Le rôle décisif que la décentralisation en cours va être appelée à jouer pour couvrir la déréglementation libérale de la fonction publique et le désengagement progressif de l’État vis-à-vis de ses missions » sociales « , n’est sans doute plus à démontrer. Le fait de l’avoir inscrite précipitamment et presque en » catimini » dans la Constitution (article 1) – sans débat public et référendum, comme c’était initialement annoncé – montre que cette réforme ne vise rien moins qu’à modifier en profondeur la nature et I’exercice du pouvoir réglementaire et législatif en France, en s’inspirant au plus près des mesures préconisées par l’OMC (dans le cadre de l’AGCS), déjà largement appliquées dans les pays anglo-saxons, avec les reculs sociaux que l’on sait.
Associée à une réforme de I’État qui verra s’affaiblir ses possibilités d’inter-vention et ses capacités à demeurer le garant de I’égalité entre les régions et les citoyens, cette loi de décentralisation répond à un projet politique global encore inavouable : aligner définitivement la France – et s’il le faut aux forceps – sur le modèle de la » société de marché « . Pour l’heure, elle ne peut évidemment que s’avancer masquée.
D’autant qu’elle commandera aussi une déréglementation fiscale qui permettra de nouveaux modes de financement (par I’impôt local et/ou des partenariats multiples avec le secteur privé…), tout en diminuant les prélèvements obligatoires au niveau national et en aggravant les inégalités locales devant I’impôt, déjà flagrantes aujourd’hui.
Les menaces que ce processus peser sur l’avenir des services publics, particulièrement dans les secteurs éducatif et hospitalier, se précisent de jour en jour et les bouleversements sociaux qu’elle induira sont déjà très sensiblement amorcés.
I- De la déconcentration des compétences à la décentralisation des moyens : vers la déréglementation libérale de la fonction publique
La décentralisation » en soi » n’a pas de vertu ou de vice particulier. Sa finalité affichée – rapprocher la gestion et la décision de l’usager et renforcer ainsi la démocratie locale – semble même frappée au coin du bon sens et son flou concerté a tout pour séduire une partie de l’opinion publique et des différents » acteurs » régionaux. Pour justifier l’extension et l’approfondissement de ce processus, quelques éléments positifs de bilan de la 1ère phase de décentralisation (commencée en 82/83) sont mis en avant, comme le raccourcissement des délais de décision et l’amélioration du traitement et du suivi des demandes locales. Ces améliorations sont-elles seulement attestées sur l’ensemble du territoire ? C’est ce qui n’est jamais établi. On passe en revanche sous silence les problèmes que les premiers effets de cette décentralisation ont fait surgir :
1. Préconisée au départ pour remédier à la lourdeur bureaucratique de l’administration centrale, la première étape de la décentralisation a conduit l’État à déléguer aux instances régionales son pouvoir de décision et de gestion. En réalité, le pouvoir d’initiative local n’est pas réparti de manière égalitaire mais à la hauteur des financements avancés. Ce qui revient à avaliser largement le principe : » qui paie décide « . La multiplication des intervenants dans les processus de décision, loin d’être un gain de démocratie, contribue donc à la rendre plus opaque.
C’est que pour assurer, non plus le seul transfert des compétences (décon-centration), déjà largement réalisé, mais le transfert au moins partiel des char-ges et des moyens de financement (décentralisation proprement dite), les collectivités territoriales ont dû engager des dépenses souvent supérieures au financement accordé par I’État, quand elles n’ont pas purement et simplement abandonné certaines missions.
2. Les initiatives des établissements et des collectivités territoriales doivent désormais reposer sur la logique de projet, directement inspirée de celle qui rè-gne dans l’entreprise. L’autonomie de gestion tend à introduire dans l’école une concurrence d’autant plus forte entre les établissements que ceux-ci se voient souvent dotés de crédits revus à la baisse. De sorte que des établissements publics ont été poussés à adopter une stratégie proche de celle des écoles privées : recherche d’avantages différentiels dans les formations proposées, apparition d’établissements » à profil » captant des clientèles privilégiées. Ce processus a évidemment son envers : déclassement partiel des établissements assurant des formations » standard » (sans » valeur ajoutée « ) et par conséquent : ségrégations sociales de fait.
3. Comme le montrent les exemples de pays comme l’Angleterre et les États-Unis, cette logique néo-libérale de décentralisation favorise le développement d’un mode de gestion commercial et managérial dont la pénétration continue et » capillaire » induit au sein de l’école des comportements d’entrepreneurs chez les chefs d’établissement, de consommateurs chez les élèves et bien sûr de clients chez les parents les plus aisés.
Progressivement, comme dans les lycées agricoles, des élus régionaux, des représentants des parents » actifs » et des entreprises locales pourraient entrer en force dans les CA des établissements et avoir voix au chapitre en ce qui concerne non seulement la gestion, mais aussi les contenus et les finalités des formations dispensées …
4. Conséquence : la contractualisation généralisée des emplois et des missions scolaires commence à s’imposer comme le mode d’organisation le plus » efficace » et le plus rentable pour assurer la décentralisation (fin programmée des statuts, concours et diplômes nationaux, comme le préconise explicitement le rapport du Conseil d’État du 20 mars dernier). Conformément au principe de » gouvernance » cher à Raffarin, il s’agit de codifier de façon » flexible » les relations entre les différents » partenaires » éducatifs, non plus à un niveau national mais en fonction des spécificités locales et, prioritairement, du développement des » bassins d’emplois « .
5. En clair, la décentralisation permettra qu’il soit de plus en plus dérogé aux objectifs directeurs du service public (droit à l’expérimentation) qui ne seront plus déclinés de la même manière à chaque échelon local (régions, départements, villes). Ce mode d’organisation et de gestion procédant par contractualisations » horizontales » différenciées s’oppose frontalement à la logique législative axée sur l’intérêt commun et sur l’égalité budgétaire et statutaire. Elle induit une » territorialisation » rampante du droit et, à terme, le danger d’un démantè-lement progressif de l’Éducation nationale au plan institutionnel et de » liquéfaction » progressive de ses objectifs et contenus culturels dans le jeu concurrentiel du marché. C’est bien la privatisation de l’école qui se profile ici (par les modes de gestion) même lorsque les financements restent majoritairement publics.
II- Pronostics sur la deuxième phase de la décentralisation : démantè-lement progressif de l’Éducation nationale (et des autres services publics) ?
On commence seulement à entrevoir les conséquences sociales de cette contractualisation larvée : tentatives ou amorces de privatisation (ainsi pour la formation continue) ; priorité inconsidérée accordée à l’apprentissage pour ré-pondre aux demandes volatiles d’entreprises locales, asservies à une rentabilité à court terme ; contournement des garanties statutaires des personnels et des droits des usagers par le recours croissant à la sous-traitance ou à des vacataires (précarité montante) ; autoritarisme » communicationnel » ; promotion des pédagogies de la » compétence » destinées à pré-adapter les jeunes aux besoins des entreprises ; clientélismes conduisant à des ségrégations sociales et, nul ne peut en douter : corruption et trafics d’influence …
C’est une régression majeure de I’égalité devant les services publics qui s’annonce ici, sous couvert de proximité et d’efficacité accrue des » presta-tions « . Le contrat individualisé entraîne un éclatement progressif des missions dévolues à l’éducation (de la diversification aléatoire des » projets » aux re-conversions gratifiantes ou aux déclassements relatifs pour » déficit compétitif « , en passant par le salaire » au mérite » etc.).
Le principal mot d’ordre de la décentralisation – rapprocher le pouvoir du contrôle des citoyens – apparaît dans ce cadre comme un leurre. En réalité, la démocratie locale ne progressera pas avec la décentralisation : elle renforcera au contraire la confiscation du pouvoir d’initiative et de décision par les notables locaux et des groupes de pression représentant le plus souvent les couches protégées et culturellement mieux dotées de la population.
Quant aux structures de concertation mises en place avec la décentralisation, tant avec les collectivités territoriales (CDEN, CAEN, COREF etc.) qu’avec I’État (Comité Technique Paritaire), il n’apparaît pas qu’elles concourent mieux que l’État à développer la démocratie » de proximité « . Leur fonctionnement souvent caricatural s’avère incapable d’infléchir les positions des » décideurs » puisque les consultations (purement formelles) ne sont menées que pour faire entériner des décisions déjà prises.
Mais c’est aussi le poids exorbitant des exécutifs territoriaux dans les prises de décision qui fait problème. Car ces instances étouffent ou marginalisent les revendications des personnels pour faire prévaloir un mode d’imposition » consen-suel » des problématiques qui neutralise a priori les conflits et les choix alternatifs (c’est aussi le mode de fonctionnement de l’OMC …).
En ce qui touche à l’égalité entre les territoires (donc entre les élèves, les fa-milles et les personnels) les écarts considérables de moyens de financement entre les collectivités régionales donneront à ces dernières des capacités d’intervention très inégales. Or, pour l’heure, aucun instrument régulateur effi-cace, tant en matière fiscale qu’en matière de subvention de l’État, (péréquation budgétaire) n’a encore été concrètement mis en place.
Pire, les contrats de plan État-Régions ont déjà pour une part aggravé ces déséquilibres. Certaines collectivités ont dû affronter les pires difficultés pour assumer leurs nouvelles responsabilités, quand d’autres, mieux loties, ont pu engager des financements lucratifs en dehors de leur champ de compétences (projets d' » Universités-entreprises « , financement des manuels et des équipements informatiques etc.). Des financements directs ou indirects de I’enseignement privé par les collectivités territoriales se font déjà au mépris de la loi et dans un défaut parfois complet de transparence et d’arbitrage démocratique.
Pour résumer :
1. Les évolutions entraînées par la décentralisation en cours conduiront à des transferts de charges (donc de moyens) et non plus seulement de compétences (déconcentration), aux régions, aux départements et aux communes. Elles entraîneront à terme, un accroissement des inégalités d’un territoire à I’autre, soit par la multiplication de » partenariats » opaques avec le secteur privé, et/ou l’augmentation des impôts locaux, afin d’assurer de nouveaux moyens de financement, soit par l’abandon pur et simple de certaines missions.
2. Ce processus traduit une volonté politique de délester l’État de ses missions scolaires qui ne pourra qu’inciter à une marchandisation accélérée des offres éducatives, conforme à l’objectif libéral de » formation tout au long de la vie » qui fait désormais florès en Europe. Il compromettra les tâches de transmission culturelle et de formation du citoyen qui définissaient jusqu’ici la finalité essentielle de l’école et aggravera corrélativement la ségrégation scolaire et sociale des élèves et des familles.
3. On est au plus loin d’un approfondissement de la démocratie au niveau lo-cal, d’un respect du principe d’égalité, d’une amélioration du fonctionnement des services publics, qui ne sont que des objectifs de façade. En réalité, cette décentralisation autorisera une déréglementation progressive des services publics et entraînera une détérioration des droits des usagers ainsi qu’une précarisation des statuts des personnels (recours croissant à la sous-traitance et aux vacataires)
4. Avec la décentralisation des services publics, on glisse donc de l’autorité » monarchique » et quasi-transcendante de l’État centralisé au règne de » féodalités » inégales et concurrentes dont il reste à démontrer la capacité à répondre démocratiquement aux attentes des populations et à satisfaire les exigences de justice sociale qu’elles prétendent hypocritement incarner … À observer le laminage brutal et systématique des budgets sociaux auquel s’emploie le gouvernement Raffarin depuis quelques mois, il est permis d’en douter !
Il faut arrêter ce jeu de massacre et s’opposer frontalement à ce processus qui fait le lit de la Contre-Réforme libérale en cours et qui consacre une fois de plus le droit des » investisseurs » à disposer cyniquement des peuples, des cultures et des institutions, à des fins de profit et de domination.
Philippe Encrenaz