En finir avec le professionnel

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Et si, au lieu de chercher comment les cours généraux pourraient accomplir des miracles dans les sections professionnelles, la question à poser était plutôt : quand va-t-on enfin se décider à supprimer cette filière d’enseignement ? Certes, le propos paraîtra provocant, mais laissez au moins un déjà vieux « pro » du « pro (fessionnel) » (1) vous exposer le « pourquoi » d’une telle conviction … et l’alternative qu’il propose avec son association, l’APED (2).

Le professionnel, pour quoi faire ?

Tout, dans ce débat, dépend de ce que vous attendez de l’école professionnelle. Si vous lui demandez de faire -des jeunes exclus des filières générales et techniques- des exécutants (au boulot) et des consommateurs lobotomisés (hors boulot), alors, surtout, ne changez rien : la Belgique peut s’enorgueillir de trôner sur la plus haute marche du classement des pays industrialisés (OCDE) en matière d’inégalité scolaire, et bon nombre des jeunes fréquentant le professionnel répondent à vos attentes.
Si, par contre, comme l’auteur de ces lignes, vous voulez voir ces jeunes devenir des adultes capables de comprendre le monde – de plus en plus complexe – dans lequel ils vivent, et aptes à participer, comme citoyens à part entière, aux choix cruciaux auxquels ce monde est confronté, alors, il est urgent d’arrêter de se voiler la face…
Les enquêtes internationales ont suffisamment mesuré ce que nous savions déjà : les élèves sortant du professionnel – et pensons aussi à ceux qui en décrochent – n’ont ni les connaissances ni les compétences qui permettent de comprendre le monde (compréhension à la lecture et à l’audition, connaissances mathématiques, scientifiques, polytechniques, linguistiques, historiques, géographiques, artistiques et philosophiques). Pas plus qu’ils ne peuvent se défendre individuellement et collectivement (penser de manière cohérente, synthétiser, prendre position, se réunir, s’organiser, s’exprimer, communiquer et créer).

La catastrophe scolaire belge et ses causes

Une statistique, une seule, en exemple : au test en lecture de l’enquête PISA 2000, en Communauté française de Belgique, 12,3 % des jeunes se situent en dessous du niveau 1 (ils réussissent moins de 50 % des tâches de lecture de niveau 1). Si l’on y ajoute les 15,9 % de jeunes relevant de ce niveau 1 (textes courts, simples, familiers, ne requérant pas de processus de compréhension exigeant), cela nous fait – au bas mot, car le niveau 2 (20 % des jeunes) est aussi dépourvu de véritable complexité – un bon tiers de la population testée incapable de tirer profit de l’écrit. Tout qui a fréquenté une classe de 3e ou 4e professionnelle (parfois même du troisième degré) aura vérifié cette réalité : des élèves qui en sont encore à une laborieuse lecture de déchiffrement, sans véritable compréhension. Dans le domaine des mathématiques, ces mêmes jeunes butent sur la moindre décimale dans les quatre opérations ou ne parviennent pas à établir le rapport entre fractions et pourcentages. Comment, dans de telles conditions, comprendre ne fut-ce que les informations -pourtant bien pauvres- d’un journal, fut-il écrit ou télévisé ?
La comparaison des données statistiques internationales nous éclaire sur les causes de ce que l’on peut appeler la catastrophe scolaire belge (3) : les pays qui présentent la plus grande inégalité sociale à l’école sont ceux qui organisent cette ségrégation par des filières hiérarchisées, par la mise en place de mécanismes de marché scolaire et par un sous-financement de l’enseignement fondamental. Notre pays cumule ces trois « qualités » et ne doit donc pas s’étonner de ses résultats. Autrement dit, les écarts abyssaux, entre les élèves les plus « performants » et les plus « faibles », se creusent de trois façons. Un. La Belgique consacre trop peu de moyens à son enseignement fondamental : il y a trop peu d’enseignants pour accompagner les premiers pas des enfants dans les apprentissages de base, les classes sont surpeuplées, bon nombre d’enfants décrochent dès le plus jeune âge. Deux. Les enfants sont séparés très tôt en filières très inégales. Alors que certains passent plus de 30 heures/semaine à approfondir les cours généraux, d’autres en sont réduits à revoir péniblement le b.a.-ba dans des classes de laissés-pour-compte. Trois. Les écoles belges forment une sorte de marché, puisqu’elles sont en concurrence. Les subsides et les emplois dépendant directement du nombre d’élèves inscrits, les parents étant « libres » de choisir l’école où ils inscrivent leur enfant, nous assistons à une stratification des établissements, certains devenant des ghettos pour riches, et d’autres des ghettos pour pauvres.
C’est la conjonction de ces trois mécanismes, et non un seul d’entre eux, qui fait de notre pays celui qui relègue et exclut le plus durement les jeunes qui n’ont pas eu la chance de « bien » naître, ceux pour qui, justement, l’école devrait être le lieu privilégié de l’émancipation.

Vers l’école commune

Ce que nous proposons, ce n’est rien d’autre que de rompre radicalement avec le système actuel, de prendre le contre-pied de chacune de ses tares. Sans nous perdre dans le détail d’un programme que vous pouvez lire par ailleurs (4), en voici les grandes lignes, ou du moins celles qui répondent à l’aberration du secondaire professionnel.
Nous voulons aller vers une école commune, pour tous les enfants, de 6 à 15 ans. Une école à la fois générale et polytechnique. Toute forme de spécialisation professionnelle en est exclue. Elle se fera après 16 ans, dans de bien meilleures conditions, avec des jeunes plus mûrs et maîtrisant les bases générales (les professeurs de cours techniques et pratiques n’observent-ils pas que le principal handicap de leurs élèves réside dans des lacunes mathématiques et linguistiques ?).
Bien entendu, cette « révolution » ne peut être généralisée du jour au lendemain : les jeunes qui fréquentent aujourd’hui le premier degré différencié ne peuvent pas suivre un tronc commun. Il faut donc d’abord « mettre le paquet » dans le fondamental : réduction de la taille des classes, engagement vraiment massif d’instituteurs, systèmes de remédiation et d’aide scolaire, etc. La réforme avance d’année en année pour se mettre en place en dix ans.
On l’a vu plus haut, la mixité sociale est une des trois conditions pour atteindre nos objectifs. Il s’agit dès lors de casser les mécanismes de ségrégation. Par conséquent, de briser deux tabous typiquement belges : la liberté de choix des parents et la concurrence entre réseaux. Nous proposons d’affecter les élèves à une école déterminée selon leur domicile et -différence par rapport à la carte scolaire française- le revenu de leurs parents. Ce qui implique un découpage géographique du territoire en zones socialement mixtes, assez réalisable en Belgique, vu sa densité de population. Par ailleurs, nous en appelons à un réseau unique, forcément public.
Hormis ces réformes de structure, nous voulons rendre l’école plus humaine par une ouverture aux activités artistiques, sportives et associatives ; par une libération de l’initiative pédagogique (à condition d’atteindre les objectifs) ; par une guidance et une aide scolaire plus proches de chaque enfant (rattrapages, études dirigées, centres de documentation, cours accélérés pour les enfants primo arrivants, etc.).

Mais vous êtes fous !

Oh non ! Nos propositions n’ont rien de révolutionnaire : la plupart des pays européens ont des systèmes bien moins libéraux et inégalitaires que le nôtre. Et les pays scandinaves atteignent des résultats qui parlent d’eux-mêmes. Qu’est-ce qui nous interdit d’évaluer leurs expériences et de les améliorer ? Et puis, a contrario, qu’y a-t-il de réaliste à croire que le dispositif belge actuel a la moindre chance de « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures », pour ne citer que cet objectif-là du décret Missions ? Dans cette histoire, les « utopistes » ne seraient-ils pas les plus réalistes, et les « réalistes » d’irresponsables utopistes ?
Alors, aux orties, les expériences menées dans le professionnel, plus particulièrement dans le premier degré différencié ? Non, bien sûr ! Des classes ateliers et autres innovations des pionniers du professionnel, il faut absolument garder et « réinvestir » le meilleur : le travail d’équipe, la pédagogie institutionnelle, l’interaction entre activité de production et théorie, l’ouverture sur l’environnement local, les actions de solidarité, la création artistique …
Mais, de grâce, finissons-en de la politique de l’autruche. Pensons que, pour un élève qui s’en sort -notamment grâce à des professeurs admirables d’abnégation et de créativité-, il s’en trouve tant et tant qui sortent de l’école désarmés. Une autre école est possible. Elle existe dans des pays comparables au nôtre. C’est juste une question de conscience et de choix politiques.

Notes

1. Débuts en 2P en 1981.
2. Cet article a été écrit pour « TRACES de changements » (anciennement « Echec à l’échec »), le magazine du mouvement sociopédagogique CGé, en avril dernier. Nous le publions ici avec leur aimable autorisation.
3. En 2003, l’APED avait stigmatisé la catastrophe scolaire belge, suite au classement de l’UNICEF sur base des enquêtes PISA et TIMMS.
4. Programme en dix points de l’Aped « Vers l’école commune ».

1 COMMENT

  1. > En finir avec le professionnel
    Félicitations !
    J’ai rarement lu un document qui aille si directement et si franchement au but que le vôtre. Mais… quel est le (la) politique qui osera aborder de front ce sujet si brûlant sur le plan syndical ET institutionnel !
    Oui, vous avez raison, mais une fois de plus dans notre cher pays (chère communauté), dès que l’on tente de toucher aux droitszacquis de qui que se soit, on se heurte à la muraille des copains, des pourfendeurs anti-révisionnistes au nom de je ne sais trop quelle idéologie si ce n’est celle de l’immobilisme.
    Lorsque l’on voit la gabegie de moyens mis en oeuvre dans les administrations, de surveillants de contrôleurs de directeurs de … on comprend mieux à quel point la pyramide du clientélisme est ancrée dans les mentalités.
    Pour réaliser votre projet, il faudrait d’abord VIRER une bonne partie de ce petit monde d’inutiles pour avoir les moyens d’engager ENFIN les nombreux enseignants nécessaires à la réalisation de votre projet.
    Présentez-moi une personne qui défende vraiment ce programme et je vote pour lui immédiatement. Vous, peut-être…?

    Bon Courage

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