants doivent atteindre en tant que personne. En d’autres termes, quels sont les objectifs des études et leur finalité pour les personnes dans notre enseignement ? Et ici, je vois à nouveau deux gros problèmes, que je vais souligner brièvement.

La pensée unique de l’approche « carrière »

Un premier grand problème est le fait que l’enseignement, ses orientations et ses objectifs sont presque formulés exclusivement économiquement. Nous en avons déjà vu des exemples dans les textes de l’UE, et récapitulons ce que nous y avons vu. Nous avons vu que les finalités de l’enseignement étaient vues exclusivement en termes de structure du marché du travail.

Concrètement: l’économie a besoin d’un produit de l’enseignement qui, en tant que produit totalement fini, s’adapte sans retouche au marché du travail lié à la conjoncture. « Étudier toute la vie », cette phrase intéressante qui apparait partout, revient à dire que des personnes qui basculent hors du marché du travail (du fait du manque de demande et du trop d’offre) peuvent se recycler rapidement, pour se glisser dans une nouvelle place dans le marché du travail (où il y a plus de demande et où l’offre est donc nécessaire). Si ça réussit, l’UE est en état de réorienter immédiatement son économie sous la pression de la concurrence globalisée – aujourd’hui nous sommes par exemple une économie qui tourne autour de la transformation des produits agricoles, demain nous devons être une économie qui tourne sur base de la production électronique. Cette flexibilité maximale de la stratégie économique fait partie de toutes les visions politiques qu’on entend concernant l’Europe. Et de quoi a-t-on besoin pour cela ? D’une profusion de travailleurs très bien formés et « connectables ». Il doivent être nombreux, ce qui limite les couts salariaux, et ils doivent toujours être recyclables rapidement, pour qu’en cas de rupture de conjoncture, on puisse les licencier et les « reconnecter » ailleurs avant qu’il ne deviennent un poste de perte économique. L’accent sur le volume comme moyen de garder les frais salariaux sous contrôle est remarquable. L’accent mis sur « l’augmentation du niveau de participation » au marché du travail doit évidemment être vu sous cet angle; c’est d’ailleurs déjà souligné par les syndicats dans toute l’Europe. Mais les volumes doivent aussi augmenter en termes de formation. Le plan « Europa 2020 » prévoit que 40% des jeunes doivent obtenir un diplôme d’études supérieures – une proportion inhabituelle de la population européenne donc. Et enfin la réforme de Bologne prévoit que l’élève de formation supérieure sort après trois ans de formation avec un diplôme de bachelier en poche, au lieu des quatre ans ou plus qui étaient habituellement nécessaires à la définition des niveaux de sortie. Ceux qui ont une formation supérieure aboutissent plus vite sur le marché du travail et ils y restent aussi plus longtemps actifs – c’est cela la stratégie européenne de l’enseignement.

Cette stratégie a toutes sortes de conséquences. Une première est que l’enseignement et la science sont vus presque exclusivement comme des fournisseurs de main d’oeuvre très rentable et directement insérable. Les autorités nationales mettent par conséquent de plus en plus l’accent sur le soutien et la promotion de ce type de formation qui garantit une insertion rapide dans le marché du travail, de préférence dans des secteurs considérés comme d’avenir (électronique, pharmacie, industrie chimique, biotechnologie, sciences médicales), complétés par les formations traditionnelles dont on convient qu’elles restent encore utiles et importantes (droit, économie, management). C’est particulièrement remarquable: celui qui cherche des images de « la science », trouve des photos de laboratoires flambant-neufs pleins d’appareils brillants mais pas d’une bibliothèque où quelqu’un lit. Quand un Ministre ou une délégation étrangère visite une université, ce sont toujours ces bâtiments qui sont montrés. Celui qui est habitué à la vie des universités européennes connait évidemment la différence entre les bâtiments et les locaux de cours des facultés de Lettres, de Droit ou une Business School. Les investissements des autorités vont dans une large mesure vers ces types de sciences et la petite part d’investissements privés qui sont affectés aux universités d’Europe évitent ce type de facultés. Un stéréotype de la science s’impose ainsi comme développeur technologique plutôt que comme réflexion fondamentale.

Je ne veux pas ici critiquer mes collègues qui travaillent dans ce type de branches scientifiques. Mais il y a une forte attente pour que de telles branches produisent des résultats directement applicables économiquement – des brevets, le développement de nouveaux produits de consommation – et qu’elles soient économiquement rentables à court terme. La fonction de ces branches scientifiques est donc définie comme complémentaire de l’économie, et concrètement, les universités s’occupent de la recherche que le privé trouve trop risquée, ou trop éloignée d’une utilité immédiate. D’autres branches scientifiques (et par conséquent d’autres formations de haut niveau) perdent leur prestige depuis des décennies et ne réussissent plus à attirer les étudiants les plus doués. Elles sont traitées impitoyablement lorsqu’il est question de moyens de recherche, d’encadrement, etc. Ceci m’amène à une deuxième conséquence de cette stratégie par laquelle l’enseignement est vu comme un simple élément de la politique du marché du travail. Une culture s’est largement installée par laquelle on ne voit plus les choix d’études et leurs résultats au travers de ce que l’on est et devient en tant que personne, mais uniquement en termes de carrière, de ce que l’on est et devient en tant que travailleur. Cette culture tient tout le système sous sa coupe. Une bonne école primaire est une école qui donne directement accès à une bonne école secondaire – en d’autres termes, une école d’enseignement général, où il faut obtenir de bons résultats en mathématiques et sciences. Cette école secondaire est bonne parce qu’elle offre à tous ses élèves sortants un accès direct à un bon enseignement supérieur – ingénieur, médecin, juriste, économiste, chimiste ou manageur –, ce qui garantit plus tard une bonne carrière dans le marché du travail. Cette logique linéaire réduit l’élève dès le tout début du parcours scolaire à un marché potentiel du travail.

C’est cette culture qui nous fait apparaitre un point important: il faut regarder la structure du système éducatif « d’en haut », depuis ses résultats et leur finalité. Si nous voyons que la finalité est une carrière, nous remarquons que l’enseignement supérieur n’y réussit pas plus que l’enseignement secondaire ou fondamental. Dans cette optique, la prise de position de l’UE est très déstabilisante, car elle définit et détermine toute la logique, du sommet de la pyramide éducative à sa base. Voilà pourquoi l’on commence à mesurer et tester, à un âge toujours plus précoce, si les enfants sont bien « en état » de suivre « le trajet modèle » (c’est ce trajet modèle que nous venons d’esquisser). Le combat pour de belles carrières ne commence plus dès qu’on accède à l’enseignement supérieur, ni même lorsqu’on accède à l’enseignement secondaire; il commence dès la première année de l’enseignement primaire, et si nous n’y prenons garde, il commencera encore plus tôt. Cette logique par laquelle le système scolaire est dominé par la concurrence pour une belle carrière dès le plus jeune âge, nous la connaissons au Japon et, dans une mesure croissante, en Chine: les parents envoient leurs bambins dans une école maternelle de haut niveau, paient une fortune pour cela et paient encore plus pour des leçons supplémentaires de mathématiques ou de langues, car celui qui ne fait pas cela réduit « les chances d’avenir » de son enfant. Notez au passage comment le concept « avenir » est vu exclusivement d’un point de vue « carrière » – une bonne perspective d’avenir signifie uniquement « une bonne carrière »; un bon ménage et d’autres formes de bonheur humain ne sont pas pris en compte. Le phénomène des années passées, où des parents ont campé durant des nuits entières devant la porte de « bonnes » écoles (et ce sont aussi bien des écoles maternelles que primaires ou secondaires) s’inscrit dans le même tableau: celui qui ne choisit pas la meilleure école pour son enfant hypothèque gravement ses chances d’avenir. Ce type de comportement de contrôle du risque est un effet de la manière dont on envisage l’enseignement: on le voit d’en haut, à partir de son résultat. Et on définit tout ce qui précède en fonction de ce résultat. Ce résultat est particulièrement étroit dans les propositions officielles: elles concernent une orientation, rien de plus. Les effets en sont cependant spectaculaires et pas nécessairement bons, pour la bonne conscience des parents et encore moins pour le développement harmonieux des enfants. La logique exclusivement économique qui est projetée d’en haut sur le système scolaire est devenue une pensée unique2, la seule manière dont nous pouvons encore penser à l’enseignement avec les autres. Toutes les autres considérations concernant l’enseignement sont rapidement balayées comme « vagues », « alternatives », « manquant d’esprit pratique », ou, dans un jargon plus actuel « théoriques ». Un enfant qui dit à son père qu’il voudrait absolument étudier la musique, ou la sculpture, s’entend rapidement dire qu’il ferait mieux de faire « d’abord le Droit » et de s’occuper de musique « après ». Un enfant qui est fatigué d’étudier et n’a pas l’intention de poursuivre d’études ultérieures est vite vu comme un « loser », un raté3 qui gaspille ses chances d’avenir. Ce type de cliché est évidemment du même ordre que ceux par lesquels nous disons que les femmes ou les vieux « ne travaillent pas » lorsqu’ils n’effectuent pas un travail salarié: ce sont des automatismes idéologiques, des formes de « normalité » que nous ne remettons plus en question, mais qui trahissent naturellement toute une histoire d’influence et d’orientation.

L’école prise dans l’étau des moyennes

Ceci m’amène au deuxième et dernier problème. Cette finalité exclusivement économique a, comme je l’ai déjà mentionné une influence sur l’image de l’homme que nous utilisons dans l’enseignement. Un résultat purement économique définit l’élève comme homo economicus, un homme calculateur réglé sur la maximalisation du profit. Un tel homme calculateur est de manière évidente aussi un homme qui est l’objet de calculs. L’une des particularités les plus remarquables de la tendance dominante de l’enseignement est qu’il est complètement guidé par des moyennes, définies statistiquement qui définissent les valeurs et les qualités d’une personne normale à divers stades de son parcours scolaire. Ici, un fait remarquable apparait: rien n’est plus subjectif qu’apprendre. En effet, les processus d’apprentissage donnent le profil du sujet, ils constituent une combinaison absolument unique de particularités, d’expériences, de compétences et de formes de connaissance. Ce processus fondamentalement subjectif est cependant coincé dans une complexité monumentale d’instruments « objectivants » : épreuves, mesures, tests de diagnostics, études statistiques, etc… – tous au motif que l’apprentissage doit être régulé objectivement. Les instances de l’enseignement doivent à tout moment contrôler, pour chaque élève, à quel niveau il se trouve, s’il « suit bien » ou est « un peu en retard » sur certains points ou domaines. Le « système de suivi des élèves » est l’un des éléments et, pour qui connait les travaux de Foucault, c’est un instrument de « surveillance » typique: une application parfaitement individualisée d’instruments de séries uniformes. La question est toujours: l’élève est-il « normal » ou « anormal », et on trouve la réponse dans les moyennes. Si un élève est au dessus de la moyenne, il est « normal » (à moins qu’il réussisse tellement brillamment qu’il se retrouve dans un autre type « d’anomalie ») ; s’il est en dessous de la moyenne, il est « anormal » et doit être pris en charge.

Les moyennes définissent toujours « le niveau de l’enseignement » – ce qui, en anglais, est décrit comme « the standards ». Des moyennes élevées signifient un haut niveau d’enseignement, des moyennes basses signifient un niveau bas. Sous l’angle de la pensée unique4 économique, dont nous avons parlé auparavant, seules les moyennes les plus élevées possibles sont souhaitables. Les parents veulent des écoles avec « un haut niveau ». Les gouvernements aussi fronceront des sourcils préoccupés lorsque les enquêtes PISA attribuent à leur système une moyenne basse. Seul un niveau d’enseignement élevé garantit un maximum de chances d’avenir (lisez: chances de carrière) pour notre population, ainsi qu’une position concurrentielle favorable pour notre économie. Nous ferons donc tout pour maintenir les moyennes élevées. Ce que nous devrons faire pour ça en priorité, c’est mesurer et tester en permanence, mettre et remettre à l’épreuve. Durant la dernière décennie, la science pédagogique a cessé dans une large mesure de penser pédagogiquement; elle a foncé tête baissée dans la statistique. Il y a quelque chose de fondamentalement dérangeant dans les moyennes. En effet, elles impliquent qu’environ la moitié des enfants se situent « sous » la moyenne. C’est logique et mathématiquement inévitable, mais ça a des conséquences pédagogiques concrètes. Dans à peu près toutes les classes, la moitié des élèves qui obtiennent des résultats sous la moyenne de la classe pour certaines branches ou missions se voient comme « médiocres ». Et un nombre croissant de ces enfants est progressivement considéré comme élèves médiocres. Cette tendance se dessine dans l’inflation des diagnostics de différents types de troubles de l’apprentissage, allant de l’autisme à la dyslexie, en passant par les troubles de l’attention hyperkinétiques. En 2008, près de 15 millions de cachets de Rilatine ont été vendus (26.000 enfants belges se les voient prescrire, quasi exclusivement pour des problèmes « d’études », et les « drogues de cognition » sont l’objet d’un vrai battage publicitaire dans toute la zone du monde où l’enseignement est clairement déterminé comme concurrentiel et économique. Nous sommes donc occupés à « l’anormalisation » de grands groupes d’élèves, simplement parce que leurs résultats sont inférieurs à une frontière statistique qui n’a rien – absolument rien – à voir avec les vrais processus d’apprentissage. Qui est alors l’élève « normal » ? Et que doit-on notamment faire pour être « normal » dans l’enseignement ? Est-ce une bonne chose que nous définissions une moitié des élèves comme « anormaux » – bon pour leur confiance en eux, leur relation avec leurs parents, leur développement en tant que personnes et qu’élèves ? Et pourquoi faisons-nous ça ? Sur base de quoi ? Eh bien, ce sont toutes des questions très simples et particulièrement pertinentes. Mais on reste ahuri de voir comme peu de personnes les posent, et pire encore, comme peu de spécialistes de l’enseignement peuvent y répondre.

Nous devons poser des questions sur l’image humaine véhiculée par notre enseignement

Si je joins à présent les deux problèmes, nous voyons que notre enseignement a un sérieux problème par rapport à l’image de l’homme qu’il construit et répand. La finalité économique affadit l’image de l’homme pour en faire un homo economicus, tandis que l’accent sur les moyennes indique en plus que seul le plus compétitif est normal. C’est aussi l’homo economicus construit uniformément. De même que les questions sur la propriété de l’enseignement, je vois ceci comme une grande mission pour le débat sur l’enseignement: nous devons poser des questions sur l’image humaine véhiculée par notre enseignement. Ces questions nous feront tous réfléchir à – oui, à quoi ? A l’éducation, la pédagogie, à la manière dont la société doit se conduire avec ses générations futures et, vu sous cet angle, à qui sera patron. J’ai mes propres réponses à ces sujets, et l’auditeur attentif les aura déjà comprises.

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Jan Blommaert is een sociolinguïst en taalkundig antropoloog en werkzaam aan de Tilburg University als hoogleraar taal, cultuur en globalisering en directeur van het Babylon Centrum voor de studie van superdiversiteit.