Contre la guerre à l’intelligence

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Rien de plus proche aujourd’hui d’une université sans crédit qu’un laboratoire scientifique en panne, rien de plus proche d’un intermittent du spectacle qu’un doctorant précaire, d’un urgentiste en alarme qu’un juge débordé par les dossiers et les affaires, d’un psychanalyste interdit d’exercice qu’un archéologue privé de fouilles, rien de plus proche d’un architecte qu’un avocat ou qu’un médecin dont la liberté d’exercer est de plus en plus encadrée, rien de plus proche d’un chômeur en fin de droit qu’un artiste au Rmi, rien de plus proche, dans des salles vétustes et bondées, qu’un prof et ses étudiants.

Tous ces secteurs du savoir, de la recherche, de la pensée, du lien social, producteurs de connaissance et de débat public font aujourd’hui l’objet d’attaques massives, révélatrices d’un nouvel anti-intellectualisme d’Etat.
C’est à la mise en place d’une politique extrêmement cohérente que nous assistons. Une politique d’appauvrissement et de précarisation de tous les espaces considérés comme improductifs à court terme, inutiles ou dissidents, de tout le travail invisible de l’intelligence, de tous ces lieux où la société se pense, se rêve, s’invente, se soigne, se juge, se répare. Une politique de simplification des débats publics, de réduction de la complexité : pour ou contre le voile ? Psychiatres ou charlatans ? Un policier dans chaque école ou des professeurs laxistes ? Juges de gauche ou flics sévères ? France d’en bas contre élites savantes ? Les artistes : fainéants ou profiteurs ? Depuis deux ans, la liste est longue des compétences et savoirs pratiques méprisés, des débats raccourcis, amputés de leur épaisseur et de leurs contradictions fécondes.

Le gouvernement Raffarin fait un usage simpliste et terrifiant des fameuses leçons du 21 avril : en pleine crise de l’Etat-Providence, dans ces secteurs les plus sensibles que sont l’hôpital et la santé, l’école et l’université, la justice et le travail social, la culture et l’audiovisuel public, au moment d’une fracture urbaine sans précédent entre des centre-ville riches et paisibles et des périphéries abandonnées, à l’heure d’une décentralisation culturelle accélérée et sans filet et d’une industrie de la culture qui modifie en profondeur le paysage intellectuel, que fait le gouvernement ? Il livre l’architecture, l’urbanisme et la construction d’un nouvel espace public aux grands groupes de BTP. Il dégraisse les corps intermédiaires de la communauté éducative en supprimant emplois-jeunes, aide-éducateurs, infirmières, surveillants. Il fragilise le monde du spectacle au nom d’une réforme nécessaire du régime de l’intermittence.
Il démoralise les professions de santé et accélère la  » fuite des cerveaux  » dans les universités étrangères. Il profite du départ à la retraite des générations du baby-boom pour faire disparaître des secteurs de recherche, des spécialités médicales, des disciplines éducatives. Il procède à des coupes sombres dans les budgets du savoir et de la recherche. Et il résout la prise en charge des  » vieux  » par la culpabilisation des familles, le rappel à l’ordre paternaliste des plus jeunes et la suppression d’un jour férié.

Cette guerre à l’intelligence est un fait sans précédent dans l’histoire récente de la nation. C’est la fin d’une exception française : un simple regard chez quelques-uns de nos voisins européens, dans l’Angleterre post-thatcherienne ou l’Italie berlusconienne permet pourtant de voir ce qu’il advient des écoles, des hôpitaux, des universités, des théâtres, des maisons d’édition au terme de ces politiques qui, menées au nom du bon sens économique et de la rigueur budgétaire, ont un coût humain, social et culturel exorbitant et des conséquences irréversibles.

Loin de constituer un mouvement d’humeur corporatiste, ce sursaut des professions intellectuelles concerne l’ensemble de la société. D’abord parce que la production et la diffusion des connaissances nous est aussi indispensable que l’air que nous respirons. Ensuite, parce qu’au-delà de nos métiers, de nos savoirs, de nos pratiques, c’est au lien social qu’on s’en prend, reléguant davantage encore dans les marges les chômeurs, les précaires, et les pauvres.

Et maintenant ? Fort de cette prise de conscience, il s’agit de partager les luttes et les mobilisations, de fédérer nos inquiétudes, d’échanger ces expériences alarmantes, et d’adresser au gouvernement une protestation solidaire, unifiée, émanant de tous les secteurs attaqués par cet anti-intellectualisme d’Etat qu’aucun parti politique, de droite comme de gauche, n’a encore entrepris de dénoncer. Chacun d’entre nous doit continuer à porter ses propres revendications, à élever ses propres défenses, mais nous devons aussi interpeller collectivement nos concitoyens sur ce démantèlement des forces vives de l’intelligence.